Contraint par son fauteuil, un lent tour sur lui-même ne lui permit que de découvrir une pièce close, vide. Ne restait qu’Ezechyel. Les autres avaient simplement disparu – ou plutôt, ils ne les avaient pas suivis jusqu’ici. Le rythme cardiaque de l’Ange s’accéléra ; il chercha une réponse dans le regard du blond mais n’y perçut que le reflet de ses questionnements et de ses craintes. S’agissait-il d’un tour d’Ârès ? D’une épreuve de la Porte ? Où étaient les autres ? Et eux, où se trouvaient-ils ?
Un scintillement diffus attira son attention vers la droite. Un lit apparut, puis un deuxième, bientôt séparés par une table de nuit faite de planches de bois assemblées avec régularité. Une armoire se dressa contre l’un des murs, et deux fenêtres furent percées pour jeter sur le sol les éclats d’argent de la lune. Priam reconnut immédiatement l’endroit. Sa respiration se bloqua et ses doigts se cramponnèrent aux accoudoirs de son fauteuil. Quelques secondes de silence suivirent, puis ses dents se dessoudèrent : « C’est notre chambre. » Aux aguets, il scrutait la pièce. « À Freyja et moi, chez nos parents. » Pourquoi ? Comment ? L’Ange inspira profondément. « Ça doit être… » Il s’interrompit. Ce n’était pas nécessairement la Porte. Les autres avaient dit qu’Ârès pouvait voyager dans le temps. Mais était-il capable de créer une telle illusion ? Le brun fit rouler son fauteuil jusqu’à la porte. Elle était verrouillée. Il ne força pas et se dirigea vers le centre de la pièce.
Un air de piano, doux et léger, tinta entre les murs. Il mit un peu de temps à le reconnaître. Quand Freyja avait commencé à s’intéresser à la musique, elle l’avait entraîné dans des boutiques d’instruments et des concerts, débordante d’enthousiasme et d’envie d’apprendre. Quelques temps plus tôt, Kaahl lui avait offert un violoncelle. Ça avait déclenché quelque chose, en elle. Cet air de piano, ils l’avaient entendu tous les deux dans l’atelier d’un pianiste après qu’il eut réparé les cordes et les touches d’un clavier que le temps avait abîmé. Il s’était ancré dans leurs têtes et ils l’avaient fredonné durant des semaines. Elle l’avait rejoué plusieurs fois au violoncelle. Il tourna brièvement la tête vers Ezechyel. Connaissait-il cette mélodie, lui aussi ?
Sur son lit, un carré de papier apparut. L’Ailé tendit le bras pour s’en emparer et le lut : « C’est entre les murmures de la nuit et au creux des bras d’autrui que le cœur se délie. » Il le considéra, silencieux, avant de pivoter vers le blond. « Qu’est-ce qu’on fait ici, à ton avis ? C’est une sorte d’énigme, peut-être ? » Il baissa les yeux sur le parchemin. « Et la musique… »
Message I – 455 mots
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Quand je vois une bêtise plus grosse que moi et que je décide de la faire.
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Merci Kaahlinou
Jun Taiji ✞ Æther de la Mort ✞ ◈ Parchemins usagés : 5278 ◈ YinYanisé(e) le : 02/02/2012
Ezechyel resta silencieux. Il regarda Priam mais fut bien incapable de répondre à ses questions silencieuses. Il savait que cette porte se rapportait aux souvenirs mais se rendait compte que cet élément était bien maigre. « Hum… » émit-il, plongé dans une réflexion sur la nature du problème qui se posait à eux. Ils avaient probablement été séparés des autres durant la nuit. Il ne se rappelait d’ailleurs pas les événements qui avaient précédé l’apparition de cet endroit. Il se souvenait des mouvements dans la tente, de plusieurs aller et retour, mais pas des derniers instants. Priam et lui étaient-ils en train de rêver ou la Porte leur donnait-elle cette impression de flou consciemment ? Il était convaincu qu’il ne s’agissait pas d’Ârès. La magie était différente de celle des Bannis du Temps.
Le décor se dessina sans pour autant lui donner plus d’indices jusqu’à ce que le Fils de Réprouvés ne parlât. Le Rehla observa l’environnement et s’approcha de la fenêtre. La lune était présente. Il faisait donc toujours nuit ; à moins qu’ils n’eussent changé d’endroit et que la nuit et le jour ne fussent plus des indicateurs pertinents ? Quand la musique retentit il se déplaça encore, à la recherche de sa source. Il nota que le son était exactement le même, qu’importât sa position, et finit sa course sur l’un des lits. Il s’y assit. « Je pense qu’il s’agit d’une épreuve. » lâcha-t-il. « Une épreuve de la Porte. » Il se laissa tomber en arrière et regarda le plafond. « C’est entre les murmures de la nuit et au creux des bras d’autrui que le cœur se délie… » Il tourna la tête vers la fenêtre. « On est enfermés ici et il fait nuit. Le premier morceau me semble respecté jusqu’ici. » Il passa une main dans ses cheveux puis tambourina sur son ventre doucement. « … et au creux des bras d’autrui que le cœur se délie. » Un rire sortit de ses lèvres et il se redressa. Il fut légèrement étourdi par son mouvement soudain mais il s’approcha tout de même de Priam malgré les points noirs qui flottaient dans son champ de vision. Ceux-ci ne tardèrent pas à disparaître. « Je pense qu’on doit s’enlacer. » Il espérait que ce serait tout car il n’avait pas l’intention de se trouver plus que nécessaire dans le creux des bras de l’Ange. Surtout, il avait bien conscience que l’idée de s’embrasser ne résoudrait pas tout. Il y avait cette chambre, cette musique et la dernière partie de l’énigme.
Les yeux d’or de l’Ange ne cessaient de se perdre sur le décor. Il observait les veinures du plancher, l’irrégularité des poutres du plafond et des huisseries, la teinte chaude des murs que la nuit noyait de nuances argentées, les draps mal ajustés sur les matelas, comme si on avait voulu faire les lits avec empressement – c’était toujours le cas. Freyja et lui se levaient avec précipitation. Le premier réveillé sautait toujours sur l’autre pour l’arracher au sommeil à grands renforts de chatouilles ou de coups d’oreillers, puis ils continuaient la bataille en riant et en s’habillant. Ils secouaient leurs couettes à la va-vite, à moitié dévêtus. Il n’était pas rare qu’ils arrivassent dans la cuisine avec les coutures sur le dessus du vêtement, le pantalon mal noué ou avec une chaussette en moins. Parfois, leurs parents en riaient ; d’autres fois, ils les réprimandaient. Chez les Réprouvés, il n’y avait pas de régularité ; et ils avaient appris à composer avec, lui en se murant dans le silence quand l’orage grondait, elle en faisant éclater des tonnerres d’émotions. À cet instant précis, il eut l’impression que les choses n’avaient pas beaucoup changé. Il soupira et regarda Ezechyel, étendu sur le lit de sa sœur. La veille au soir, elle ne lui avait pas beaucoup parlé de lui. Il n’avait pas insisté. Il l’avait écoutée, et il avait essayé de la rassurer et de la consoler. Il l’avait sentie triste et en colère – elle l’était sans doute encore.
« Oui. » Il s’approcha des deux lits et passa une main sur la couverture du sien. Il se demanda si la même serait étendue dessus, lorsqu’il y retournerait. Il avait promis à sa cadette de rejoindre leur famille, comme il avait promis à Kaahl d’être toujours là pour elle. Ses promesses l’entravaient et le guidaient. Le rire du blond l’arracha à son sentiment presque contemplatif. Il tourna la tête vers lui. « S’enlacer ? » Il regarda à nouveau le papier. En vérité, ça n’aurait pas pu être plus clair. Il eut envie de s’esclaffer à son tour, mais seul un rictus étira le bord droit de ses lèvres. « C’est ça, qu’ils appellent une épreuve ? On s’enlace, on se fait une confidence et on peut sortir d’ici ? » Cette fois, un rire s’échappa de son nez. C’était ridicule ; et en même temps, ça n’avait rien d’évident. Ezechyel demeurait un inconnu. Tout ce qu’il savait de lui, il l’avait appris par la mémoire de son peuple ou les livres d’histoire qu’il avait lus chez les Anges. Tous ces événements n’avaient pas encore eu lieu pour celui qui n’était pas encore le père de Kaahl. De son point de vue, tout ce qui les rattachait, c’était probablement cette quête, et Freyja. Il n’était pas encore Jun Taiji, celui qui incendierait Lumnaar’Yuvon. Cette considération lui parut soudain aussi stupide que sa détestation pour son fils. Comme si tout cela appartenait à un monde dépourvu de logique, à une réalité entachée d’un passé qui ne trouvait pas de sens dans le présent. Ses mâchoires se contractèrent. Il exécra ce ressenti et dut recourir à une pointe de magie pour chasser cette sensation.
Finalement, il se leva de son fauteuil et franchit la distance qui le séparait d’Ezechyel – la distance physique et l’émotionnelle aussi, celle que des années chez les Réprouvés avaient creusée et profondément ancrée. Ses bras l’entourèrent et son torse rejoignit le sien. « Allez, fais-moi une confidence. De préférence, pas quelque chose de scabreux au sujet de ma sœur. » fit-il avec une pointe d’humour pour détendre l’atmosphère et surtout lui-même. Il se raccrocha à la musique. Il pensa à Aliénor. Il aurait fait n’importe quoi pour la sauver, de toute façon.
Message II – 623 mots
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Quand je vois une bêtise plus grosse que moi et que je décide de la faire.
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Merci Kaahlinou
Jun Taiji ✞ Æther de la Mort ✞ ◈ Parchemins usagés : 5278 ◈ YinYanisé(e) le : 02/02/2012
Ezechyel haussa doucement les épaules. En y réfléchissant, s’enlacer ne devait pas être facile pour tout le monde ; de même que se prêter au jeu de la confidence. Si la Porte exigeait cette dernière, elle devait certainement être spéciale. Il s’agissait probablement d’une information importante pour la personne qui la révélait. Il ne bougea pas et attendit que Priam vînt. Il n’était pas habitué au contact physique. Son père ne l’enlaçait jamais, pas plus que sa mère. Il arrivait parfois que Saraquiel l’attrapât par derrière afin de le chatouiller ou de le soulever de terre pour le plaquer sauvagement sur un matelas mais ces gestes n’avaient rien de tendre. Edelwyn n’était pas tactile et sa deuxième sœur était distante ; très distante. Elle posait sur lui les yeux de la détestation et lui parlait le moins possible. Il ignorait pourquoi. Un jour, il saurait. En attendant, il entoura l’Ange de ses bras. Il se sentit affreusement gêné, bien plus que lorsqu’il avait commencé à ressentir de l’attirance pour Freyja. Il n’en éprouvait aucune pour Priam mais la sensation était étrange. D’un coup, l’homme était entré dans son espace intime, un espace qu’il avait partagé avec très peu d’individus. Il inspira, pressé de mettre un terme à l’expérience. Pour ça, il devait trouver une confidence, un secret sur lui, quelque chose qu’il portait et qui le tourmentait ou le caractérisait. Que pouvait-il lui avouer ? Il rit à la plaisanterie. « Je vais garder ce qui concerne ta sœur pour moi si ça ne te dérange pas. » répondit-il, un sourire sur les lèvres. « J’ai déjà assez de problèmes avec Kaahl. » Il ignorait d’ailleurs comment est-ce qu’il l’avait su. Des espions ? Sa magie ? Le Miroir ? Si cet homme faisait suivre Freyja, il préférerait la savoir loin de lui. Néanmoins, il n’avait pas son mot à dire. Il avait bien compris, dans son baiser, qu’elle choisirait toujours le Sorcier. Il soupira et pensa à Edelwyn. Il se détestait pour ça, lorsqu’il se recroquevillait sur elle en sachant que jamais elle ne pourrait se débarrasser de lui. Elle était une base, une fondation. Qu’importassent leurs tentatives pour se séparer, la chose serait toujours impossible. Fatalement, ils étaient liés. « C’est assez déroutant pour quelqu’un d’extérieur à notre famille. Ça l’est aussi pour moi, en réalité. » commença-t-il. « Edelwyn et moi, il nous faudra faire un enfant ensemble un jour. Ce ne sera probablement plus ma sœur physiquement à ce moment-là et elle m’aura peut-être oublié aussi. Mais moi je saurai. Ça m’effraie. » Il laissa un soupir s’échapper de son nez. Ses lèvres souriaient mais il s’agissait surtout d’un leurre. « À toi. » dit-il, en voyant qu’il ne se passait strictement rien dans la pièce.
À Lumnaar’Yuvon, le toucher revêtait une importance capitale. Les Réprouvés échangeaient presque davantage par le contact que par les mots, comme si le corps avait le pouvoir de dépasser les barrières que s’imposaient l’esprit. Qu’il fût doux ou brutal, il rythmait leurs vies. Priam avait grandi avec cette habitude ; et si chez les siens, il était de ceux que l’on trouvait plutôt réservés, peu tactiles, en dehors, il passait pour une personne à l’aise avec le toucher – peut-être trop, parfois. Prendre quelqu’un dans ses bras lui était relativement naturel ; du moins n’en éprouvait-il pas de gêne particulière, même s’il s’agissait d’un inconnu, même si c’était le futur Empereur Noir. Tenir Ezechyel contre lui ne l’embarrassait pas. Ça aurait pu le dégoûter, tout au plus. L’énerver. Mais il était déterminé à faire de son mieux pour sauver Aliénor. Il ne voulait pas nourrir des remords, pas encore. « Non, au contraire. » Les confidences de Kaahl avaient été suffisantes, celles de sa sœur aussi. Elle lui avait beaucoup parlé du bébé, du gouffre que le Sorcier avait ouvert en elle et qui l’avait poussée à lui annoncer cette mort, de son absence de réaction et de son envie de tout arrêter. Il avait essayé de lui dire qu’il ne s’agissait pas de désintérêt ou d’indifférence, que le Mage avait du mal à composer avec ce qu’il ressentait, qu’il avait besoin de temps, qu’il était triste et qu’il l’aimait sincèrement, mais elle s’était contentée de secouer la tête et de reculer, incapable d’articuler le moindre mot. Il n’avait pas insisté. Kaahl avait prononcé des paroles qui l’avaient écorchée vive. Il ne pouvait pas réparer ça. Ce n’était pas à lui de le faire.
Tandis que ses iris scrutaient le mur derrière le blond, il écouta sa confidence avec attention. Ses sourcils se froncèrent. Sa révélation apportait trop de questions. Pourquoi devait-il se reproduire avec sa sœur ? Comment le savait-il ? L’ignorait-elle ? Quel enfant devait naître de cette union ? « Si c’est Kaahl, ça explique beaucoup de choses… » répondit-il avec humour, pirouette pour éviter de trop avoir à s’interroger, pour ne pas regarder Ezechyel avec des yeux ronds et se dire que cette famille ne comportait que des fous – et que cette histoire d’inceste n’y était probablement pas étrangère. Il se reconcentra. Il savait déjà ce qu’il allait confesser. Toute vie comportait sa part de remords et de regrets ; ils venaient aisément à la pensée mais les formuler posait plus de difficulté. Son regard se baissa et il s’humecta les lèvres. « J’ai déjà perdu une femme et un enfant. » Il marqua une pause, brève. « Je ne l’aimais pas comme j’aime Aliénor, mais c’était une très proche amie qui apparemment était enceinte de moi. Elle a atterri chez les Sorciers, et je n’ai pas assez fait pour la sauver. Je n’ai rien fait, en fait, à part m’insurger. » Il ne pouvait se défaire de l’idée de leur mort. Elle planait au-dessus de lui comme une certitude. « C’est aussi pour ça que perdre Aliénor me serait insupportable. Je ne veux pas que ça recommence. » Il pinça les lèvres et posa son menton sur l’épaule d’Ezechyel, ses iris noisette cloués au mur. Peu à peu, celui-ci s’effrita, jusqu’à disparaître totalement.
Message III – 547 mots
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Quand je vois une bêtise plus grosse que moi et que je décide de la faire.
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Merci Kaahlinou
Jun Taiji ✞ Æther de la Mort ✞ ◈ Parchemins usagés : 5278 ◈ YinYanisé(e) le : 02/02/2012
Ezechyel rit discrètement au commentaire de Priam. « Je n’espère pas… » Il avala son rire pour ne laisse paraître qu’un sourire. « En fait, je ne crois pas. Il ne nous ressemble pas. » Mais peut-être qu’Edelwyn prendrait un autre visage. Peut-être deviendrait-elle brune dans une vie prochaine. Il n’en savait rien. Une intuition lui disait pourtant que s’il était réellement le père de Kaahl, ce dernier n’était pas le fils de sa jumelle.
Le Rehla redevint parfaitement sérieux lorsque ce fut au tour de Priam de se confesser. Il baissa également les yeux, en l’imitant sans le savoir. Néanmoins, lorsqu’il parla des Sorciers et de son impuissance, il releva le regard. Le blond détailla le mur devant lui, à la recherche d’il ne savait quoi. Il se sentit désolé pour l’Ange. Les Mages Noirs rempliraient les livres d’Histoire d’une encre aussi sombre que leurs actes. Il le savait. Il ne savait juste pas à quel point. Il ignorait également qu’il aurait un rôle à jouer dans leur chaos et que, de ce rôle, naîtrait le faux Paiberym. Le cycle ne s’arrêterait plus. De Kaahl naîtrait Érasme, d’Érasme naîtrait un autre enfant et ainsi de suite, jusqu’à la mort de l’un de ses descendants avant la visite de l’Oracle du Chaos. Seule la Mort pouvait stopper les Dynasties du Chaos. « Je suis sincèrement désolé pour tes pertes. » murmura-t-il. Il avait resserré sa prise sans s’en rendre compte. « Est-ce que c’est lui qui l’a tuée ? Kaahl ? » Il avait besoin de savoir, bien qu’il ne pût rien y changer. Petit à petit, il apprenait à connaître cet Autre. Ce qu’il découvrait ne lui plaisait pas mais il n’arrivait pas à lui en vouloir. Freyja semblait l’aimer. Edelwyn, elle, l’admirait. Lui était simplement impuissant. Le Destin œuvrait et il n’avait pas son mot à dire.
Le mur qu’il regardait commença à s’effriter. Le décor changea au profit d’un autre espace, clos. Il était avec son père, aussi blond que lui. Luci posait sur son fils un regard concentré et encourageant. « C’est… » C’était un souvenir ancien pour lui ; un souvenir d’enfance. Il n’y avait plus pensé depuis longtemps. Les éléments y étaient flous et il avait oublié le début, traumatisé par ce qu’il avait vu en Enfer. Quelques minutes plus tard, des champs d’or apparurent. Il s’agissait de Lumnaar’Yuvon, lorsque Freyja n’était encore qu’une enfant. Il ne l’avait pas remarquée jadis mais, dans le paysage vu du dessus, elle apparaissait clairement à la sortie du champ. « Ce jour-là, j’ai échangé de corps avec lui… » souffla Ezechyel, à côté de Priam, avant que Cyrius n’apparût dans leur champ de vision. « Je me suis retrouvé en Enfer. Et après… je ne sais pas. Mon père m’a récupéré mais je n’en ai aucun souvenir… Kaahl a dû rencontrer Freyja et puis… et puis on a forcément permuté à un moment pour que je puisse rentrer chez moi dans mon corps. »
Les iris rivés sur le mur qui se délitait peu à peu, ses fragments de poussière s’évanouissant dans le ciel nocturne, Priam haussa les épaules. « Je ne sais pas. D’une certaine manière, j’imagine qu’on peut dire que oui. » Il s’interrompit, le regard grave et le cœur partagé. Le Lien que le rêve avait acté pesait sur tout son être. Il regretta de lui avoir lâché la bride, de l’avoir autorisé à s’exprimer ; car désormais, il prenait le pas sur la colère, il la traitait d’injustice et il l’écrasait sous la masse d’une incompréhensible tristesse. « Il était Empereur Noir, quand c’est arrivé. Elle était sa prisonnière. » Il repensa au bal de Lagherta, où il avait demandé à Freyja d’intercéder en faveur de Za auprès du Roi, durant leur danse. À la lumière de ce qu’il savait aujourd’hui, cette requête lui paraissait dérisoire, presque ridicule. Elle avait dû essayer bien avant qu’il ne le lui demandât, et si rien ne s’était passé, c’était parce que rien ne l’aurait justifié. Il avait appris cela de son songe commun avec Kaahl, de toutes ses leçons de diplomatie et de négociations avec Nalim, de son enfance près des Réprouvés et de la terre, de son expérience de la guerre ou encore de son observation du monde – et pourtant il lui avait fallu tant de temps pour le réaliser, l’accepter et se sentir prêt à agir. Rien n’était dû, surtout pas en politique et même quand cela concernait des vies humaines – peut-être davantage encore quand elles entraient dans l’équation. Ce que l’on désirait, il fallait travailler pour l’avoir et s’en emparer avant qu’un autre n’y parvînt. « Mais les responsables, ce sont aussi ceux qui n’ont rien fait pour empêcher que ça arrive. » Les paupières closes, il soupira, et la mélancolie emporta son souffle.
Quand il rouvrit les yeux, un grand homme blond appuyait son regard confiant sur un petit garçon. Priam observa, silencieux. À l’ébauche de phrase d’Ezechyel, il comprit qu’ils avaient quitté son univers pour entrer dans le sien. Puis, les deux se rejoignirent dans une osmose dorée ; celle de ses cheveux sur les blés de Bouton d’Or. Vu du dessus, il semblait se fondre parmi les épis. Une autre silhouette, à la tête plus sombre, paraissait patienter en bordure du champ, assise en tailleur. Même depuis cette position, l’Ange reconnut sa sœur. La voir si jeune le troubla ; il ressentit un élan d’amour et de compassion pour cette enfant qui n’en était qu’aux balbutiements de son existence. Elle lança un bâton, se leva, parut entendre un bruit et hésita, avant de s’enfoncer entre les hautes tiges et de découvrir le garçon. « Il m’a dit que la première fois qu’il l’avait vue, elle était enfant, oui. » Mais ça n’était pas ce moment-là. Il l’avait vue plusieurs fois ; elle ne semblait pas s’en rappeler. Ils avaient existé pour elle bien avant qu’elle ne les rencontrât. Il inspira, les lèvres plissées. « Tu n’es pas seulement son père, pas vrai ? » Il regarda Ezechyel, puis la scène qui se jouait sous leurs pieds. Les choses se révélaient bien différentes de ce qu’il avait cru qu’elles étaient. Il voyait avec simplicité ce qui ne pouvait être compris que dans la complexité. Il en avait conscience, désormais. Il aperçut la silhouette de Cyrius, puis le souvenir se délita, comme le mur, comme le reste.
Fin
Message IV – 568 mots
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Quand je vois une bêtise plus grosse que moi et que je décide de la faire.
Contraint par son fauteuil, un lent tour sur lui-même ne lui permit que de découvrir une pièce close, vide. Ne restait qu’Ezechyel. Les autres avaient simplement disparu – ou plutôt, ils ne les avaient pas suivis jusqu’ici. Le rythme cardiaque de l’Ange s’accéléra ; il chercha une réponse dans le regard du blond mais n’y perçut que le reflet de ses questionnements et de ses craintes. S’agissait-il d’un tour d’Ârès ? D’une épreuve de la Porte ? Où étaient les autres ? Et eux, où se trouvaient-ils ?
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Ezechyel resta silencieux. Il regarda Priam mais fut bien incapable de répondre à ses questions silencieuses. Il savait que cette porte se rapportait aux souvenirs mais se rendait compte que cet élément était bien maigre. « Hum… » émit-il, plongé dans une réflexion sur la nature du problème qui se posait à eux. Ils avaient probablement été séparés des autres durant la nuit. Il ne se rappelait d’ailleurs pas les événements qui avaient précédé l’apparition de cet endroit. Il se souvenait des mouvements dans la tente, de plusieurs aller et retour, mais pas des derniers instants. Priam et lui étaient-ils en train de rêver ou la Porte leur donnait-elle cette impression de flou consciemment ? Il était convaincu qu’il ne s’agissait pas d’Ârès. La magie était différente de celle des Bannis du Temps. 