Ludovico Einaudi - Waterways

« Hum... » L'ambiance était lourde. Pesante. Étouffante. Les poutres apparentes de l'établissement, comme sujettes à l'atmosphère, paraissaient plus basses et plus larges. La lassitude et la tristesse tiraient d'un côté, la volonté de vengeance et la colère de l'autre, déchirant l'air. « Un bon combat dans la boue calmerait toutes ces émotions en vrac. » Son voisin lui jeta un regard en coin. Ses prunelles ne vibraient pas ; elles étaient plates et fatiguées. Elles se rabaissèrent bien vite sur le verre à demi plein qu'il serrait entre ses mains. « Ça ne réglerait rien. » précisa un autre Ange, assis en face du fils de Réprouvés. « Tu dis ça parce que tu viens de Bouton d'Or et qu'on t'a éduqué comme ça, mais ici, c'est différent. » Priam dévisagea l'Ailé. « Et tiens, que diraient les Bipolaires, s'ils apprenaient que, non contents d'un génocide, leurs ennemis jurés continuent de massacrer les prisonniers ? » - « J'imagine qu'ils se battraient. Ceux de Lumnaar'Yuvon et de Gona'Halv, au moins. Ce sont les plus braves. » Il laissa ses pensées dériver vers les habitants de Sceptelinôst et Stenfek. « Les autres, ils chercheraient à négocier, ou à prendre l'ennemi à son propre jeu. » Il renifla bruyamment et poussa sa pinte sur le côté. « Mais aucun ne laisserait l'affront impuni. Ce n'est pas dans leur nature. » Pas dans la mienne non plus, songea-t-il. Une autre voix martela : « Ça ne restera pas impuni. Ils paieront. » - « Ils sont trop nombreux. Dans l'état actuel des choses, on ne peut pas rivaliser. » Tous ceux qui s'exprimaient étaient des Anges ayant réchappé du génocide. Les enfants des Réprouvés assis près de Priam demeuraient muets, l'air grave. Aucun individu ayant fui les Démons n'était présent. « On se ferait exterminer. Pour de bon, cette fois. » - « Alors quoi ? On reste là, les bras croisés, à attendre qu'ils viennent nous régler notre compte ? » L'ire faisait trembler ses cordes vocales. « Vous vous rappelez, quand l'Asmodée est venue ici, pendant le marché ? Qui nous dit qu'elle ne reviendra pas ? Et accompagnée ? Avec l'objectif de nous tuer ? » L'attention de Priam s'était focalisé sur l'Ange à la minute où il avait parlé de la Démone. Il cligna des yeux, et rétorqua calmement : « C'est pas dans ses plans. Si elle avait voulu nous faire disparaître, elle l'aurait déjà fait. » L'autre se pencha vers lui, soupçonneux. « Ah oui ? Et qu'est-ce qui te fait dire ça ? » Le descendant des Bipolaires se redressa légèrement, troublé. Elle le lui avait dit, et il la croyait. Mais il n'en avait parlé à personne, et même au-delà de ce fait, l'argument serait irrecevable. « T'es de mèche avec eux, c'est ça ? » Les réticences du brun à adopter la culture angélique au détriment de la sienne, son non-engagement évident et ses silences courants lui valaient la suspicion de quelques Ailes Blanches. Ils savaient qu'il n'était pas là par choix ; il ne s'en cachait pas. Ce n'était pas la première fois qu'il avait le droit à ce genre de remarques. Laëth l'avait prévenu... « Houla, non, ma frangine me trancherait la tête. » Des sourires éclairèrent les visages de ceux qui connaissaient sa sœur et son tempérament de feu. « Mais j'ai vécu avec eux, à Lumnaar'Yuvon. Ça aide à les, hum, à comprendre un peu comment ils fonctionnent. En général, ils n'y vont pas par quatre chemins, ou alors ils font ça vite. » C'était une qualité que l'on pouvait leur reconnaître. Ils savaient aussi être vicieux et malins, mais Priam ne ressentit pas le besoin de s'attarder sur ce point. « Hum. On sait jamais, avec toi. » Le jeune Ange serra les dents pour s'empêcher de répliquer. « Tu es bien virulent, Stef. » intervint son ami. « Ne laisse pas la colère t'aveugler. » Il posa sa main sur son bras ; d'abord, le concerné tourna vers lui un regard agacé, puis il s'adoucit et poussa un soupir. « Tu as raison. Désolé, Priam. » - « C'est rien. » Il se détourna, attrapa son verre et le vida d'une traite, sous le regard consterné de quelques Ailes Blanches.

Ils avaient été rassemblés sur la place. Trois silhouettes se détachaient ; Priam se rappelait de leurs noms et, miraculeusement, de leurs fonctions. Les bras croisés, il demeurait un peu à l'écart, à l'ombre d'un toit, attentif. Ce qui se jouerait ici aurait des conséquences décisives sur l'avenir. Lorsque les hauts-placés commencèrent à parler, tous les iris étaient posés sur eux. Ils écoutaient religieusement, dans un silence où se mêlaient l'espoir et l'appréhension. Quoique soulagé de constater qu'aucune véritable attaque n'était envisagée par les dignitaires du gouvernement, le brun percevait qu'un sauvetage demeurait risqué. Que voulaient-ils faire ? Le processus démocratique était en marche. Quand la foule dut se scinder, Priam quitta l'appui du mur et fronça les sourcils, la bouche entrouverte. Il ne s'attendait pas à une réponse aussi claire. Il savait ce que Laëth aurait choisi de faire. Elle aurait voulu qu'une expédition fût organisée pour secourir quelques âmes pures - et aurait prié pour que quelques Démons périssent dans l'entreprise. Il le comprenait. Il aurait aimé, aussi, pouvoir sauver les siens. Mais dans d'autres circonstances. Il avait cru que la plupart des Anges avait conscience de son faible nombre et de son état général, qui tenait encore du catastrophique. Il avait pensé qu'ils mesuraient la force des Ailes Noires. Il n'était pas un génie, et il ne fallait pas l'être pour concevoir ces deux choses, très simples. Ce qu'il avait oublié, c'était la force d'une histoire et la puissance des émotions. Il savait, pourtant, ce que l'impulsivité pouvait faire au comportement de sa cadette. Il apprenait qu'elle n'était pas seule, et que même parmi ce peuple synonyme de paix et de justice, les cicatrices ne désertaient pas les cœurs asséchés.

Le regroupement se dissolut aussi rapidement qu'il s'était formé. « Oh, Priam ! » Une tête blonde apparut à hauteur de ses yeux. « Je ne pensais pas que tu viendrais. » C'était Ariès, un ami de Laëth. « Je voulais voir ce que ça donnerait. » admit l'interrogé. « Hum... eh bien, il semblerait qu'on va retourner en Terre Blanche. » Le brun arqua les sourcils, étonné. « Tu vas y aller ? » - « Non, non non, je ne pense pas être... prêt, pour ça. » Le fils de Réprouvés acquiesça, avant de faire quelques pas en invitant l'Ange à le suivre. « Je vais me contenter de donner les informations dont je dispose, pour cette fois. » Comme son interlocuteur ne répondait pas, il enchaîna : « Est-ce que tu as vu Ella, d'ailleurs ? Je sais qu'elle n'aime pas en parler, mais elle pourrait avoir des informations utiles... elle y a passé plus de temps que moi. » Priam se racla la gorge, légèrement mal à l'aise. « Nan, je l'ai pas vue. Mais je pense qu'elle a entendu et qu'elle est assez grande pour décider de ce qu'elle veut faire...? » Il laissa sa phrase en suspens, observant le jeune homme du coin de l'œil. Celui-ci s'était renfrogné. « Hm. Oui. Elle n'est pas prête non plus, même pas pour ça, c'est vrai. » Néanmoins, à travers ses mots filtrait une forme d'agacement - sûrement pensait-il qu'elle était égoïste et qu'elle pourrait faire un effort, pour le bien commun. « Tu es contre, toi, c'est ça ? » - « Non, je... pas fondamentalement. » Le regard que lui lança Ariès l'encourageait à poursuivre. « Disons que c'est pas à moi de choisir à votre place, mais que je trouve ça complètement fou de se lancer là-dedans. Il y a peu de chance que ça fonctionne. » Un sourire amusé - et inattendu - éclaira les traits de l'Ailé. « Tu dis ça parce que tu n'as ni l'Espérance ni la Foi. Quand c'est le cas, on ne doute pas. » C'était exactement ce genre de paroles qui lui glaçait le sang. C'étaient des propos qui prouvaient l'obstruction du jugement ; de la même manière qu'il ne pouvait s'en remettre à la bonne volonté des Zaahin pour lutter sur le chemin de la vie, les Anges ne pouvaient pas déposer leur destin entre les mains de quelques Aetheri - si tant était qu'ils existaient. Ils avaient des choix stratégiques à faire, et de ceux-ci découlerait leur destinée.

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Personne n'avait été surpris de voir l'Anjonù être volontaire pour cette mission. Il était toujours dans les premiers pour ce genre d'opérations, surtout celle en extérieur et, compte tenu de son expérience et de ses états de service, il était rarement écarté. Méditant sur cet aspect de sa vie, ce qui l'avait conduit à cet instant. Gilgamesh n'avaient pas tort en mentionnant le fait que les femmes causaient souvent la perte des hommes. Il était devenu un guerrier pour soutenir Mancinia, mais au final, il s'était détacher de son appréciation pour suivre sa propre route. Cela lui avait sauver la vie et sauverait certainement celle des siens. Son Peuple, lui, avait été en émoi dès l'officialisation des choses, sans doute même bien avant, car, dans le coeur de chacun, l'évidence était souvent de mise. Ils avaient tous découvert ce qu'il s'était passé sur la Terre Blanche, les derniers événements ne pouvant qu'être connu pour leur causer une plus grande affliction. Les nouvelles s'étaient répandues comme une traînée de poudre et tout le monde y allait de son petit commentaire. Cette mutinerie des prisonniers avait rendu un élan de fierté avant de découvrir le sort réservé aux quelques courageux ayant braver les Engeances. Nombreux clamait leur colère, d'autres démontraient une tristesse certaine, de nombreuse voix réclamaient un sauvetage immédiat des survivants, abandonnés parmi les Vils. Quelques uns avaient décidés de voir si une telle opération était réalisable, les préparatifs avaient demander du temps et étaient désormais finalisés.

Par ailleurs, malgré l'écoeurante situation, ils étaient quelques uns à penser qu'il était encore trop tôt pour envisager quoi que ce soit. A croire qu'ils étaient stupides. Il était évident qu'ils ne pourraient pas récupérer la Terre Blanche avec un seul assaut, ce serait suicidaire, à moins d'avoir des alliés. Des forces conjointes contre un même ennemi, mais en là résidait l'utopie, car ils semblaient tous se complaire à poursuivre leurs existences au mépris de ceux qui les avaient défendus autrefois. Par les Aetheri, qu'il comprenait désormais l'égoïsme dont pouvait faire preuve Mancinia. De sa fierté, de son irrépressible envie de progresser et d'abattre son pied sur celui d'un autre qui essayait d'écraser sa race, de l'amoindrir. Qui oserait se rire d'elle maintenant ? Ah, son arrogance l'avait conduite à un long sommeil, mais les mauvais parleurs devaient rire jaune en la voyant devenir Marquise de Nylmord. La voir certainement consolider une alliance avec les Magiciens. Si seulement les Humains avaient autant de prétention, alors ils s'uniraient tous et écraserait le Mal. Sans doute était-ce là utopiste, puisque rien ne réparerait les dommages. Ils veilleraient à ce qu'il n'y ai jamais de pardon. Jamais. Les Démons étaient responsables de la quasi-extermination de deux races, qui avaient envie de les préserver en dehors de celle qui devait certainement se taper le Mal en se cachant derrière les Vertus. La candeur de Mancinia envers l'Ultimage lui échappait, parfois. Cette opération, elle était contre. Elle avait crainte de les voir se faire tuer, d'alourdir les pertes, mais ils étaient des têtes de mules autant l'un que l'autre.

L'Ange n'avait pas peur. Il se souvenait de la Terre Blanche. Ses rues claires et colorées, parsemées de fleurs, de fontaines et de plaisirs quotidiens. Des habitations où respirait le bonheur, malgré les éventuels tracas. La guerre avait irrémédiablement changé cela, l'ambiance s'était dégradée, les combats avaient débutés avant de se conclure de la plus terrible des manières. Cette nuée noire, venue des cieux pour les assiéger. Le temps à peine d'attraper la main de la première personne près de lui pour la mettre en sécurité. Défendre ce qui pouvait l'être. Fuir et tout abandonner. Compter sur la miséricorde d'une Souveraine et avoir vu tant d'Anges périr. Non pas seulement du massacre sur leur Territoire, mais de maladies, des combats et de désespoir. Y retourner, ce serait aussi prendre tout cela en pleine figure et ils devaient y être préparés. Évidemment, ils n'affronteraient pas les troupes là-bas, mais croire qu'ils échapperaient à la vigilance des Démons était illusoire. L'Ange savait que le combat était inévitable, prévoir leur retraite en cas d'urgence était nécessaire. Manque de chance pour leurs adversaires, les plus anciens connaissaient le terrain. La désolation des lieux n'y changerait rien. L'Olori Arrys y veillait certainement, il n'était pas le seul en charge des opérations. Cependant, les connaissances n'étaient rien devant l'esprit retors des Engeances. L'art et la manière de complexifié les choses.

Neah ouvrit les yeux. Ils étaient trois, ses compagnons l'entourant, lui se tenant au centre. Ils étaient piégés par une dizaine de Démons, certainement que deux ou trois étaient plus adroits avec leur queue qu'avec leurs épées, mais aucun d'entre eux ne tenaient à le vérifier. Pour plus de discrétion, ils s'étaient séparés en petits groupes. Grillé durant leur observation, à croire qu'ils étaient attendus. Certainement, c'était couru d'avance. Devant le sourire victorieux du meneur, l'Ange eu un soupir contrarié. Il n'était pas question de se faire capturer, c'était trop fâcheux. C'était mettre en péril tout le monde, surtout lui, avec les informations qu'il détenait. C'était mettre en péril les Anges, voire les Humains. Mancinia se confiait à lui. Il n'hésiterait pas à se sacrifier pour le Bien, sans aucun doute. Le Démon devait être puissant, mais pas inconscient au point d'ignorer qui il était. Son nom était certainement dans leurs esprits, sans doute avaient-ils envie de tester ce qu'ils valaient, mais il semblait plus intéressant de leur demander de se rendre. Réduire un soldat de sa condition en esclavage, torturé, son esprit pulvérisé ? Neah ricanait. C'était un prétexte, une diversion. Jamais ils ne se rendraient, leurs assaillants le savaient.

— Non.
— Tu dis ?
— J'ai dit non. Nous n'allons pas nous rendre.
— Capitaine, qu'est-ce que vous faites ?

Ce n'était qu'un souffle venant de sa droite. Chÿsam était terrifié par l'acte que commettait son compagnon. Il avait ressenti le relâchement de magie de ce dernier en raison de leur proximité, osant même un regard dans sa direction. Sans doute donnait-il l'impression de vouloir contredire ses ordres. Les Démons n'en avaient pas encore conscience, mais ils ne manqueraient pas de s'en rendre compte rapidement lorsqu'ils sentiraient leur énergie baisser. L'Anjonù prenait un risque de tous les tuer, lui-même ses compagnons inclus, mais mieux valait cela que de mourir sans avoir essayé. Le trouble des Anges ne semblaient pas alerter leurs ennemis, arrachant même un sourire moqueur à nombre d'entre eux. Neah relevait son arme, comme prêt à en découdre, essayant de gagner du temps pour que sa magie réalise son office. L'Oeuvre de Délix, un don d'une puissance inouïe pour purger les terres du Mal, mais l'Histoire leur avait apprit qu'une mauvaise utilisation pouvait mener à la Mort de toute vie. Peu nombreux étaient les Anges à user de cette magie, il faut dire que peu en avait l'envie et le courage. Peu importe, il serait le Courageux. Son Sacrifice, le leur, ne serait pas vain s'il emportait des Démons dans les bras glacés d'Ezechyel. Son peuple avait souvent mené des batailles Justes, qui avaient nécessiter des pertes, y comprise dans leur camp. Il se souvenait de Stenfek, des Réprouvés qui avaient subis leur bataille, mais qui l'avaient sans doute mérité. Eux-mêmes étaient des aberrations, au final. Delix avait seulement commis l'erreur de le faire à l'échelle du monde. Le Grand Delix veillait sur eux, apprenant certainement de ses erreurs.

— Qu'est-ce que tu fais, toi ?
— Rien. Endors-toi.
— Espèce de ...

Le Démon levait son arme, mais l'effet de la magie de l'Ange se répercutait. Un pas tremblant, instable, son corps chutait. Ses compagnons étaient dans le même état, bien que debout, essayant de lutter contre la source invisible. Pour éviter de subir une dernière réaction imparable, Neah fit cesser sa magie, pour l'utiliser en cas de besoin. L'un d'entre eux tentait un sort élémentaire à son encontre, supposant aisément que c'était de son fait. Son compagnon eu une vitesse de réaction bien plus élevé en érigeant un bouclier devant lui, où le sort se percutait, vidant l'assaillant de ses dernières ressources. Fichus Anges, hein ? Chacun d'eux pouvait faire très mal s'il le désirait. Il sourait, mais lui-même subissait le contrecoup. Les conséquences, le guerrier les connaissaient.

— Arrête, maintenant !

C'était le dernier mot qu'il entendit, l'Ange sombra dans l'inconscience. Un sourire aux lèvres à l'idée de les emmener avec lui si sa conclusion arrivait ici.

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