« Chers Dagmar... », prononça solennellement Aerin Elfinleth, la gouverneure elfique sur Iyora, avant de plisser le front. Interrompant abruptement les allées et venues qu'elle effectuait à travers son bureau, elle s'immobilisa en face de son collègue qui, la main levée au-dessus du papier, cessa à son tour de bouger. Relevant la tête vers l'Ygdraë, Aramis lui jeta un regard afin de l'inviter à poursuivre son discours, mais tout ce qu'il reçut en retour fut son silence de plomb. L'attention de la sylvestre s'était promptement détournée vers la fenêtre qui donnait vue sur les chantiers de construction, abandonnant sans vergogne le Borghild dans une posture inconfortable. Expulsant un soupir entre ses dents, ce dernier déposa la plume qu'il tenait entre les doigts dans l'encrier posé au-dessus du bureau, avant de placer ses coudes sur le bois du meuble. Ouvrant la paume de sa main droite, il y enfonça nonchalamment la pointe de son menton, à l'attente d'une quelconque réaction de la part de sa congénère. Celle-ci semblait s'être plongée dans une sorte de transe, contemplant l'extérieur sans ciller. On aurait pu la méprendre pour un mannequin, si ce n'était pas de l'index qu'elle redressait quelques fois pour se gratter la joue, sans conteste afin de stimuler sa réflexion. Au terme de ce qui sembla durer une éternité, l'Elfe finit par reprendre la parole, articulant ses mots avec une assurance revigorée.
« Hum... Non, efface-moi ça. », lui ordonna-t-elle en balayant l'air d'un geste de main. Elle avait repris le cours de ses vas-et-vient, enchaînant les pas dans une cadence soutenue, presque militaire. Son visage affichait une expression sévère afin de maintenir sa concentration. « À l'adresse de Sa Majesté, la Vénérable Yggdrasil Hora Suellan, et de ses Honorables Conseillers... », énonça-t-elle à voix haute, faisant signe à l'Ildra d'attendre avant de retranscrire ses mots sur le papier. Laissant sa phrase en suspension, l'Ygdraë freina brusquement ses mouvements. Elle s'était arrêtée au centre de la pièce, fixant ses yeux sur le plafond, comme si elle évaluait consciencieusement la qualité de ses propos. Puis, lentement, un sourire fleurit sur le pan de ses lèvres, aussi béat que celui d'un enfant. « Oui... oui, c'est parfait comme ça ! », déclara-t-elle sur un ton anormalement aigu. Le Cyraliel déploya un effort considérable pour réprimer sa grimace. « À l'adresse de Sa Majesté, la Vénérable Yggdrasil Hora Suellan, et de ses Honorables Conseillers, répéta-t-elle pour reprendre le fil de sa phrase, c'est avec grand honneur que nous vous transmettons la nouvelle suivante : les travaux de construction au sein de la Jungle de Vinyarië avancent à bon train. Les principales infrastructures, telles que les tours de guet et les systèmes d'aqueduc, ont déjà été bâties sur le site de Fahorë. Dans très peu de temps, le premier quartier de résidence, fondé en aval de la chaîne de montagnes, sera entièrement complété. Selon nos estimations les plus optimistes, les premiers occupants pourront s'y installer dès le mois prochain. » Aramis s'était vivement emparé de sa plume en constatant que les paroles de l'Erëla coulaient désormais à flot. Sollicitant la puissance des Savoirs Ancestraux, il s'était mis à écrire à toute vitesse, retenant tous les mots qui fuyait ses lèvres en même temps qu'il les recopiait sur le papier. « À la lumière de ces informations, il nous parait primordial de vous faire part d'un enjeu qui nous préoccupe infiniment. » Aerin lui fit signe de sauter une nouvelle ligne. « Si nous mettons tout en œuvre pour stimuler... (elle raya l'air de la main pour empêcher son collègue de retranscrire ce terme) encourager la colonisation du nouveau territoire, nous craignons, fort malheureusement, que nos efforts se révèlent insuffisants face à l'ampleur du problème. En effet, de nombreux facteurs nous incitent à penser que les mesures actuelles de peuplement ne nous permettront pas d'atteindre les quotas demandés dans les temps impartis. C'est pourquoi nous souhaiterions vous faire part, à Vous et à Votre Honorable Conseil, d'une proposition qui, nous l'espérons, saura aviver l'intérêt du peuple de Melohorë à émigrer sur les Terres d'Iyora. »
À bout de souffle, l'Aslak fut contrainte de s'interrompre. Profitant de ce temps d'arrêt inopiné, le Cyraliel se permit de lui glisser un commentaire. « Est-ce vraiment nécessaire d'utiliser un langage aussi soutenu? » La rousse éclata de rire. « Quelle question. », grommela-t-elle avec un brin de sarcasme. « Si cette lettre n'est pas impeccable, ils ne la liront jamais. » L'ironie avait imprégné sa voix. Le sylvestre n'en fut pas étonné. Après tout, il avait connaissance du mépris que l'Elfinleth ressentait à l'encontre de leur gouvernement. « Venant de ta part, ils sauront que tu fais délibérément preuve d'ironie à leur égard. », lui fit-il tout de même valoir. Pourtant, au lieu de s'en horrifier, l'Erëla se contenta de sourire. « Je t'assure qu'ils ne se douteront de rien. Enfin, presque de rien. », rajouta-t-elle après un moment de réflexion. Le blond cligna des paupières. « Comment tu peux en être aussi sûre? » - « Parce que ta signature sera inscrite juste à côté de la mienne. Ils se diront que c'est sûrement ta façon de faire bonne impression auprès de la Cour. » Elle lui fit un clin d'œil. « C'est ton privilège de débutant, ambassadeur. Profites-en bien, car on ne t'en donnera pas un deuxième. »
Aramis passa le reste de son avant-midi à retranscrire les paroles de sa collègue sur des feuilles de papier. Après des heures de travail acharné, le sylvestre finit enfin par apposer le dernier point sur la lettre. Sautant une ligne, il invita l'Aslak à inscrire sa signature après avoir déposé la sienne. Ils attendirent que l'encre sèche complètement avant de plier les papiers et de les insérer dans leur enveloppe. L'Erëla scella la missive, puis entreprit les démarches pour l'expédier à bonne destination. Les deux Ygdraë se quittèrent peu après, chacun allant vaquer à ses propres occupations. Le Borghild opta pour prendre l'air près des quartiers d'habitation.
S'installant sur un banc qui offrait une vue impeccable sur les chantiers de construction, l'Elfe réfléchissait au contenu de la lettre. Des questions se bousculaient à l'intérieur de son esprit, tel un ouragan qui menaçait de l'emporter. Leur plan avait-il seulement une chance de fonctionner? Est-ce que le Conseil des Sages approuverait vraiment leur demande? Et si oui, qu'est-ce que cette décision signifierait pour l'avenir de leur peuple? Pour le monde? Fermant brièvement les paupières, l'Ildra s'efforça de reprendre un contrôle rationnel sur ses pensées. Cela ne servait à rien de s'interroger sur des questions dont il ne pouvait concevoir les réponses. Il avait fait sa part des choses en envoyant cette lettre. Ce n'était pas facile à admettre, mais tout ce qu'il pouvait faire maintenant était d'attendre, de patienter jusqu'à ce que le gouvernement prenne une décision finale sur le sujet au centre de ses préoccupations.
Une voix s'éleva subitement derrière lui, brisant spontanément ses réflexions dans une explosion de surprise. « Bonjour, Aramis. » Dans un mouvement vif, le concerné se retourna. Il reconnaissait cette voix.
Comment aurait-il pu en perdre le souvenir? Même en étant confiné au beau milieu d'une foule, Aramis restait convaincu qu'il aurait été en mesure de reconnaître cette voix parmi toutes les autres. Après tout, comment pouvait-on oublier le son de ses inflexions vocales – basses, suaves, flegmatiques – qui caressait si délicieusement le creux des tympans? Comment oublier la légère intonation emplie de suffisance qu'il empruntait constamment avec autrui, comme s'il s'adressait à une bande d'enfants particulièrement lents d'esprit? Un sourire chargé d'amertume naquit lentement sur la barrière de ses lèvres. Étrangement, malgré les rares occasions où l'Elfe l'avait entendu parler, sa voix lui paraissait déjà... familière. Il aurait presque pu dire sympathique si ce n'était pas du fait qu'il l'exécrait à souhait. En effet, dès le premier jour où le sylvestre lui avait tendu l'oreille, il l'avait aussitôt détestée, comme si son instinct lui-même était programmé pour se révolter à chaque fois qu'il entendait cet homme jacasser. Pourtant, cela ne faisait pas si longtemps qu'ils se connaissaient – ou, à défaut de se connaître, qu'ils étaient conscients de l'existence de l'autre.
Leurs chemins s'étaient croisés quelques jours plus tôt, lors d'une inspection que l'ambassadeur avait mené sur les chantiers de construction. S'étant déplacé pour s'acquérir de l'avancée des principaux travaux, le sylvestre avait surpris la présence d'un homme dans la zone d'accès restreinte, là où aucun visiteur n'avait l'autorisation de se rendre. Afin de lui faire part de ces interdictions, il s'était naturellement approché de l'inconnu pour lui sommer de quitter les lieux. Or, ce dernier avait refusé d'obtempérer à sa demande, prétextant qu'il avait fait tout le déplacement jusqu'à Iyora pour venir le rencontrer. Bien que ses propos aient eu le mérite de l'intriguer, l'Ygdraë n'avait pas flanché, réitérant sa requête auprès de l'étrange visiteur. Celui-ci l'avait de nouveau ignoré, jugeant plutôt qu'il s'agissait du moment opportun pour entamer les présentations. Apparemment peu familier avec les conventions de base, l'inconnu lui avait promptement révélé son identité sans même effectuer la moindre révérence. Consterné, le diplomate elfique s'était muré dans le silence pendant quelques instants, essayant de comprendre ce qui n'allait pas chez cet homme, avant de retrouver l'usage de la parole. Il lui avait courtoisement fait valoir qu'ils auraient amplement le temps de faire connaissance plus tard, mais que pour le moment, il était impératif qu'il sorte des chantiers s'il ne souhaitait pas se blesser. Ce à quoi l'inconnu lui avait répondu qu'il ne risquait absolument rien.
Évidemment, le Cyraliel ne l'avait pas cru et avait insisté pour le raccompagner dans un endroit plus sûr. L'homme aux iris dorés avait pour la troisième fois refusé de lui obéir, l'accusant de se montrer irraisonnable. Piqué au vif, l'Ildra lui avait spontanément fait part des mêmes reproches, soulignant que, contrairement à lui, son obstination ne compromettait pas inutilement sa sûreté. L'intrus s'était brusquement esclaffé avant de lui déclarer qu'entre eux deux, ce n'était pas lui qui avait plus de chance de mourir. Puis, dans une dernière poussée d'insubordination, il s'était mis à courir à travers les chantiers, sautant par-dessus les trous, se faufilant entre les travailleurs qui transportaient des charges lourdes et grimpant sur les structures en construction avec la souplesse d'un félin. Pourtant, ce fut en arborant une expression d'horreur et de consternation qu'Aramis avait assisté, impuissant, à son spectacle acrobatique. Complètement sous le choc, il lui avait fallu plusieurs secondes avant de remarquer qu'un détail clochait dans ce tableau. Pourquoi les ouvriers n'entreprenaient aucune démarche pour arrêter ce fanfaron? Après tout, ce dernier ne faisait pas réellement preuve de discrétion en courant ainsi dans tous les sens, d'autant plus que sa tenue n'était pas conforme au code vestimentaire mis en vigueur sur le site de construction. Par réflexe, le sylvestre s'était questionné sur son état psychologique, avant d'intercepter un ouvrier qui se trouvait dans les parages. Il lui avait fermement empoigné le bras, pointant dans la direction du mystérieux inconnu. L'Elfe lui avait ensuite demandé pourquoi personne n'intervenait pour faire sortir l'intrus des chantiers. Confus et gêné, le travailleur lui avait assuré que la zone qu'il désignait du doigt était entièrement vide. Pressentant le pire, le Borghild s'était retourné pour constater par lui-même que l'ouvrier ne lui avait dit que la stricte vérité.
Maintenant qu'il avait l'occasion de le revoir, Aramis ignorait s'il devait en rire ou, à l'inverse, s'en offusquer. Cependant, s'il devait se montrer franc, le sylvestre espérait surtout lui soutirer des informations afin de connaître ses véritables intentions. De nombreuses questions fourmillaient dans sa tête, et il était déterminé à obtenir des réponses pour chacune d'entre elles. Néanmoins, un problème se posait : par où commencer? Le Cyraliel y songea pendant un moment, s'efforçant d'établir des priorités. Comment avez-vous osé disparaître avant que nous puissions régler nos comptes? Non. Pourquoi ne pas m'avoir écouté lorsque je vous ai demandé de quitter le site des chantiers? Hum... Il sentait qu'il se rapprochait de quelque chose, mais malheureusement, il ne s'agissait pas de la question la plus essentielle. Qui êtes-vous? Pourquoi vous intéressez-vous à moi? Oui, c'était ça qu'il souhaitait avant tout clarifier auprès de son interlocuteur.
Se levant de son assise en osier, le Borghild alla rejoindre son compagnon d'infortune qui se tenait à proximité. Ancrant son regard céruléen dans l'ambre de ses yeux, le jeune homme osa enfin prononcer son nom.
« Oriphiel. », souffla-t-il à voix basse, sur une intonation acerbe. Pourtant, malgré la sècheresse que l'Ygdraë lui cracha au visage, le concerné ne sembla pas s'en formaliser, laissant plutôt un sourire germer vaguement sur la commissure de ses lèvres. « Tu te souviens de moi ! », s'exclama-t-il avec une étonnante sincérité – si étonnante qu'Aramis crut instinctivement qu'il faisait preuve d'ironie à son égard. « Je n'en attendais pas mieux de ta part. » Encore avec ce timbre de voix infantilisant. Leur dernière rencontre ne datait que de quelques jours seulement, mais jamais son parler ne lui avait paru aussi insupportable que maintenant. Le sylvestre fut tenté d'exprimer son mécontentement, d'expliquer pourquoi il se montrait aussi déplaisant envers un parfait inconnu, mais il choisit plutôt de garder le silence, enfouissant la bile de son ressentiment au fond de sa gorge. Il ignorait d'où lui provenait ce pressentiment, mais quelque chose lui disait que répondre à une attitude qui n'avait que pour but de le provoquer ne ferait qu'empirer son calvaire, à son plus grand malheur.
« Que faites-vous encore ici? », lui demanda sèchement Aramis sans s'attarder sur son commentaire précédent. Même s'il ne déployait strictement aucun effort afin de tempérer l'hostilité qu'il manifestait à l'encontre de son interlocuteur, l'ambassadeur se méfiait tout de même de ce dernier : non seulement parce qu'il s'agissait d'un personnage aussi agaçant que douteux, mais également parce qu'il dégageait une aura étrange qui suscitait son inconfort. S'il hésitait à employer le terme « dangereux », c'était surtout par manque de respect envers cet étranger. Cependant, au vu des tours de force que cet homme avait accompli en sa présence, il aurait dû avoir de bonnes raisons de le craindre, au moins pour sa puissance. Quoi qu'il pense réellement d'Oriphiel, cela ne changeait pas le fait qu'il ne connaissait absolument rien à son sujet, outre son prénom – et encore, il aurait très bien pu lui mentir à son insu. Pour autant, l'Elfe refusait de reconnaître l'évidence, comme si la moindre concession de sa part ne pouvait qu'engendrer des conséquences irréversibles. Visiblement peu impressionné par son ton menaçant, l'homme aux prunelles dorées se contenta de faire la moue, sans conteste déçu par le contenu de ses mots. « Aramis. », commença-t-il en adoucissant le son de sa voix. « Je pensais t'avoir demandé de ne pas me vouvoyer. » Contre toute attente, le Cyraliel se mit subitement à rire. « Et moi, je pensais vous avoir demandé de quitter les chantiers l'autre jour, mais l'avez-vous fait? », ironisa-t-il, légèrement provocateur. En dépit de tous les sentiments négatifs qu'il entretenait contre Oriphiel, le Borghild portait généralement une attention particulière sur la formulation de ses propos, laissant transparaître ses véritables ressentis sans toutefois se montrer trop insultant. Il s'assurait de maintenir un équilibre, balançant comme il le pouvait la froideur avec la courtoisie : c'était l'une des raisons pour lesquelles il insistait à le vouvoyer, malgré les protestations de ce dernier. Pourtant, durant cet instant précis, l'Ygdraë n'en avait rien eu à faire des convenances, rejetant d'un bloc toute forme de considération et de politesse. Néanmoins, son interlocuteur ne sembla pas s'en offenser, se contentant de raffermir la ligne de son sourire à la manière d'un parent qui attendait patiemment que son enfant cesse sa crise. Ce constat horripila le jeune ambassadeur dont le faciès, déjà bien assombri par un voile d'austérité, trouva étonnamment le moyen de se rembrunir davantage. En toute honnêteté, il était impressionné : comment se faisait-il que cet homme parvienne à l'énerver aussi facilement? De toute évidence, il devait s'agir d'un don.
« Il n'y a aucune raison de s'énerver. », s'enquit tranquillement le dénommé Oriphiel. « Si je t'ai demandé cela, c'est tout simplement parce que je voulais que tu arrêtes de me traiter comme un étranger. » - « Ah oui? » S'absolvant de ses dernières traces de civilité, l'Elfe avait répliqué en empruntant une voix ouvertement insolente. Cette fois-ci, son interlocuteur fit tomber son masque, plissant les paupières jusqu'à ce que ses yeux se rétrécissent en deux fentes menaçantes. « Évidemment. », affirma-t-il sèchement, l'air se mettant spontanément à vibrer d'une énergie surnaturelle autour de lui. « Ne te rends-tu compte de rien? » Muet, le sylvestre ne souffla pas un mot. Tel un prisonnier restreint par ses chaînes, son regard s'était figé dans celui de son interlocuteur, incapable de s'en détourner. Ses pieds semblaient s'être transformés en blocs de ciment, le maintenant solidement en place afin qu'il ne puisse pas s'échapper. Son corps entier s'était fait prendre d'assaut par des frissons glacés, comme si un vent frigorifiant s'était subitement levé aux alentours. Ses yeux s'étaient arrondis de stupeur, avant que la terreur envahisse son esprit, balayant rudement le peu d'orgueil qui lui restait. Quelque chose avait brusquement changé chez l'homme avec qui il discutait. Tout d'un coup, ce dernier lui paraissait plus dangereux, plus monstrueux que tout ce qu'il avait connu au cours de sa longue existence : même le Démon qui lui avait jadis infligé cette horrible brûlure avait l'air inoffensif en comparaison. Paralysé par la peur, l'Ygdraë déglutit, craignant réellement pour sa vie.
Indifférent face à son silence qui s'éternisait, Oriphiel reprit vivement la parole. « Laisse-moi t'éclairer la lanterne : si je suis venu ici, ce n'est pas pour faire du tourisme. Ne va pas croire un seul instant que ta petite personne soit suffisamment importante à elle seule pour en valoir le déplacement. Ce sont mes intérêts qui sont en jeu présentement, le comprends-tu? » N'attendant manifestement aucune réponse de sa part, l'étranger poursuivit : « Alors tu vas me faire le plaisir de m'écouter si tu veux avoir une chance de gagner. » Puis, aussi rapidement qu'elle était survenue, la pression qui l'écrasait retomba. Libéré de ce poids colossal, Aramis prit une grande inspiration, faisant gonfler ses poumons avant de relâcher l'air qui s'y était accumulé. Durant ce bref instant de vulnérabilité, le diplomate avait involontairement cessé de respirer, comme si son propre souffle risquait de le briser en mille morceaux. Abasourdi, l'Ygdraë rétablit accidentellement le contact visuel avec Oriphiel, avant de bondir vers l'arrière, comme s'il s'était fait piquer par une guêpe. « Que... C'était quoi, ça? », croassa-t-il, avant de se taire subitement. Il ne s'était pas attendu à pouvoir articuler une phrase aussi cohérente en ouvrant la bouche. Afin de reprendre contenance, il mit promptement fin à cette pause imprévue, reformulant son interrogation comme pour s'assurer que son interlocuteur l'ait bien entendu. « Qu'est-ce que c'était? » Bravant toutes ses peurs, le Cyraliel jeta un regard accusateur vers l'homme aux mèches cendrées. « Qu'est-ce que vous avez fait? Qu'est-ce que vous m'avez fait? » Le concerné ricana nerveusement, à la manière d'une personne qui cherchait à s'excuser d'un inconvénient. « Hum... Excuse-moi. Je me suis un peu laissé emporter. » Son expression faciale s'était radoucie, affichant désormais un air compatissant. « Ce n'était pas mon intention de te faire peur. », clarifia-t-il, prenant une voix excessivement douce – la même qu'utilisait un dresseur de chien pour se faire pardonner auprès de son animal après lui avoir malencontreusement écrasé la patte. Cette fois, néanmoins, le Borghild n'osa pas s'en plaindre, se contentant de fixer craintivement son interlocuteur à l'attente d'une véritable explication.
Constatant que l'Ygdraë guettait une réaction de sa part, l'homme décida de franchir la distance que ce dernier avait creusée en reculant, avant de s'arrêter à moins d'un mètre en face de lui. Alarmé par ce rapprochement inattendu, l'ambassadeur voulut créer un nouvel espace entre eux, mais fut promptement bloqué par le banc d'osier qui se trouvait derrière lui. Étouffant un juron entre ses dents, il songea à contourner l'obstacle et fuir à toute vitesse dans la direction opposée. Cependant, avant même que l'idée ait le temps de cheminer jusqu'à son esprit, il y renonça immédiatement. Que cela lui plaise ou non, la vérité n'en restait pas moins évidente : peu importe ce qu'il entreprendrait, les efforts qu'il déploierait, il ne parviendrait jamais à fausser compagnie à ce... à ce... La réalisation lui tomba de plein fouet sur les épaules : il ignorait totalement ce qu'Oriphiel était censé être. À première vue, il ressemblait à n'importe quel humanoïde que l'on pouvait croiser dans la rue. Il n'appartenait sans doute pas à son peuple, comme le prouvait la rondeur de ses oreilles, mais il aurait très bien pu être un Magicien, voire un Orisha au caractère excentrique. Pourtant, après sa démonstration de force, l'Elfe n'était plus aussi sûr qu'il s'agisse réellement d'un être humain. Il était peut-être biaisé par la méfiance qu'il ressentait à son encontre, mais son instinct semblait lui chuchoter qu'il avait raison. Néanmoins, s'il refusait de croire en son humanité, que pouvait-il bien être? Subitement refroidi dans son ardeur, le Cyraliel n'avait plus vraiment envie de connaître la réponse. Malgré toutes les questions qui fourmillaient à l'intérieur de sa tête, il avait perdu toute volonté de les poser verbalement. Oriphiel lui avait avoué que ses intérêts étaient en jeu. Pourquoi? Il avait également fait mention de « chances » afin de remporter quelque chose. Qu'avait-il voulu dire exactement? Ce n'était que deux exemples parmi toutes les interrogations qu'il désirait élucider, mais malheureusement, son courage lui faisait défaut.
Enracinant son regard dans le sien, l'homme à la chevelure grise le dévisagea pendant un moment, aussi silencieux qu'un fantôme. Puis, lentement, un sourire fit sa réapparition sur la barrière de ses lèvres, discret mais indubitablement franc. « Ne t'en fais pas, tout deviendra clair en temps et en heure. », lui assura-t-il, se permettant d'apporter quelques éclaircissements dans ses propos. Avait-il lu dans ses pensées? L'Ygdraë l'ignorait. Pour autant, si l'homme avait voulu se montrer rassurant en lui faisant part de ces révélations, il n'avait pas réussi à atteindre son but. Le sylvestre ne retira aucun réconfort ou soulagement de ses mots. À l'inverse, il éprouvait désormais le sentiment de n'être qu'un jouet entre les mains d'un être surpuissant. Notant l'indignation qui se peignait progressivement sur les traits de son visage, Oriphiel croisa les bras. « Ce n'est pas comme ça que j'envisageais notre deuxième rencontre. », soupira-t-il, manifestement contrarié par la tournure des événements, avant de rompre le contact visuel qu'il maintenait sur lui. Pourtant, bien qu'il fût délivré de cette pression abominable, Aramis n'osait toujours pas souffler un mot, à croire qu'il avait définitivement perdu l'usage de sa voix. Aussi tendu que la corde d'un arc, il s'accrochait solidement au dossier du banc, les jointures blanchies en raison de la force qu'il exerçait dessus. Quant à son interlocuteur, il semblait plongé dans une profonde réflexion, sans conteste aux prises avec un dilemme qu'il n'arrivait pas encore à résoudre.
Après de longues minutes de silence, son faciès bronzé s'illumina enfin, indiquant la fin de ses méditations. « Je sais ! », s'exclama-t-il d'une voix si rayonnante, si enjouée, que le Borghild présagea aussitôt le pire. « Que dirais-tu de profiter de quelques jours de vacances? C'est moi qui offre. » Hébété, le blond cligna rapidement des paupières. Ce n'étaient pas les mots qu'il s'était attendu à entendre. « Des... vacances? », répéta-t-il, complètement désabusé. L'homme aux iris ambrés hocha vigoureusement de la tête. « Ce n'est pas trop mal, non? Ça sera l'occasion idéale pour nous réconcilier. » En termes d'absurdité et de surprise, cet énergumène s'avérait être un véritable champion. Nerveux, l'Elfe émit un rire à la sonorité peu naturelle. « Parce que vous comptez venir avec moi? », s'enquit-il à voix basse, de façon purement rhétorique. Il était clair qu'Oriphiel comptait également profiter de ce moment de détente. « Évidemment. » Par réflexe, l'Ygdraë fit immédiatement part ses protestations. « C'est-à-dire que j'ai un travail à exercer. », lui fit-il valoir en se redressant légèrement. « Votre proposition me touche, mais malheureusement, je dois demeurer à mon poste. »
« Balivernes ! » Oriphiel avait expulsé sa réplique avec une telle énergie que le Borghild n'osa pas le contredire. Constatant la frayeur qu'il avait suscité chez son interlocuteur, l'homme adoucit nettement l'intonation de sa voix. « Je sais ce que tu penses : Aerin n'acceptera jamais de te laisser partir pendant des jours. Est-ce que j'ai raison? » Dissimulant son étonnement quant au fait qu'il connaissait le prénom de sa supérieure, l'Elfe acquiesça vaguement de la tête, ce qui fit sourire son partenaire de discussion. « C'est bien ce que je pensais. Dans ce cas, rassure-toi tout de suite : elle ne refusera pas. » Avant qu'il n'ait le temps de lui demander d'où lui provenait cette assurance, l'homme aux cheveux argentés s'était déjà emparé de la parole, enchaînant sur la suite de ses propos. « Si tu ne me crois pas, demande-lui si tu peux prendre congé, demain. Si elle accepte, tu seras obligé de partir avec moi. Si elle refuse, tu pourras rester ici. Quelle que soit sa réponse, retrouve-moi ici dans trois jours. Nous saurons alors qui de nous deux avait raison. » Et sans le moindre au revoir, il disparut dans un nuage de fumée.
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