RP précédent (enfin suivant du coup mais bref) :Agazio
La fourchette crissa contre la porcelaine de son assiette et la petite fille suspendit l’ustensile dans l’air. Elle n’était pas très adroite avec ses couverts. Du haut de ses cinq ans, on lui pardonnait en général la grossièreté de ses mouvements quand elle essayait tant bien que mal de s’appliquer, comme les adultes. Ça n'était pas facile. Pourtant, ça paraissait simple quand on les regardait faire. Ils avaient cette façon de se tenir droit lorsqu’ils étaient assis, cette dextérité dans les doigts, cette agilité et cette précision fascinante. Leigh avait beau les imiter, elle n’était pas très douée. Elle arrivait à peine à maintenir son menton au-dessus de la table, alors tenir ses couverts à bout de bras relevait d’un sport de haute voltige. Parfois, elle enviait son frère, plus grand et imperturbable. Il n’avait pas à souffrir de tous ces obstacles inadaptés à sa taille.
Leigh n’osa pas retenter de piquer dans son morceau de viande tout de suite. Son attention s’était levée vers tous ces adultes – ses parents, ses grands-parents, ses oncles et tantes – qui mangeaient dans ce silence qu’elle avait brisé par inadvertance. Il manquait seulement oncle Danelius, sa femme Redha, et leur enfant Jiusep. Leigh ne les avait pas vus depuis longtemps. Elle aimait bien oncle Danelius. Un peu moins sa femme parce qu’elle la trouvait bizarre – elle n’était pas de la famille. La dernière fois, Danelius lui avait offert une boîte de puzzle vingt pièces représentant des chiens. Elle avait été si heureuse. Mais le lendemain, le puzzle avait disparu de son coffre à jeux. Ce n’était que le soir qu’elle avait cru reconnaître une patte de canidé parmi les cendres de la cheminée.
Un frisson lui parcourut l’échine et elle sentit les larmes remonter jusqu’à ses yeux tandis qu’elle se remémorait ce triste événement. Les repas de famille étaient routiniers chez les Dogma. Les uns et les autres se recevaient régulièrement afin de parler de sujets dont Leigh ne comprenait pas grand-chose. C’était très souvent cordial, mais c’était rarement aussi glaçant que ce à quoi elle participait là. Même le repas était froid ; à la rigueur tiède. Leigh observa le visage fermé de sa mère. Elle voulait lui demander ce qui n’allait pas mais avait peur.
-C’est une honte.
La déclaration claqua entre la langue et le palais de sa grand-mère maternelle, Allabelle, qui s’écarta de son assiette, mettant un point final au plat de résistance. Autour de la table, quelques rares adultes s’étaient figés. La plupart continuaient de manger.
-Comment peut-on faire ça. Avec un enfant pareil ! C’est une honte.
-Mère…
-C’est une honte ! Scanda encore la vieillarde.
Elle n’avait plus toutes ses dents, sa respiration était archaïque et ses mains tremblaient de façon tout aussi aléatoire. Quand elle était à ses côtés, Leigh avait cette crainte constante de se faire poignarder.
-Comment avez-vous pu laisser ça arriver ? S’étrangla-t-elle en scrutant l’autre bord de la tablée. C’était votre fils, vous auriez pu faire quelque chose !
En face, son autre grand-mère, Olga, se contenta de couiner. Leigh ne l’avait jamais entendue parler distinctement. Son conjoint à ses côtés se racla la gorge bruyamment.
-Nous avons déployé tous les moyens à notre disposition pour…
-Foutaises ! S’écria Allabelle de sa voix stridente.
Elle s’était levée et chancelait. Tous levèrent les yeux cette fois-ci.
-Vous l’avez laissé partir parce que vous n’avez aucune considération pour cette famille ! Nul ne répliqua. Cette menace était celle qui pesait sur chacun d’entre eux et rares étaient ceux ayant le cran de la défier. Il n’y a qu’une façon de s’attirer les bonnes grâces d’Ethelba en ce bas monde et…
-Mère ! Ce n'est pas le moment. Elle s'était levée aussi, les paumes fermement ancrées sur la table.
Allabelle grogna. Elle scrutait intensément sa belle-famille, comme si elle espérait une réaction de leur part qui lui aurait donné raison.
-Nazare est sur ses traces. Compléta Léopaol. Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour le ramener ici.
Nazare était le frère de Danelius, mais Leigh ne le connaissait pas beaucoup : il n’était jamais présent aux repas. Ses parents lui avaient dit que c’était à cause de son travail, mais l’une des rares fois où il s’était présenté à la maison, il avait scandé que toutes ces mises en scène ridicules le faisaient chier. Leigh ne s’était pas bouché les oreilles face à tant de gros mots. Par ailleurs, elle n’avait pas compris ce qu’il avait voulu entendre par “mise en scène”, alors elle avait alors supposé que c’était encore un truc d’adulte. De toute manière, Nazare lui faisait peur : il était très grand, ses cheveux noirs et son visage sombre et fermé lui donnait l’air permanent d’être en colère.
-Il le retrouvera en un rien de temps. Danelius a toujours été comme ça, mais il finira par revenir.
-Ben voyons. Allabelle se rassit. Le pli d’un ricanement mauvais déformait ses lèvres. Vous êtes ridicules. Vous ne méritez pas de faire partie de cette famille. Regardez-vous. Olga n’est plus bonne à rien, vous ne valez pas mieux que les esclaves de la déesse et la prochaine fois, vous feriez mieux de rejoindre leurs rangs !
-Mère !
Cette fois-ci, ce fut à elle de se lever. Leigh retînt sa respiration pour n’émettre aucun sanglot malgré son nez qui coulait. Elle détestait quand tout le monde s’énervait.
-Répétez ça, pour voir ! S’offusqua grand-père Léopold. Il s’était lui aussi redressé sur sa chaise.
-Un peu, que je vais le répéter : vous n’êtes rien d’autre que du sang à faire couler ! Vous nous faites gaspiller notre précieux temps avec l’incompétence de vos enfants !
Là, plusieurs adultes quittèrent leurs chaises. Agazio, habituellement imperturbable, avait cessé de manger. Leigh observait les grands, devenus géants, en gémissant. Elle n’aimait pas leurs cris et elle avait peur. Elle ne savait ni comment ni pourquoi, mais ça allait mal se terminer. Ses larmes perlèrent sur ses cils.
-Vous pouvez parler, vous qui n’êtes pas fichue d’user de votre magie noire correctement. Êtes-vous seulement parvenue à mener une seule cérémonie à bien ?
Piquée au vif, Allabelle éleva une main et un craquement lugubre retentit dans la pièce. Léopaol s’effondra sur sa chaise. Leigh éclata en sanglots.
-Ça suffit ! Vociféra sa Addolorata. Vous faites peur aux enfants ! Agazio ne semblait pas avoir peur. Lysistrate n’a que cinq ans !
-Elle devra apprendre un jour ou l’autre. Renchérit l’ailleule.
-Pas maintenant. Elle lança un regard noir à chaque personne dans la pièce. Vous êtes fous et mal élevés, tous autant que vous êtes.
-Toi aussi, ma fille.
Elle ne l’écouta pas. Passant une main rassurante dans le dos de Leigh, elle l’accompagna jusqu’à sa chambre.
La petite fille tressaillit. Elle voulut s’enfuir et regagner son lit, mais ses pieds étaient cloués sur le sol. Elle considéra sa mère avec crainte. Son visage n’était éclairé que par les lueurs orangées d’une chandelle, alors qu’elle venait de la surprendre sur le palier, en pleine nuit. Elles échangèrent un même regard inquiet et silencieux, rythmé par le grondement de voix sourdes.
-Tu ne dors pas ?
Leigh se mordit l’intérieur des joues. Elle devait trouver un mensonge, sinon sa mère allait la gronder. C’était sûr.
-Réponds ! S’écria Addolorata. L’enfant sursauta.
-Je n’arrive pas à dormir. C’est à cause du bruit…
Ce soir, toute la famille avait fait la fête. On lui avait dit qu’après des mois de recherches, on avait fini par retrouver oncle Danelius. Pour l’occasion, les parents de Leigh avaient préparé un grand repas. Ils avaient mangé, bu, ri, ils avaient dansé un petit peu de tango. L’événement avait mis du baume dans le cœur de la petite fille, alors que ces derniers temps avaient été moroses. Puis était venu l’heure pour elle de se coucher. Du plus loin qu’elle se souvenait, Leigh n’avait jamais eu le droit de rester jusqu’au bout d’une soirée. Cette nuit-là, elle n’avait même pas pu voir le revenant dont on avait tant parlé.
-Je voulais revoir oncle Danelius… Finit-elle par avouer.
-Oh, vraiment ? Siffla sa mère sur un ton tranchant.
-Lysistrate ?
Grand-mère Allabelle était apparue derrière cette dernière. Malgré son âge, elle était plus grande, ce qui la rendait aussi plus effrayante. Un sourire bordait les coins de sa bouche.
-Tu es venue voir la Cérémonie ?
Addolorata protesta, mais l’aïeule la fit taire. Leigh fronça les sourcils. Elle ignorait de quoi elle faisait mention. Toutefois, elle opina du chef. C’était certainement là qu’elle retrouverait Danelius, non ? Allabelle lui tendit la main.
-Dans ce cas viens ma chérie. Nous allons voir ton oncle.
Excitée plus que de raison, Leigh la suivit. Elle ne remarqua pas l'échange de regards noirs entre les deux matriarches.
-Elle est en âge.
Elles descendirent les marches qui menaient à la cave. Les voix, les chants et les cris qu'elle avait entendus depuis sa chambre devinrent plus distincts, plus forts. Un relent dérangeant chatouilla ses narines. L’odeur était lourde, étouffante, mélangeant transpiration et saveur métallique. Le tout se mêlait à l’humidité froide du sous-sol.
Dans la semi-obscurité, Leigh regarda les corps se mouvoir. Des hommes et des femmes s'étaient rassemblées en cercle vers l’unique point éclairé de la salle, récitant des chants et des prières qu’elle ne parvenait pas à comprendre. Un craquement retentit et fut immédiatement suivi d'un cri déchirant. Cela raviva la fureur de la foule. Allabelle guida sa petite-fille jusqu'à eux et la poussa à l’intérieur de la forêt humaine afin qu'elle se fit une place au premier rang.
Oncle Danelius était là. Elle voulut crier son nom mais en fut incapable. Elle ne sut comment, mais elle comprit que c’était lui. Le visage de ce dernier était pourtant méconnaissable. Il était nu. Déformé. Trempé de sueur, de sang. Il émanait de lui un cri aussi informe que sa personne. Leigh regarda, les yeux exorbités entre l’horreur et la fascination. Elle repéra son frère de l’autre côté du cercle. Impassible. Elle comprit que ce n’était pas la première fois qu’il venait.
La Valse Destructrice opéra un craquement digne d’un coup de tonnerre et le corps de son oncle se déforma un peu plus qu’il ne l’était déjà. Leigh se tourna vers l’opérateur de ce supplice. Malgré la cape noire qui cachait sa silhouette et la capuche qui recouvrait son visage, elle reconnut Nazare. Son attention se reporta encore sur Danelius. Les chants scandés autour d’elle étaient hypnotisant. Elle n’avait jamais vu un corps nu, ni prenant de pareils angles. Elle n’avait jamais vu autant de sang, à tel point qu’elle n’était pas sûre que cela en fut.
Le spectacle fut interrompu à l’issue d’un ultime craquement, où oncle Danelius s’effondra au centre du cercle. Allabelle entra dans la lumière, les bras levés. Les chants et les vois se turent d’un coup. Sa grand-mère lui offrit un sourire rassurant et l’invita à s’approcher. Après une hésitation, Leigh s’avança pour prendre sa main, sous les regards attentifs de plusieurs dizaines d’inconnus. D’habitude, ce genre d’exposition l’aurait plongée dans une angoisse importante, mais ce n’était pas le cas cette nuit-là. Elle se sentait très calme, comme si elle était plongée dans une scène trop irréelle pour être sa vie, mais trop réaliste pour être un rêve.
-Lysistrate, ma petite fille. Il est temps aujourd’hui de te montrer ce à quoi travaille cette famille depuis des générations.
Toutes deux s’approchèrent de la carcasse torturée. Contrairement à ce que Leigh avait cru, Danelius n’était pas mort. Il respirait encore.
-Ton oncle était un homme très important dans notre communauté. Il était doté de dons exceptionnels. Sais-tu comment nous le savons ?
Leigh secoua la tête et Allabelle pointa du doigt le tas de chair informe devant eux. Elle descendit ses yeux sur son corps. Sur sa peau, elle vit une tache de naissance. Elle ressemblait à un croissant de lune.
-Mais ton oncle a choisi de devenir un traitre en fuyant ses responsabilités et en nous enlevant son fils, qui est doté du même don que lui. Alors aujourd’hui, nous lui faisons payer.
Un râle fébrile s’échappa de ce qui aurait probablement dû être une bouche.
-Aujourd’hui, Lysistrate Dogma, il est temps de t’honorer et de te bénir du sang des sacrés. Allabelle s’empara d’une coupelle, qu’elle pressa contre la peau ensanglantée de son beau-fils. Quand elle fut pleine, elle l’adressa à Leigh. Avec ce sang, Ethelba t’accordera l’éternité, mon enfant. Bois.
Leigh accepta le récipient. Elle le porta machinalement à ses lèvres. Elle ne réfléchissait plus, même si elle avait soudainement envie de pleurer. Elle n’était déjà plus tout à fait elle. Le sang inonda ses papilles et elle avala le liquide. Plusieurs gorgées. Autour d’elle, les chants avaient repris avec vigueur et l’encourageaient à poursuivre jusqu’à la dernière goutte. Quand elle rouvrit les yeux, le cercle avait rétréci. Sa grand-mère prit son visage entre ses mains et déposa un baiser sur son front. Nazare avait bu le sang à ses côtés.
-A présent, que tous viennent se nourrir de l’éternité avant d’offrir le corps du traître à la déesse.
Un à un, les fidèles s’alignèrent et la coupelle fut distribuée à chacun d’entre eux. Leigh les ignora. Elle préférait scruter le moindre détail de ce qu’il restait de son oncle, le souffle court. Elle finit par éclater en sanglots tandis qu’elle serrait son poing contre son ventre pour ne pas vomir. Tous ces gens allaient boire son sang et ensuite, il mourrait. Absorbé par la Valse, dévoré par la Magie Noire, où le Néant serait son tombeau.
Le cri des talonnettes sur le sol de pierre se réverbérait et remontaient en ricochets contre les murs jusqu’à la surface. Les poings serrés, la posture stricte, le port de cou verrouillé, Allabelle quittait le lieu de tous les cauchemars qu’elle avait jusqu’ici animé. De tous les cauchemars, ou presque. Elle-même avait fait des choses affreuses, mais celles-ci, jamais. C’était immonde, inutilement obscène et de fait, tout à fait contre la volonté de la déesse.
Agazio, lui, allait dans l’autre sens. Il leva un regard indifférent vers le courroux de sa grand-mère, passa son chemin. Les états d’âme de cette dernière lui passaient généralement au-dessus. Bien qu’elle fît partie des membres les plus importants de leur communauté, l’esprit de l’aïeule était à l’image de son corps : sec, rigide et dépassé. Elle était de l’ancien temps et sa recherche d’éternité ne l'aidait malheureusement pas à prendre du recul sur ses propres idées pour les dérider un peu.
-Va raisonner ta sœur. Elle est devenue totalement hors de contrôle.
L’adolescent prit une inspiration, soupira, passa son chemin. Hors de contrôle ? Il en fallait peu pour mettre sa grand-mère sur les nerfs, mais beaucoup pour qualifier la situation de “hors de contrôle”. Agazio accéléra.
Avec les années, la cave s’était agrandie. Ce n’était plus l’alcôve bas de plafond dans laquelle les adeptes s’étaient entassés jusqu’à ce qu’il y régnât une atmosphère suffocante. Les galeries s’étaient creusées pour devenir un véritable réseau entre les maisons avoisinantes – toutes de fidèles ou de membres de la famille. Depuis quelques années, les rencontres étaient devenues plus faciles et plus fréquentes. Les esclaves étaient devenus une ressources omniprésente.
Le murmure des plaintes et des gémissements n’avaient nécessité que quelques marches et dizaines de mètres pour se préciser, jusqu’à devenir parfaitement clairs. Agazio apparut dans le dos de Lysistrate, qui avait investi l’une de leurs pièces de torture. Elle était courbée vers l’esclave couchée et attachée sur la table centrale.
-Qu’est-ce que tu fais ?
Le bruit humide attira son regard vers les doigts de sa sœur alors que cette dernière les extirpait du sexe de sa victime. Leigh lui lança un regard par-dessus l’épaule.
-J’expérimente.
Il grimaça. Quand elle inséra de nouveau des doigts dans l’orifice, il détourna les yeux. Il y avait cette odeur dans la pièce. Faible, presque imperceptible, mais suffisamment présente pour le déranger. Le grésillement de la Valse Destructrice à l’intérieur même de ses chairs fit se tordre l’esclave de douleur.
-Nous torturons physiquement, mais jamais nous ne nous en prenons à l’intimité des gens. Exposa la Sorcière.
-Nous les exposons nus à nos sévices.
-Ce n’est pas suffisant. Nous pourrions aller plus loin. Elle remua dans sa victime. Elle avait ouvert un livre sur la table d’expérimentation. Il paraît qu’un viol est une expérience horrible. Est-ce que tu l’as déjà fait ?
Il déglutit.
-Tu sais bien qu’avant le mariage…
-Il y en a plein qui le font avant. Coupa-t-elle. Surtout les hommes. Tu pourrais t’entrainer sur une fille vulnérable.
Elle n’était pas tournée vers lui, mais Agazio avait pourtant le sentiment désagréable qu’elle le regardait avec insistance.
-Tais-toi. Tu dis n’importe quoi.
Elle attrapa sa main.
-Tiens, viens voir…
Elle l’avança jusqu’à l’entrejambe de l’esclave qui s’était pétrifiée. Agazio se libéra avec violence. Il recula.
-Laisse-moi en-dehors de tout ça. Grand-mère m’a dit de venir t’arrêter.
-Ah oui ?
Un ricanement plus tard, sa main visqueuse et puante pressait les joues de son aîné. Encore une fois, Agazio se débattit. L’odeur l’étouffait et il sentit son estomac se tordre. Il repoussa Lysistrate et lui asséna une gifle.
-Espèce de folle !
Sa sœur éclata de rire. Il regretta aussitôt son geste. S’il continuait, elle allait croire qu’il était impuissant ou qu’il aimait les hommes.
-Quoi ? Elle voulut réitérer la provocation, mais avec plus de véhémence. Elle accula Agazio contre le mur froid de la cave. L’odeur infecte polluait ses narines. Il suffoquait. Il crut un instant que la main de sa sœur sur son visage allait le tuer. C’est pourtant simple : grand-mère a dit que le seul moyen d’atteindre l’éternité est de torturer au nom d’Ethelba. Tout ce que j’ai vu en grandissant, c’était une vieille peau qui n’a toujours pas trouvé le salut malgré ses histoires d’élu. Danelius est mort pour rien. Son fils aussi. Elle avait dit qu’ils nous sauveraient, mais à la place, deux d’entre nous sont morts. S’il existe véritablement un salut, alors j’en cherche aussi la voie. J’essaie seulement de ne pas reproduire les erreurs des croulants.
Agazio lui donna un coup de genou. Leigh se plia en deux. Un râle échappa à ses lèvres. Grand-mère Allabelle avait raison : Lysistrate était en train de faire n’importe quoi.
-Arrête. Tu vas t’attirer la honte de toute la famille. Sur toute la famille.
-Et ? Haleta-t-elle.
Il se contenta de s’écarter et cracha par terre. Si sa sœur souhaitait se transformer en une vulgaire pute, c’était son problème. Seulement, sa réputation allait salir sa sienne, et cela il ne pouvait pas l’accepter. Il devait… faire quelque chose.
-Catin.
Profondément dégoûté, il repartit en sens inverse, dans l’ombre des couloirs étroits. Il devait faire quelque chose pour empêcher ce merdier de s’embourber davantage. Mais sa sœur était têtue. Comme sa grand-mère, il n’avait pas la moindre idée de comment s’y prendre.
Un cri retentit comme un coup de tonnerre contenu entre quatre murs. Restée en retrait du cercle d’expérimentation, Lysistrate annota son carnet. Au cours des derniers mois, plusieurs dizaines de reliures s’étaient empilés sur le bureau qu’elle avait fait installer ici. La discipline avait changé depuis le décès de grand-mère Allabelle, qui avait elle-même suivi la mort des autres principaux piliers de leur communauté. Pour poursuivre le travail de ses aïeux, Leigh avait privatisé une partie des souterrains pour elle et son frère. Au fil des années, Agazio avait fini par tolérer les pratiques obscènes de sa cadette, sans pour autant y prendre part. Il s’était contenté d’exécuter les supplices classiques mettant au défi l’anatomie de ses victimes. Leigh avait failli le convaincre, une fois. Il avait failli l’aider en violant quelques esclaves féminines, mais la raison l’avait rappelé à l’ordre. Elle avait dû prendre des dispositions à sa place.
-Tu vas la tuer.
Leigh leva le nez de ses notes et dévisagea avec une profonde indifférence la femme nue et pétrie par les interminables expériences de sa tortionnaire. Elle était nue, sale. Son corps ne suintait pas que de transpiration et s’accompagnait à cela une odeur de chair passée par divers états, de la putréfaction à la carbonisation.
-Encore un peu.
La Magie Noire fila entre ses doigts, tordant un peu plus les articulations de la pauvre esclave.
-Je me demande ce que ça fait, de subir ça. Songea-t-elle.
Elle l’avait dit avec l’innocence de la petite fille qu’elle avait été. Ce n’était pas la première fois qu’elle se posait la question. Elle s’était soumise à quelques décharges de sa Valse Destructrice sur son propre corps, sa peau noircie sur ses avant-bras en témoignaient. Elle n’avait malheureusement pas eu le courage d’aller plus loin que ces petites incommodités. La douleur l’excitait autant que son fichu instinct de survie lui disait d’en avoir peur. Avoir l’entier contrôle de sa situation n’était pas drôle.
-Tu es sûr que tu ne veux pas la violer ?
Nombre de femmes et d’hommes avaient subi l’assaut de ses mains et de ses cuisses. C’était sous cette terre qu’elle avait perdu sa virginité et elle avait adoré chaque seconde. Mais elle cherchait toujours à faire autrement, à découvrir d’autres méthodes. Agazio ne se donna pas la peine de répondre à son énième proposition. C’était toujours non.
-Tu devrais sortir de cette grotte et trouver un travail. Un vrai. Leigh parut interloquée. Tu coûtes trop cher en esclaves.
Avec la mort des grands pontes de la communauté s’étaient aussi évaporés les contrats, les arrangements et l’argent qui leur avait permis de se fournir si aisément en bétail. La situation n’était pas nouvelle mais Leigh avait réussi à maintenir ses yeux fermés jusqu’ici malgré les avertissements des siens.
-C’est le prix à payer.
-Ne dis pas n’importe quoi. Tu passes ton temps à gesticuler sans réfléchir aux sévices que tu pourrais créer.
-J’ai besoin d’être stimulée.
Agazio attrapa son poignet, si fort qu’il lui fit mal. Il avait beau être un Sorcier, il avait ce goût pour l’usage des poings. Les esclaves étaient un bouclier efficace contre ses accès de colère.
-C’est l’une des dernières. Économise-la pour autre chose que tes caprices.
-Non, je…
Elle s’agita mais une claque mit fin à ses plaintes. La large main s'agrippa à son col et elle se retrouva tractée jusqu'à l'haleine chaude et humide du géant. Elle ne chercha pas à se débattre. Sa puissance était assez impressionnante et pour tout dire, il n’était pas désagréable d’être soutenue de la sorte. Si elle décidait de palper son biceps, l’éjecterait-il contre le mur pour se soustraire au contact ?
-Ça suffit. Je t'ai donné un ordre et tu vas m'obéir.
Elle le considéra avec une insolence non dissimulée tandis que l’amusement venait adoucir sa mine.
-Comme tu voudras, mon frère. Ou comment dois-je t’appeler ? Maître ?
-Ferme-la. Tu cesses toute activité à partir de maintenant.
-Sinon quoi ?
Il se pinça les lèvres. Ils avaient beaucoup travaillé ensemble et il aimait sa sœur, mais toute provocation dont elle faisait preuve était un élément qu’il ne pouvait plus tolérer.
-Je te ferai cesser. Il la lâcha. Leigh se laissa tomber par terre comme un bout de chiffon. Si elle n’avait pas été de son sang, il lui aurait craché dessus. Il se contenta d’une grimace de dédain. Elle était ridicule. Range tout ça et remonte au salon. On a des invités.
Ça n’était pas vrai. Il voulait juste qu’elle foute le camp d’ici.
Plus le temps passait et plus la tension dans le fond de sa gorge s’accentuait ; sa respiration, bien que d’ampleur faible, était erratique ; sa jambe sautillait frénétiquement sous la table à manger. Le menton appuyé dans l’une de ses paumes, Leigh mâchouillait son ongle tout en scrutant un point fixe situé droit devant elle. L’espace entre ses deux sourcils était raccourci par des rides verticales.
-Lysistrate.
Leigh avala une grande goulée d’air en retrouvant la surface. Elle retira son doigt de sa bouche en cherchant l’origine de la voix. Trouvant d’abord son frère, elle finit par poser son attention sur sa mère.
-Pour qui te prends-tu ? Je ne t'ai pas élevée comme ça. Tiens-toi bien.
Addolorata elle-même se redressa, retrouvant le port sec d’une femme acariâtre que Leigh ne connaissait que trop bien. Elle ressemblait de plus en plus à Allabelle. Son côté tranchant et trop strict lui donnait des frissons. Leigh avait la sensation de voir un cadavre en lambeaux reprendre possession de celle qui avait été si protectrice des années plus tôt. La Sorcière retira ses coudes de la table et considéra son assiette dans laquelle reposait le dîner fumant. Elle n’avait pas faim. L’odeur lui donnait envie de rendre alors même qu’elle n’avait rien avalé.
-Qu’est-ce qui ne va pas ? Croassa sa mère.
Leigh feignit la surprise.
-Rien. Je réfléchissais à ce que je pourrais faire.
Il y avait mille et une façons de pratiquer la torture et son imagination trouvait des limites là où il n’aurait pas dû y en avoir. Elle avait besoin de franchir ces limites.
-Tu t’es décidée à trouver un travail ?
-Je n’y ai pas encore songé.
Ce ne fut qu’en répondant que la jeune femme réalisa que la question n’en avait pas été une. Elle sentit le regard lourd de son frère lui brûler la tempe. Elle n’avait pas oublié la discussion qu’ils avaient eu quelques jours plus tôt. Depuis, elle n’était plus descendue une seule fois dans les sous-sols. Seulement voilà : au fil des années, les sous-sols lui étaient devenus plus familiers et chaleureux que sa propre chambre, qu’elle avait si ardemment chéri durant son enfance. Ils étaient devenus sa drogue, son exutoire. Son temple.
-L’esclave est encore en vie ?
Ses dernières sessions d’expérience avaient été foudroyantes, tuant plusieurs suppliciés dans la même journée. Quelques domestiques y étaient passés aussi et il avait fallu les remplacer de toute urgence. Comme il n’avait pas pulsé suffisamment longtemps sous les coups de la douleur et de l'adrénaline, leur sang n’avait eu aucune valeur. Les dernières expériences de la jeune Dogma n’avaient été que de l’argent jeté par les fenêtres au cœur d’une situation déjà délicate.
-Oui. Je n’y suis pas retournée.
-Bien.
Depuis la mort de sa propre mère, Addolorata avait maigri. Ses traits pâles et tirés avaient été creusés par la fatigue. Une forme d’agacement permanent avait trouvé refuge sur son front. Elle posait la question tous les jours, persuadée que sa fille n’avait pas pu résister à l’idée d’aller faire une promenade quelques mètres sous leurs pieds. Mais comme à chaque fois qu’elle lui posait la question, Leigh rétorquait :
-Un jour où l’autre, il va bien falloir reprendre les recherches. Les rituels ne suffisent pas et…
-Cesse de faire l’enfant.
On entendit Agazio souffler. Cet échange était une ritournelle ridicule et stérile qui durait depuis autant de jours que la porte de la cave était fermée à double tour et que sa clef était confisquée.
-Ce n’est pas faire l’enfant, il s’agit de…
-Assez ! Si j’entends une fois de plus les arguments de ton caprice, je t’assure que je n’hésiterais pas à t’enfermer à la place de cette vulgaire femme et que je tâcherai de te faire taire !
Un éclat de rire s’échappa de la bouche de Leigh, qu’elle s’empressa d’étouffer. Sa réaction était moins menée par l’insolence que par la surprenante menace de sa maternelle. Cette dernière poinçonnait sur elle son regard glaçant. Ses lèvres pincées empêchaient quelques paroles trop acerbes de franchir la barrière du politiquement correct.
-Cela t’amuse ?
-Non.
-Je t’ai laissé faire les obscénités que tu souhaitais, en dépit de ce qu’en pensent les autres membres du culte. Ce que tu profères ne te mènera à rien, Lysistrate. Nous ne pouvons plus fonctionner comme ça. Tu dois comprendre.
-Oui.
La tension retomba d’un seul coup. La viande dans leurs assiettes semblait en être devenue totalement froide. Leigh avait plongé son attention dans la chair inerte avec un intérêt trop prononcé. Un éclair de lucidité traversa lumière dans ses yeux.
-Peut-être que ma solution n’est pas la bonne. Admit Leigh. Addolorata acquiesça. Je devrais cesser de m’acharner sur l’esclave.
Un sourire en coin déforma son visage. Elle se leva.
-Que fais-tu ?
La jeune femme fondit sur sa mère. Elle savait parfaitement où chercher. Sa main s’enfonça dans sa poche et dégota sans crainte de trousseau de clefs. Les cris de protestation et les griffes qui l’agrippèrent coulèrent sur elle comme la pluie sur une plume. La Sorcière avala la distance jusqu’à la cave et disparut aussi vite dans la gorge sombre et béante de la cage d’escalier.
-Lysistrate !
A l’écho dans son dos s’ajoutait des pas dévalant les marches avec précipitation. Leigh courut jusqu’à l’alcôve où était détenue la dernière esclave. Elle attrapa celle-ci par les cheveux sans ménagement. Un gémissement s’échappa du corps décharné.
-Tu es libre.
Se munissant d’un couteau, Leigh l’égorgea. Le sang gicla sur son visage. La pauvre poussa un râle rauque alors que le rouge recouvrait le sol. Le corps prit du poids que la Sorcière ne s’embarrassa pas à porter plus longtemps.
-Par Ethelba, Leigh ! A quoi tu joues ?
Agazio la saisit par le col et l’envoya valser loin du corps agonisant. En rattrapant la distance, il lui colla une droite.
-J’ai compris où se trouve la miséricorde d’Ethelba. Dit-elle en tenant sa joue brûlante.
Le cri d’effroi de sa mère arracha un rire sardonique à la cadette. Un rictus frémit aussi sur les lèvres de son frère. Il allait lui faire passer un sale quart d’heure.
-Espèce de folle ! Tu as perdu la tête ? Vociféra Addolorata.
Leigh n’écoutait pas. Elle dévorait Agazio des yeux. Pourquoi n'y avait-elle pas pensé plus tôt ?
-La miséricorde ne provient pas des autres. Elle prit ses mains et y déposa le couteau ensanglanté, qu’elle pointa vers elle. Je vais avoir besoin de toi.
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