La missive cachetée du sceau d'Orhmior était arrivée ce matin. Cela ne devait relever que de la superstition, mais l'eau claire des bains s'était troublée depuis. L'Œil scruta son reflet en attendant que son homologue le rejoignit enfin. Une nouvelle ère approchait, certes. Ainsi soit-il. Il avait voué son temps au bien-être des Kehaä et à leur croissance. Il les trouvait et les amenait dans le berceau que Zénithaär et Kimahri leur réservaient. Pour la plupart d'entre eux, il pouvait être considéré comme une figure paternelle, pour d'autres plus fraternelles, et certains plus récalcitrants – souvent les plus novices d'entre eux – cherchaient à dépasser les limites de son pouvoir. Malheureusement pour ces rares effrontés, personne n'était parvenu à mettre à mal sa patience. Des membres de l'Œil, il faisait parti des plus proches de leurs moineaux, comme il s'amusait à les taquiner. De ces pinsons, il en faisait des aigles capables de traverser les nuages de leur Monde, aussi bien psychiquement que physiquement parlant. Dès lors, lorsqu'il était question d'user de leur héritage en dehors de leurs domaines de prédilection… L'instructeur se renfermait sur lui-même. Il soupira en pliant à nouveau la lettre entre ses doigts crochus, son autre main accolée contre sa tête pendante. Étant donné le caractère intime de cette missive, la Royauté ne risquerait pas d'apprécier le caractère indépendantiste du Temple. Toutefois, l'urgence de la situation évoquée dans ces lignes donnait une chance aux communément appelés – à tort ou à raison – Soldats de Delta de prouver leurs valeurs au nom de leur peuple, les Orishas. Tout leur potentiel résidait en cette connexion avec l'Invisible qui donnait du fil à retordre à la Nith-Haiah détachée sur Orhmior. Sur un territoire aussi lointain, l'expérience ne pouvait que se poursuivre, même s'il fallait emprunter une route plus radicale et sanglante. Sa vision quant aux maux de ce Capitaine Angélique était toute trouvée, hélas il demeurait un hic…

" Heiyuke. (Salutations.) "

Aussitôt apparu, l'Œil se retrouva avec la fameuse demande entre ses mains. Il la parcourut d'une traite avant d'arborer une mine plus sombre. C'était son sujet d'études, même si d'autres dignitaires s'y étaient raccrochés. Après tout, les observations en vigueur représentaient un intérêt croissant. Il avait mobilisé de très bons éléments pour couvrir toutes les inquiétudes des officiers et des angles susceptibles d'apporter des réponses à leurs questions. Étant donné la froideur de son compagnon, il se doutait très bien de son avis sur la question.

" Nous voilà donc rendus au point critique… "

L'Œil favori des Kehaä offrit une coupe de remontant à son camarade. Ils en auront bien besoin pour les jours à venir.

" Je ne te laisserai pas braver cette tempête seul, mon ami, toutefois nous devons agir sur-le-champ. Au diable les pédants terrés à l'Eorishaze. "

Ceux qui ne passaient pas suffisamment de temps auprès de leurs élèves ne récoltaient que le dédain de sa part, c'en était devenu quasiment comique. Cependant, l'heure n'était, effectivement, pas à la plaisanterie.

" Ofykä est sur place mais l'évolution des événements doit la dépasser. Nous aurions dû envoyer des renforts depuis longtemps… "

" Je m'y suis fortement opposé et je maintiens ma position. "

L'Œil en lâcherait presque sa coupe.

" Comment ? Tu refuserais de dépêcher des Kehaä sur place ? "

" Absolument pas, je te répète simplement mon avis sur la question : nous n'aurions pas dû étaler cette étude plus que de raison, d'où ma prudence passée. Il est grand temps d'y mettre un terme. Viens méditer avec moi. "

C'était drastique mais justifié. Le dernier venu prit donc place à ses côtés auprès de l'eau, partiellement aveuglé par les quelques rayons perçants à travers les embrasures du Temple.

" Étant donné l'ampleur de cette mission, nous n'avons pas assez de Kehaä disponibles pour répondre favorablement à cette demande. Et les renforts que nous aurions sont trop inexpérimentés pour affronter une telle créature… "

Ils étaient d'accord sur ce fait : il était hors de question d'offrir des renforts inutiles ou pires aux Anges simplement par acquis de conscience. Il fallait piocher bien au-delà de leurs actuelles ressources. Il fallait trouver la solution au cas de Yuërell.

" Hmm, ils ne suffiront sans doute pas, mais… Il s'éternisa davantage sur cette possibilité. Nous avons encore une recrue sous la manche. Elle n'est pas passée inaperçue lors de sa dernière et seule visite en nos murs. "

On lui prêtait de telles pulsions qu'il avait presque cru à l'époque qu'un scandale finirait par exploser au sein du Temple rien qu'en la laissant fouler le hall.

" À qui penses-tu ? "

" À une Kehaä de Ciel-Ouvert."

~~~
Latone n'aurait jamais pensé que sa journée deviendrait aussi compliquée en un instant. Et pourtant, elle avait encore du pain sur la planche depuis que l'Aulos leur était enfin accessible. Dès l'ouverture de la Porte, leurs meilleurs défenseurs s'étaient attelés à renforcer leur ligne de front pour contrer l'éventuel assaut de parasites ou pire : du Bleu Roi. Un sursis leur semblait encore accordé mais la Kirzor – elle seule – savait que cette accalmie ne durera pas. Les Marcheurs s'agitaient alors pour préparer l'ultime charge sur le dernier pan de Linos qui ne leur appartenait pas. Des jours voire des mois seront nécessaires pour garantir la réussite de cette Marche, une longue préparation dont Latone redoutait les imprévus, comme cette fameuse visite.

Elle avait bien entendu leur speech, de long en large, sur cette sordide histoire se déroulant à Orhmior. Elle en avait eu quelques échos, par ailleurs. D'abord méprisante, la Hurabis finit par saisir le papelard qu'on lui tendait pour le parcourir. Ces guignols avaient beau être des Orishas, ils paraissaient un chouïa trop fier pour faire les malins sous sa garde. Quoi qu'il en fût, plus vite elle saura la raison de leur entrevue surprise, plus vite ils pourront dégager. Elle s'enfonça sur son trône le temps que le blondinet reprit ses distances avec elle avant de décortiquer ces écrits. Un fait notable la prit d'emblée au dépourvu : c'était en Arshalà. La Marcheuse avait suffisamment glané de connaissances pour traduire la missive, mais cela requérait davantage d'efforts de sa part… Ce qui finit par la gonfler rendue au quart du parchemin. Elle s'accouda au siège et darda à nouveau le leader de cette bande de Megido.

" Hmmgrr… On préfère les paroles aux courriers ici. C'est quoi, cette conscription ? " Elle agita l'ordre comme s'il s'agissait d'un vulgaire torchon.

" L'ordre de conscription de Leëcha touche les Kehaä recensés au sein du Temple. Qu'ils soient affiliés aux Orishas ou non, ils ont pour obligation de remplir la mission attitrée. Il releva le menton. En clair, en tant que Kehaä reconnue, tu dois m'accompagner sur le terrain. Maintenant. "

Un bref moment ahuri, la Rouge finit par éclater de rire, de vive voix hilare, si forte que l'ensemble de la Vigilante due l'entendre. Cela faisait bien longtemps qu'on ne l'avait pas désarçonnée avec un tel niveau de plaisanterie et d'originalité. Il lui fallut même s'essuyer les yeux.

" Hahaha… C'est… si soudain ! "

L'Orisha – qui était bien évidemment un Kehaä comme elle – afficha une mimique toute aussi défiante que la sienne. En un coup d'œil, l'un et l'autre savaient qu'ils étaient trop prétentieux pour laisser l'ascendant lui échapper. Latone se trouvait peut-être sur son propre territoire, d'autant plus sur le parquet de son chez soi, néanmoins le dénommé Yaro Mintäh lui réservait quelques tours dont il se fera un plaisir d'user à tort et à travers en sa compagnie. À commencer par celui-ci, qui sembla étonnée la Bleue étrangement Rouge, tout à coup.

" Je n'en attendais pas moins de la furieuse Latone. Faisait-il allusion à l'hilarité de cette dernière ou de ce qu'il venait de tenter sous son propre toit ? Il applaudit brièvement, laissant les Orishas de la délégation sous la déception de son comportement. C'est une obligation, mais les Yeux m'ayant chargé de te recruter sont parfaitement lucides quant à ta position. Il tendit les bras, haussant les épaules. Latone resserra ses mains sur ses accoudoirs, moins joyeuse. Ce n'est alors qu'une proposition. Ils pensent que je serai impuissant face à cette créature. Ce qui pourrait être le cas, je ne le saurai qu'en franchissant la faille de l'Invisible. Mais bon… Il esquissa quelques pas de plus en sa direction, les quelques témoins de la scène sentirent enfin cette étrange force qui agissait entre eux, sans pouvoir la discerner correctement. Latone grinçait maintenant des dents. Je me suis dit que je tenterai quand même de te rallier à nous. La chasse ne t'intéresse pas ? Tu n'as pas hâte de retourner dans le Monde Invisible ? Ce serait dommage de manquer cette occasion de t'acquitter de ces dettes envers nous : on te reçoit au Temple pour tes Sereëkim amochés, on fait en sorte qu'Amestris ne se rende pas compte de tes traces… Que des ressources considérables que tu nous devrais, si tu acceptais ta place en tant qu'Orisha ! "

Pour cette ultime attaque, il déploya tous ses Bras Invisibles pour la renverser. A son grand étonnement, la Marcheuse réussit à les repousser, néanmoins elle parût bien plus épuisée que pour ses premiers assauts. Il rit bref, sans doute assez écœuré qu'elle fît preuve d'une remarquable résistance.

" Yaro… "

" J'arrête. Promit-il en levant ses mains en guise de bonne foi et en ramenant ses Sereëkim à lui. Tu manques de précision. Je me demande vraiment comment tu as pu survivre à l'Invisible. "

Même si le Kehaä échoua à l'atteindre physiquement, ce satané Mintäh effritait sa fierté. Et cela, il était hors de question d'en rester là.

" Je vais te le montrer dans ce cas. Elle se leva d'un bond, aussi démente que lui. Mais à une seule condition : je veux embarquer quelques Chasseurs avec nous. "

~~~
Je ne veux pas le croire. Depuis ce jour, l'Orine s'était renfermée comme si elle échappât aux remontrances de sa mère vis-à-vis de son Art impie. C'était une cage qu'elle érigeait malgré elle, une cellule qui autrefois fût sa chambre gorgée de secrets. Elle retournait aux tests, mais ils étaient amplement nécessaires. Elle ignorait où et vers qui se tourner s'il était question des limites de son apprentissage. Les aînées refuseront de répondre à ses interrogations, elle n'avait pas non plus spécialement hâte de se rendre à Orikareni. Elle peinait à soutenir le regard de Ren lorsque sa langue la brûlait. Alors, elle se tue et retournait entre ses démons. Je ne veux pas le croire. En retournant aux fondamentaux du Shibari, la Nawashi chercha à reproduire la solidité de ses propres nœuds. Sans sommation, elle leur fit subir tous les sévices possibles et imaginables, sur elle ou contre le fil d'une lame pour prouver leur force… La brune endura le scénario sur tous les angles, à chaque seconde près afin de faire concorder les hypothèses entre sa propre vérification et le CLAC. Rien ne collait de son point de vue. Consciente que son scepticisme la rongeait au sein de cette spirale infernale, Wakiya débarqua du portail lié à Orhmior. Aidez-moi à vous croire, Isiode-san.

1938 mots ~

Musique

Par défiance ou pure réflexe organique, Latone croisa les bras à sa propre mention. Il était un fait : elle n’était pas présente en sa qualité de Hurabis de la Marche Terne, et avouer s’être faite conscrite "de force" par le Temple de Leëcha ne ferait qu’apporter un trop plein de joie à Yaro. Les deux Kehaä ne se côtoyaient que depuis quelques jours, et pourtant, ils demeuraient comme chien et chat à l’instar de très vieux rivaux. Ceci était prévisible et les Yeux mirent un certain temps à accepter qu’une telle coopération puisse être risquer pour le cas Yuërell. Hélas, Mintäh s’avérait être leur meilleur chasseur de l’Invisible et Kirzor possédait une remarquable facilité à fouler ce Monde. Quelques autres de ces fameux moineaux les accompagnaient bien évidemment, afin de renforcer leur expérience avec ce qui représentera, un jour, leur quotidien. Était-ce à cause du caractère restreint du principe de « conscription » qui poussa la Rouge à enjoindre les Chasseurs avec eux ? Probablement. Disons qu’ainsi exploitée, l’image de la Marcheuse en prendrait un coup face à ses plus proches collaborateurs. Malgré tout, la proposition émise alors à Yaro fut acceptée sans plus de ménagement. Le Temple de Leëcha ne devrait même pas être au courant de cette coopération tant le Kehaä n’en faisait qu’à sa tête. Au moins, cette occasion de renouer avec les Corvus lui fut accessible, la Hurabis reconnaissant dans le lot quelques visages l’ayant chaleureusement accueillie en ce monde ; la miraculée sortie de ses cendres, née encore sur le sable de Sorellis.

" Pour votre gouverne, je parlerai au nom du Temple. Tonna Yaro d’une voix suffisamment gorgée de confiance pour confirmer son statut de chef d’unité. Avec Ofykä qui suivait jusqu’à maintenant l’opération en votre compagnie, nous sommes quatre Kehaä ayant une expérience honorable avec le Monde Invisible. Les Yeux de Leëcha considèrent qu’une chasse en l’Invisible est vouée à l’échec si nous ne pouvons compléter les doigts d’une Main avec des excursionnistes. Il pivota succinctement en direction de la curiosité des regards. Comme ils ont été transparents avec vous, j’en ferai de même en vous présentant la Kehaä Kirzor comme notre "coup de pouce". Par sa nature, elle est affiliée au Temple et nous assistera. "

La Rouge raffermit son étreinte sur ses propres bras, il était on ne peut plus évident que cette position dégradait son égocentrisme et réprimer sa propre voix pour la laisser à autrui la dépassait. Toutefois, toute la vérité était déroulée sous leur nez et elle ne pouvait fichtrement rien faire contre. Elle soutint le regard de l’Imperio ; malgré son actuel rôle, il lui fallait bien rassurer tout ce beau monde en quête de la plus significative des aides.

" Je suis allée plusieurs fois dans le Monde Invisible. Considérez-moi comme une Kehaä et non en qualité de Marcheuse. " Ceci représentera sa dette envers le Temple pour lui avoir fait recouvrir ses Sereëkim et aider à comprendre sa nouvelle nature, par-delà son antique existence.

Tandis que Miles non loin d’eux justifiait à son tour la présence non négligeable des Corvus, Latone s’attarda quelques instants sur ces fameux autres Kehaä conscrits par les Yeux. Contrairement à elle, ces Orishas vouaient toute leur existence au profit de leur peuple. Elle avait appris à connaître bien plus Yaro Mintäh que les autres, mais elle savait que les fameux "excursionnistes" mentionnés par le blond comprenaient eux deux et deux autres Kehaä dans le lot, ainsi qu’Ofykä qui assistait jusqu’à lors le chef des opérations sur Orhmior. Deux soirs auparavant – encore à fouler les eux torsadées de la Mer Miroir – Yaro lui confia que tous les autres Orishas de leur unité furent conviés à la hâte par le Temple à cause de l’urgence de la situation. À croire que les Yeux ne voulaient pas perdre la face avec les Anges, mais le fait était là : sans des renforts suffisants, le Temple ne réussirait pas à répondre à la requête de la Nith-Haiah. Le cas singulier de Kirzor et son idée de rameuter les Corvus à la cause représentait une chance. Toutefois, comment Latone elle-même rivaliserait avec l’expérience de ces Kehaä ? Yaro avait beau la tenir en louanges pour s’être aventurée deux fois, seule, dans l’Invisible et en ressortir sans encombre, elle ne connaissait rien aux soi-disant créatures qui y rôdaient. D’où son appel au près de Koërta d’ailleurs, au moins se sentira-t-elle peu déconnectée de cette opération. Puis d’un autre côté, une certaine hâte s’était muée en elle à l’occasion de pouvoir repartir en chasse avec Miles. Comme dans le Voile Blanc, comme à Arcadia. Grisant !

Le sujet principal de cet attroupement fit tout autant parler de lui, à commencer par ses motivations et agissements. D’une oreille attentive, le témoignage d’Isiode expliqua les derniers actes de la créature. La mention de ses étranges pouvoirs psychiques ne passa, une nouvelle fois, aucunement inaperçu. Dans le lot, Latone se demandait vraiment comment vaincre un monstre capable de les attaquer aussi férocement rien que par un toucher spectral, à la fois immatériel et invisible. Cette capacité dépassait largement la portée de leurs Sereëkim. Du moins, c’était ce que son point de vue de novice en concluait. Étant donné l’air neutre des Orishas du Temple, impossible d’évaluer la gravité de la menace. Les pupilles ocres de la Marcheuse se focalisèrent sur l’Ange, à mesure que le morbide et l’inévitable ternissaient son récit, sur une note aussi désastreuse que frustrante. Rien que pour cette âpre conclusion, Latone œuvrera à la fin de cette malédiction. Sa motivation grandit d’autant plus lorsque le Capitaine expliqua ses propres séquelles hallucinatoires, cette tension grandissante au sein de son quotidien, ce danger omniprésent qui ne cessait de le menacer sans point le bout de son nez… jusqu’à cette nuit où – sa vigilance en berne à cause de la fatigue – il faillit s’étrangler de lui-même. Les cauchemars représentaient un domaine que la Rouge peinait à concevoir et maîtriser, mais elle pouvait comprendre, en se projetant sur le vécu de Lolaha, ô combien ces assauts avaient fini par convaincre le Yuërell de poser son véto.

" Llikyoo (Chef), auriez-vous une idée de la nature de cette créature ? Je vous ai transmis mes rapports avant votre arrivée, mais sans retour de votre part… " Ofykä semblait peu assurée parmi les Orishas de l'unité.

" Eh non. La moindre bestiole de là-bas est un cas unique. Il s’adresse directement à Isiode : Mais elles ont toute un point commun : elles meurent sous le fil des lames. "

Une basse moquerie fila parmi les Kehaä ; il lui semblait reconnaître le rire serpentin de Zayden. Latone avait bien fini par comprendre qu'au fond, Yaro était un peu comme elle : un chef dont on peinait à prendre ses excentricités au sérieux. Elle avait une certaine hâte à le voir réellement en action pour corroborer cet orgueil qui l'animait.

" De mon expérience, je peux vous certifier deux hypothèses quant à l’état actuel de votre créature. Soit elle est enragée, soit elle est apeurée. L’un comme l’autre, elle aurait attaqué Monsieur Reislëy par impulsivité. Cela n’a guère d’importance de trancher entre ces deux options, ce qui nous intéresse est le profit que nous apportera cette période où elle fait n’importe quoi. Si on la laisse faire, soit elle continuera de montrer les crocs, soit elle préparera une attaque d’autant plus sournoise. Nous n’avons pas de temps à perdre. " Déclara-t-il en tapotant avec légèreté l’épaule de Kirzor à ses côtés.

" Qu— Tu crois faire quoi, là ? " Il ignora purement et simplement son aversion, noyé par sa théâtralité.

" Les créatures de l’Invisible sont individualistes : elles s’observent en permanence, elles jaugent et elles couinent quand l’une des leurs se fait avoir. Puisque votre monstre s’évertue à vous fuir, faisons en sorte qu’elle nous confronte. Avec les Kehaä, nous allons lui montrer que nous pouvons aller la chercher jusqu’aux confins de l’Invisible. Attiser sa paranoïa en allant chasser quelques-uns de ses copains s’ils nous barrent la route, voire simplement se promener sur son territoire et repartir comme si de rien n’était. Avec un peu de chance, cela le poussera dans les mailles de nos chers Corvus sur le retour. Au pire, nous aurons une première idée des entours de son antre. Les moineaux de Leëcha détestent mon analogie, mais c’est une danse : tendez votre main et elle vous attrapera, tendez l’autre et vous menez la valse. "

" Ce n’est pas un jeu mais une chasse… Nelius réajusta ses bésicles. Si vous pouviez éviter de nous faire tuer avec vos lubies d’émérite dément. "

" Que disais-je ? " Il cherchait l’approbation de Latone à ce niveau-là mais elle préféra rouler des yeux.

" Qu’il n’y a pas de temps à perdre. Qu’est-ce qu’on fait, alors ? "

" Il n’y a qu’une route toute tracée : ouvrons d’abord une faille vers l’Invisible. Sans plus de cérémonie, Yaro se mêla du côté des grands pontes de l'opération. Nous y allons ? Il nous faut un terrain que vous êtes disposés à sacrifier si ça se passe mal. " Expliqua-t-il en tout premier lieu avant de tracer ensemble les premiers mailles de leurs filets.

Irritée, la Marcheuse préféra se regrouper avec les Corvus avant que les hostilités ne commençassent, après tout c'était elle qui les avait enjoints et elle préférait largement leur compagnie depuis leur hospitalité sur leur Archipel. D'une œillade vers Miles, elle tira la langue dans le dos de Yaro.

" Nous y allons ? " Grimaça-t-elle sur un ton bien moqueur et normalement audible que pour l'albinos.

Malheureusement pour les Anges, et plus particulièrement pour Isiode, s'il y avait bien un constat à déplorer, c'était que cette escouade des Orishas semblait boiteuse.

1687 mots ~
Apparence des Keehä : Ofykä | Zayden | Nelius

Cela était inévitable aux yeux de Nelius. Mais n'importe quelle perspicacité supérieure à celle d'un enfant l'aurait remarqué : ils n'avaient d'escouade du Temple de Leëcha que le nom. Regrettable, mais pas moins utile. Yaro n'avait aucunement la qualité d'un chef émérite, il n'en avait la responsabilité temporaire que du fait de son expérience sans égale avec l'Invisible. Difficile de rivaliser avec une entité telle que lui, il fallait dire. Le Kehaä en retrait darda en biais la Confrérie puis la Marcheuse. Cette conscription et cette requête combinées pourraient leur être favorable. Sinon – sans doute comme Zayden – il n'aurait point poursuivi la mission.

" Remarquable approche de la Chasse. Elle est si conflictuelle avec celle des Riooshal (Chasseurs). " Il souriait honnêtement auprès de Cyrion, sans laisser transparaître une éventuelle arrière-pensée. Tout ce qui brillait à la surface de son Troisième Œil, c'était un véritable intérêt pour cet événement.

Les Kehaä voués à éradiquer les créatures hostiles du Monde Invisible. La précision "hostile" revêtait une relative importance, puisque Yaro s'avérait un cas à part : il savait comment briser un résident de l'Invisible, qu'il lui ait montré les crocs ou non. Quelle pitié qu'aucun autre Riooshal n'aient pu se libérer pour le sujet d'Orhmior. Dans tous les cas, il ne servait à rien d'entretenir une quelconque querelle, puisqu'elle s'estompera bien vite sur le terrain : Mintäh savait se ranger lorsque l'odeur du sang menaçait ses narines. En somme, que le terrain fut géré par la Nith-Haiah représentait une chance. Mais aussi un avant-goût de ce que ce prédateur leur réservait ; sa dangerosité.

Je n'ai que des idées brillantes, c'est bien pour ça que tu as été le premier à répondre présent. On emmerde Yaro, ce qui compte c'est qu'on aide les Anges et qu'on parte en chasse ! Quitte à alimenter une certaine dissonance, autant entretenir la passion qu'elle vouait au Köerta. La passivité des Kehaä en disait long sur leurs intentions et sur l'alchimie fracturée qui les liait. On pouvait admettre que la suggestion bornée de Yaro permit aux Anges et surtout aux Corvus de prendre les devants pour parfaire un plan plus abordable et moins risqué. Par curiosité ou simple excès de confiance, même le Riooshal en chef n'intervint pas durant la ligne directrice du Molosse. Les précisions voguaient au fil des meilleures alternatives, un plan minutieux, tissé d'une main d'orfèvre comme s'il avait été confectionné chaque matin. C'était donc ça, de demeurer hors des murs du Temple ? Bien qu'il y eût encore matière à débattre, le fait étant que la présence supplémentaire des Corvus dans l'équation offrait une nouvelle perspective aux yeux des Kehaä, notamment pour les Riooshal. Ils se montraient moins instinctifs, ils ne se mêlaient pas aux monstres ; ils les appréhendaient, plutôt. Point évident lorsque nous n'étions pas coutumiers du Monde Invisible, certes, mais une proie restait une proie. Un prédateur restait un prédateur. S'il fallait approcher la créature comme un animal, peut-être bien qu'un angle d'attaque leur serait alloué. Cela pourrait avoir le mérite d'être tenté, avant de s'en remettre aux méthodes conventionnelles.

" Nous ne décidons de rien. Notre mission est d'évincer la créature. " La question en suspens, Yaro s'y était montré catégorique.

" Les Yeux me l'ont confirmé avant de vous envoyer. "

La déception s'avérait douloureuse, il suffisait de constater les mines décrépies d'Ofykä et du chef Orisha pour s'en convaincre. Ils ne comptaient plus les jours depuis l'introduction de cette étude et celle-ci finissait par tourner au cauchemar. Admettre leur échec au Temple pour faire venir les Kehaä s'accommodera de conséquences, ainsi fallait-il limiter les dégâts en nettoyant derrière eux.

Malgré tout, les descendants des Esclaves n'étaient pas seuls dans cette tourmente. Il leur fallait saluer alors l'initiative de Latone pour avoir fait venir ces renforts, notamment ce chasseur aux traits fissurés. Il ne rechignait contre rien et faisait force de propositions remarquables.

" Bien sûr, Molosse. Et je réponds tout autant pour mes camarades que pour elle. Pourquoi croyez-vous que le Temple ait insisté pour la faire ven— "

" Je peux user de ma voix, aussi. Vous voyez ? Celle-ci, par ailleurs, s'avérait soudainement plus chargée, plus brutale. Rien de quoi décoiffer des fenêtres, mais l'impatience de Latone transpirait dans ces vibrations. L'agacement l'ayant finalement gagnée, il était temps de redevenir fidèle à elle-même ; on ne convoquait pas la Rouge sans secousse. Ça ne sert à rien de perdre du temps sur ce détail : dès ma conscription, vous m'avez tous les trois confiée le sort du monstre, puisque les Yeux vous enjoignaient à l'éliminer, pas le capturer. J'ai beau me mettre sous votre étendard pour cette fois, je ne suis pas comme vous et j'agirai pour les Yeux, nulle autre. C'est aussi pourquoi j'ai demandé de l'aide aux Corvus. Elle se tourna vers ladite troupe. J'insistais pour que la Nith-Haiah me traite comme eux, une Kehaä, mais pour vous, je serai une arme. Je m'en remets à votre vision. Si vous pensez qu'on doit la piéger ainsi pour la vaincre, alors je le ferai. "

Un moment de flottement nécessaire, une scission tout autant nécessaire. En tant que guerrière, Latone se fichait des modalités ; si on l'invitait à un tel front, alors elle y ira, point. Depuis Arcadia, elle savait se rallier aux plus belles épopées. Ici, par son regard de Marcheuse, elle en entrevoyait une nouvelle, prête à l'accompagner jusqu'à sa consécration, qu'elle fût tragique ou fantastique.

" Comme il vous plaira. Soupira le grand blondinet. Le moment venu, laisse-moi juste le champ libre pour lui trancher la tête. " Une main vint lui tapoter l'épaule, suivi d'un rire aussi court que cinglant.

" Laisse couler, Yaro. Zayden demeura en retrait mais il n'en restait pas moins écouter par l'ensemble des Kehaä ; c'était lui, le second Riooshal. La cohésion de ta fameuse Main n'a plus aucun sens. Ofykä s'est montrée impuissante à encager cette créature durant tout ce temps, et ces Corvus affirment avoir quelques tours dans leur sac. Ce ne sont pas des paires de Sereëkim en plus qui finiront par l'atteindre, il nous faut la déstabiliser avec un soupçon d'ingéniosité. Il sourit franchement aux Chasseurs, son faciès inamical n'aidait juste pas à apporter un semblant de sympathie. Je suis de l'avis de notre conscrite : suivons le flair de la Confrérie au lieu de chercher directement le conflit. "

Finir sur cette note ne semblait point anodin. Nelius le savait très bien pour l'avoir côtoyé plus souvent qu'autrui : il fallait toujours s'en remettre au regard de Zayden, car il était un fin analyste avant d'être un excursionniste de l'Invisible. En l'occurrence, il avait écoulé son attention de Yaro jusqu'au chef d'opérations des Orishas. Il fallait après tout rappeler que les Kehaä agissait au nom du Temple, et non pour l'Eorishaze. Peut-être que concéder un semblant de conciliation permettrait d'accorder tous ces violons ? Ofykä ne s'y opposait pas, Nelius ne le fera pas non plus, et ce qui comptait par-dessus tout, c'était que Yaro finissait par se taire.

Sentant que les Échos s'allégeaient tout autour d'elle, Latone se détendit, relâchant la tension dans ses épaules avant de jeter un nouveau regard vers Miles. Il n'est pas exclu qu'elle soit sensible à la Voix. Si jamais ça dérape, on pourra toujours essayer. Maintenant, la phase des préparations semblait se profiler vers un premier pas sur le terrain. La question demeurant encore parmi les Orishas : la faille s'ouvrira-t-elle en leur faveur ?

1325 mots ~

Il semblerait qu'une erreur pointait le bout de son nez. Néanmoins, aucun regret ne voilait les iris incertaines de l'indésirée. Wakiya accueillit plutôt son ami avec gaieté, au moins un sourire timide. C'était du moins ce qu'elle espérait transparaître sur ses traits à la fois doux et fins. Hélas, le chagrin étant si ancré en son être l'empêchait de décharger toutes ces frivolités. Elle était ravie de revoir un visage amical, mais l'Ange n'aurait même pas besoin de sonder son cœur pour constater la noirceur que ses chevilles trimballaient. Pour cause, aucune salutation en bonne et due forme, seulement des remontrances et un ordre ; comme elle avait pu s'imaginer leurs retrouvailles.

Quoi qu'il en fût, l'Orine se plia aux exigences sans plus de formalité. En effet, elle eut tout juste le temps de constater l'attroupement qui semblait s'être créé dans les parages. Était-il arrivé quelque chose ? Les lieux étaient sûrs ? Avait-ce un rapport avec la créature cauchemardesque qu'il lui décrivît ? L'erreur pressentie tantôt revêtait à présent les fondamentaux d'une certitude : son arrivée était mal tombée. Confuse en ce miasme nébuleux, Wakiya s'engonça dans un morne silence, peut-être pitoyable à première vue. Elle préférait conserver sa salive pour sa plaidoirie, bien plus importante que son propre bonheur ou ses minimes inquiétudes. Après tout, elle sentait son chagrin galoper à toute allure, la menacer d'imploser à tous moments. Sous l'aura d'Isiode, la Sunano réaborda une respiration stable, plus revigorante. Elle exécrait de devoir laisser Ren derrière elle – même avec la compagnie d'Isley – mais il lui fallait accorder ses violons avec l'esprit critique de la Sentinelle de Glace. Ensuite de quoi, seulement après une parfaite synchronisation, la Nawashi se sentira capable de retourner au front et de traquer une bonne pour toute ce mal qui siégeait à Iyora.

" Oui… " Fit-elle en suivant le mouvement, trouvant ces marches étonnamment confortables.

Et à raison : cet endroit cultivait de bons souvenirs qui titillaient sa nostalgie. Elle se revoyait siroter un thé en compagnie de Muramasa, à épier cet horizon prometteur et ensoleillé. La grisaille et le froid d'aujourd'hui n'aidaient point à se projeter davantage, mais c'était avec ces mémoires que Wakiya parvenait à se raccrocher. Jambes et mains jointes, à moitié droite, la brunette fit enfin fi des échos enjôleurs plus loin et trouva ce courage dont elle avait besoin pour confronter l'impitoyable Yuërell.

" Vous m'aviez vue le jour de l'accident. Ce simple fait avait renversé toute sa perception de la tragique scène. Vous étiez si peu… explicite sur les fondements de vos "visions" à mon égard. Mais je vous crois. Je vous croirai toujours, car j'ai appris à vous connaître et à vous côtoyer. Vous êtes une bonne personne, Isiode-san. D'autant plus depuis cette conversation sur son titre de Boucher ; là où des inconscients se targueraient dans la peur, elle décida d'y voir un espoir d'humanité. En ce sens, vous êtes l'une des rares lumières qui me permettent encore d'avancer dans ces ténèbres… "

À contrario de ces autres "lumières", celle du Yuërell présentement à ses côtés était plus tranchante. Et c'était bien une telle implacabilité dont elle avait besoin en ces temps difficiles ; le réconfort ne suffirait pas, seule la Justice tranchera une bonne fois pour toute ce brouillard si épais, si occulte. Simplement, la fermeté de ses mains ne suffirait pas à soulever cette lame salvatrice. Pas encore.

" J'avais besoin de l'entendre de votre voix et de le comprendre à travers votre regard. J'ai d'autant plus besoin de vous croire. Je vous prie de m'écouter… Elle inspira une nouvelle fois et planta son attention entière sur lui. Ma corde a été saboté. Ren et moi sommes victimes d'une intention de nuire. Et je trouverai ce coupable. Maintenant… Puisqu'il savait très ce que sa réflexion en mer instillerait dans l'esprit fécond de l'Orine, elle devait savoir où sa place se situerait dans ce théâtre à priori sanguinaire. M'aiderez-vous ou m'arrêterez-vous ? "

~~~
" Je peux ? "

Sa main tendue et la politesse émise traduisaient une réelle demande d'autorisation. Après tout, sous cette armada d'étendards, ils étaient tous alliés. Pour autant, le Corvus interpellé ne semblait pas vouloir froisser de quelle que manière que ce fût la fameuse Championne d'Hébé et lui donna – empêtré dans une certaine maladresse – le talisman dont elle avait entendu parler. Latone ne nota point la semi-frayeur qu'elle instillât, davantage concernée par cet outil suppresseur de magie, à le tortiller sous tous les angles possibles et imaginables afin d'en tirer le moindre de ses secrets. Sans trop comprendre pourquoi, cet artefact lui apparaissait familier.

" Et ça marche comment ? "

L'Orishalque. Finalement, cette collaboration entre Orishas et Corvus prenaient racines avec ceci, afin de restreindre les abominations les plus cruelles de ce monde. Avec ses livres en Arshalà, elle était déjà au fait des légendaires armes forgées avec ce matériau. C'était comme si les Orishas poursuivaient de tisser leur Histoire avec lui, la clé de voûte de leur Liberté. La tentation de dévoiler un peu plus le talisman, et de l'effleurer sans le morceau de cuir entre ses doigts, était grande. Elle ressentait déjà ses effets sur elle et les prémices d'une nausée s'installait entre ses deux oreilles. Secouant la tête, Latone rendit le piège au jeune homme et s'en retourna à ce qu'elle savait faire de mieux avant une bataille : ronger son frein.

L'arme autoproclamée des Corvus traîna des pieds à tort et à travers du poste de commandement. L'Imperio et le chef des Orishas s'étaient écartés pour peaufiner les derniers détails en suspens, les Kehaä inspectaient davantage le terrain où la faille sera ouverte – ce lieu précis s'avérait plus "tendre" pour une infiltration dans l'Invisible, et Latone comprenait ces dires : elle avait ressenti cette même finesse dans le voile à Amestris – les Corvus commençaient à installer les vagues primordiales de pièges… avant de pouvoir arranger tout ce matériel selon les observations des Kehaä de l'autre côté. Son rôle primaire se dressait ainsi : ouvrir les yeux. Les quatre autres Orishas ne seront pas de trop, car elle avait aucune notion de pistage en monstre inter-dimensionnel. Et le Monde Invisible, par ailleurs… Allait-elle enfin pouvoir s'imprégner de toute sa beauté ?

Durant son errance, elle finit par retomber sur les pas de Miles. Par chance, il ne semblait pas importuné par qui que ce soit, alors elle sauta l'occasion pour se planter face à lui, souriante et défiante. Il la nargua, elle roula des yeux sans frictionner la gaieté de ses lèvres arquées.

" Ça fait des heures que je suis prête, je n'ai pas besoin d'autres échauffements. Elle haussa les épaules en jetant une brève œillade aux Kehaä au loin. De toute façon, ils m'ont déjà donné le topo. Elle reprit un air plus sérieux, ses iris d'or acérés comme sa lame de guerrière. Il se pourrait – ce n'est pas une certitude – que toute connexion magique serait coupée dès qu'on sera de l'autre côté. C'est pourquoi Ofykä va gérer la faille pour transmettre nos communications. Latone s'éternisa ainsi sur la composition du groupe et les spécificités de chacun, telle la "Main" qu'évoquait Yaro tantôt. Tout ça pour dire que de toute façon… – elle tapota son index sur la tempe de l'Albinos – je crois en notre lien. Il ne cassera pas ! "

Communiquer avec lui en tout instant était devenu comme une seconde nature. Ils avaient tellement vécu dans le secret, tant de fois éloignés et pourtant proches, que Latone avait fini par s'y accoutumer. Et puis… elle aimait la Voix de Miles, elle aimait l'écouter et se laisser bercer par ses notes mélodieuses, son timbre chaud en tempérament et à la fois teinté d'une succincte touche de nostalgie, d'une vie antérieure aussi regrettée que refoulée. S'écouter mutuellement, c'était répété d'où ils venaient et où ils allaient, c'était comme écrire un conte ensemble. Ainsi, la Rouge en était bel et bien confiante : par-delà les mondes, elle portera toujours sa Voix jusqu'à la sienne.

" Latone. Nelius s'approcha sans chercher à se rendre davantage intrusif. Nous y allons. "

Le Kehaä à lunettes tourna aussitôt les talons, la messe dite. Sans plus attendre alors, la Marcheuse omit toute formalité et s'approcha de son obligée ; non pas pour un simple baiser, mais plutôt pour accoler son Troisième Œil au sien, un geste on ne peut plus intime chez leur peuple. Après quoi, elle recula, gonflée à bloc.

" À tout de suite. " Lança-t-elle en rattrapant l'escouade.

Avec une délicatesse d'orfèvre, unes à une, les phalanges des Sereëkim s'insinuèrent entre les fils du voile dimensionnel. La Kehaä prit son temps pour tordre le vélum avant de l'écarter ; pas le déchirer, véritablement l'ouvrir sans encombre pour pouvoir le refermer comme il faut à leur retour. C'était un fait que Latone nota bien alors même qu'ils n'avaient pas encore un pied dans l'Invisible : elle pensait jusqu'alors que les ouvertures sur le Monde Invisible se forçaient, se souvenant de ses passages en Linos ou à Amestris. Mais peut-être était pour cela qu'ils avaient qualifié le terrain de "tendre" ou alors était-ce la façon conventionnelle pour les Kehaä… Pas plus décontenancée, mais pas moins impressionnée, la Rouge observa avec des yeux tout aussi brillants le portail prendre forme, juste assez fin pour laisser tout un chacun pénétrer en un monde interdit. Un à un, les Orishas de Leëcha entrèrent et l'instigatrice de cette intrusion invita Latone à la précéder.

~~~

Musique

" Votre regard… Vous n'en êtes décidemment pas à votre première excursion. "

La première chose qui l'avait frappé en posant ses deux pieds, c'était le calme olympien qui régnait tout autour d'eux. La Hurabis avait toujours pu admirer le chatoyant enjoliver l'horizon, mais c'était l'appréhension de la faune qui l'avait rendue méfiante. Ici… elle n'entendait même plus les oiseaux chanter. Elle se retourna, jetant un œil par-delà la faille pour voir les Corvus, les Anges et autres Orishas fixer l'ouverture sans les voir, mais elle, elle pouvait les décrire sans mal. Les approcher sans se faire remarquer, si elle le désirait. Mettre une sacrée pichenette au Molosse ; mais l'heure n'était plus à la rigolade. D'ailleurs, cela lui rappela qu'elle devait tester sa télépathie innée : Tu m'entends ? Puisque c'était bien le cas, sans grand mal de surcroît, elle fut satisfaite et ravie de s'en être remise à sa propre confiance.

" Elle a quand même foulé l'Invisible à la barbe des Sorciers. J'en connais beaucoup qui la jalouseraient. " Ricana-t-il sans pour autant se lasser des alentours.

En fin de compte, les quatre autres semblaient relativement détendus pour s'affairer à ses mimiques et réactions.

" Site de la faille stable. Quarante minutes avant extraction. Ofykä se tint aux côtés de l'ouverture, deux de ses Sereëkim en permanence raccrochée à celle-ci. Vous pouvez y aller. "

Ainsi était effectivement le plan : Ofykä était chargée de la faille, son rôle étant de permettre à ses coéquipiers de pouvoir repartir et de ne laisser aucune anomalie les accompagner. Son poste était primordial, de ce fait un Kehaä demeurait généralement à ses côtés pour la soutenir et la protéger ; le "Pouce" et l'"Index" sur le rideau entrouvert. Les trois autres exploraient alors librement les environs.

" Nelius, reste dans les parages avec Ofykä : analyses primaires. Nous trois… Yaro se retourna vers l'appartement d'Isiode. Nous allons voir là-bas. "

" Tu fais encore tout à l'envers… " Secoua-t-il la tête, sans pour autant se débiner, sûrement habitué aux exubérances de son camarade.

" Formation accordée. Vous avez cinq minutes ou Nelius viendra vous chercher. "

" Compris. Restez prudents. " Il s'adressait surtout à leur conscrite, en toute formalité.

Ils laissèrent donc le Pouce et l'Index. Latone ne traîna pas des pieds, consciente qu'elle n'était toujours pas en vacances en l'Invisible. Elle ne se laissa point distraire en passant entre les membres de l'opération, inconscients de leurs présences. Déjà à Amestris, elle s'était faite à l'idée que, sans l'ombre d'un doute, un tel ascendant était toléré par des forces supérieures. Le Temple de Leëcha s'était montré plutôt réservé sur la question, comme s'ils préféraient conserver les tenants et aboutissants de l'Invisible aux yeux d'une étrangère. La Marcheuse pouvait le comprendre, néanmoins elle se doutait que les Orishas devaient sûrement en profiter, de près ou de loin… Il lui suffisait d'écouter le rythme si détendu de leurs respirations, à Yaro et Zayden, pour s'en apercevoir.

" Notre Capitaine a de la compagnie pour passer le temps. "

Ils se figèrent effectivement auprès du sujet du jour, en discussion avec une jeune inconnue. Depuis l'Invisible, il était par moments compliqué d'entendre des bribes de conversations, toutefois guère impossible. Pour la leur, cela lui apparaissait plutôt grave et trop distrayante pour demeurer dans les parages.

" Elle n'était pas rousse, son Orine ? " Lança le Riooshal en suivant les pas du chef.

" On n'est pas potes. " Elle devina qu'il s'adressait à elle étant donné son regard en biais.

" Tu l'aides quand même. "

" On a dîné ensemble, ça s'arrête là. " Finir sur une telle anecdote satisfaisait le friand Zayden.

Sans mégarde, Yaro entrouvrit l'entrée de l'appartement. Il s'insinua à l'intérieur, talonné par ses collègues. Tout comme des invités quasi-indésirés, il s'assura de ne toucher à rien, d'autant plus pour ne pas alerter les sens de la créature si elle se trouvait dans les parages. Ils avançaient à tâtons, se défilant des détails de l'intérieur pour ne se focaliser non pas sur les hobbies de la Sentinelle de Glace, mais plutôt sur ce qui se terrait sous son nez, sans qu'il en ait conscience.

" Il y a bien… une belle saloperie qui s'est attachée au Capitaine. Il se figea dans le salon, s'attardant sur l'emprise de l'Invisible dans les recoins, sur les déviations du monde réel. Ce lieu empeste sa présence. Elle s'y installe, instille sa domination pour éloigner les prétendants. "

Étant donné que Latone tirait une tête d'enfant perdue, le second Riooshal se pencha un brin en sa direction et l'aiguilla sur une métaphore toute trouvée.

" C'est comme si elle avait marqué son territoire en pissant partout. "

" Dahäar blish ! (Bon sang !) " S'écria la guerrière, écœurée soit par l'humour douteux de l'Orisha, soit par la possibilité qu'elle s'engonçait dans une puanteur sans précédent.

" Quel chef-d'œuvre… Je me demande à quoi elle ressemble. "

Alors que Yaro s'éperdait dans une autre pièce, accaparé par une piste, Zayden en profita pour tenir la jambe à Latone un peu plus longtemps.

" J'aurai beau explorer davantage l'Invisible que lui, il demeurera toujours l'expert en la matière. " Son front se crispa, que voulait-il dire par-là ?

" Pourquoi ça ? "

" Tu n'es vraiment pas une Kehaä du Temple, hein ? Il s'arrêta à l'encadrement de la porte. C'est parce que Yaro est l'un des rarissimes cas de Sierahäarshor (Outremonde). Et fixa le sujet de leur bref échange. Il est né dans l'Invisible. "

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