Lever de rideau

Greta Van Fleet - When the curtain falls

Les yeux fixés sur le rideau, Milo se mordillait les lèvres. « Milo ? Tu m’écoutes ? » Non. Il y avait quelque chose qui bougeait, derrière. « Eh, Milo. Miiiiiiiloooooo ! » Une main s’agita devant son visage. L’adolescent fronça le nez et reporta son attention sur son interlocuteur, agacé. « Concentre-toi, s'il te plaît. » « Je suis concentré. » L’autre eut une moue dubitative. « Pas sur notre exposé, en tout cas. » « Moui. » Il étala son buste sur la table et cala son menton dans son coude, l’avant-bras relevé contre sa mâchoire. Du bout des doigts, il joua avec les mèches qui tombaient sur sa nuque. « Je préfère travailler dans mon lit. » fit-il, avant de bâiller à gorge déployée. « Dans ton lit ? » Il mâchouilla de contentement. « Oui. Comme ça, je peux alterner avec des siestes, et je reste bien au chaud sous ma couette. Ça marche aussi avec un fauteuil bien douillet, avec un plaid, mais pas avec ces chaises-là. » Il lâcha un long soupir. « Elles me font mal aux fesses. J’ai envie d’aller courir. J’en ai maaarre de travailleeer, Anseeeelme. » geignit-il en s’affaissant un peu plus sur le bureau. « Tu… Non, mais… Il faut qu’on finisse. On finit ça et après, on arrête. D’accord ? Milo. » Les iris du garçon s’étaient à nouveau fixés sur le rideau, qui bougeait au gré des mouvements de celui ou celle qui s’y croyait caché. Ses pupilles dilatées semblaient prêtes à absorber le monde dans son ensemble. « Milo ! Eh ! » Il s’était relevé d’un bond et, déjà, se dirigeait en trottinant vers sa proie. Il s’arrêta à l’angle d’une bibliothèque et observa, figé. Seule sa queue cisaillait l’air, battant la mesure de la chasse.

Quelques secondes s’écoulèrent, durant lesquels Anselme tenta de rejoindre le dissipé. Il n’eut pas le temps de mettre la main dessus : l’Eversha bondit soudain hors de sa cachette, courut à vive allure, renversa une pile de livres, fit s’envoler des tas de feuilles et chuter des stylos, puis se jeta derrière le tissu, toutes griffes dehors. Il n’y avait strictement rien, rien d’autre qu’un courant d’air. Néanmoins, au comble de l’excitation, le chat n’en tint pas compte : il passa d’un côté et de l’autre du rideau, le regard fou et les gestes extatiques. Soudain, il sauta en l’air et planta ses griffes dans le taffetas bordeaux, décidé à grimper jusqu’à la tringle. Mais celle-ci ne supporta pas son poids : à la seconde où il s’accrocha, elle émit un chuintement sinistre dont l’écho se répercuta à travers toute la bibliothèque. La barre de métal se détacha d’un coup sec. En se sentant chuter vers l’arrière, Milo poussa un miaulement stupéfait, bientôt recouvert par le claquement de la tringle sur le parquet ciré. Quelques exclamations surprises et raclements de chaises précipités ajoutèrent au chaos ambiant, tandis que le rideau retombait lentement sur le brun pour mieux le draper de son méfait. Il se mit aussitôt à se débattre comme un beau diable, en feulant à tout va.

516 mots

La guerre des gangs

It's Hard Work - Joe Hisaishi

Ça m’embête un peu, mais je ne sais pas comment lui dire. Le souci c’est qu’avec la remise des exposés qui approche, il faudrait vraiment qu’on puisse travailler dessus ensemble : j’ai peur qu’elle soit perdue au moment de la présentation. Je laisse ma queue effleurer lentement le sol en cherchant une réponse appropriée, mais elle commence déjà à s’éloigner :

— « Bon, je suis sûr que tu vas t’en sortir, hein, Ollie ? Gentil Ollie ! Hé, attendez-moi, j’arrive ! »

J’étire un sourire ravi : elle a dit que j’étais gentil ! Allez, pas de quoi se mettre la pression, je vais finir ce compte-rendu, et je suis sûr que j’aurais le temps de lui donner quelques clés en main pour les éventuelles questions, comme ça, elle n’aura aucun problème quand il faudra présenter le tout. Avec un geste de la main et un air confiant, je réponds :

— « Ouais, pas de soucis ! Amusez-vous bien ! »

Elle n’a pas l’air de m’avoir entendue, et avec ses amies qui rigolent fort, ma voix n’a pas dû porter jusqu’à elle. Tant pis ! En tout cas, ça a l’air vraiment sympa ces soirées, il faudra que je lui demande un jour si je peux venir aussi. Mais pour l’instant, exposé ! Je vais aller m’installer dans un coin chaud de la bibliothèque, et potasser notre sujet. Plus je le travaille, et meilleure sera notre note, et donc elle sera encore plus contente de moi ! J’aurais bien aimé aller jouer aussi, mais j’irais demain, ou peut-être que j’irais faire un tour ce soir, avant d’aller dormir. Le chemin pavé qui traverse le jardin et qui mène à la bibliothèque est chaud, et l’herbe qui le borde, rutilante. Dans la cour, plusieurs groupes d’élèves chacun à leurs occupations, que ce soit une séance de révision à l’ombre, ou un jeu du Loup entre les arbres. Mes oreilles dressées s’agitent et je ne peux m’empêcher de laisser apparaitre mes canines en souriant face à toute cette activité. En quelques minutes, j’arrive dans l’antre solennel qu’est la bibliothèque : ici pas question de jouer ou de courir, malheureusement, et c’est le silence qui règne en maitre. Mon sourire s’affaisse un peu. Ça aurait quand même été plus amusant si elle avait été avec moi pour travailler. Souvent, quand je suis tout seul, je m’ennuie, et ça m’empêche de me concentrer efficacement. J’aurais peut-être dû prendre quelque chose à manger avant de partir.

Quand je cligne plusieurs fois des yeux, ça doit faire au moins une heure et demie que je suis assis, à recopier des passages des livres que j’ai emprunté. Je baille à m’en décrocher la mâchoire, et je mache un peu dans le vide. J’ai encore du boulot, mais ça fait bientôt dix minutes que je n’avance pas bien vite. À la maison, même quand elle ne pouvait pas être avec moi, Maman passait toujours régulièrement pour voir si je m’en sortais. D’un autre côté, elle ne m’a jamais rien demandé de particulièrement difficile, Maman. Allez, maintenant que je suis à l’école, il faut redoubler d’effort ! Il faut qu’elle soit fière de moi, et moi aussi, il faut que je sois fier de moi !

C’est le fracas d’une tringle de rideau qui me réveille brutalement, étirant entre moi et le livre qui m’a servi d’oreiller un filet de bave que je balaye bien vite. J’ai la marque des pages imprimée sur la joue, et il faut que je cligne plusieurs fois des yeux avant de comprendre où je me trouve. AH ! La bibliothèque ! L’exposé ! Je jette un coup d’œil rapide par la fenêtre et je constate avec effroi que la journée a bien avancé sans moi, contrairement à notre présentation. Avec un gémissement plaintif, je ramasse mon crayon. Pas de ballade nocturne pour moi ce soir, on dirait. Les mouvements vifs du tissu m’attirent l’œil : on dirait que celui ou celle qui s’est pris le rideau sur la tête n’arrive pas à s’en sortir. D’instinct, je me lève pour aller lui porter secours. Je m’approche et j’essaye de me montrer rassurant :

— « Attends, je vais t’aider ! Arrête de bouger partout, tu risque de te faire mal ! »

Encore endormi, j’ai du mal à trouver le rebord de l’étoffe, et j’ai beau y faire, la victime de la pièce de tissu laisse échapper des bruits inquiétants : tu parles d’un gentil Ollie.

742 mots

Lever de rideau

Greta Van Fleet - When the curtain falls

Milo entendait des voix. Elles ne faisaient qu’ajouter à sa confusion, rendant plus brusques et fébriles encore ses tentatives pour se débarrasser du rideau assaillant. Emprisonné, presque emmailloté dans le tissu, il se sentait à l’étroit, restreint, étouffé, et cette sensation décuplait sa frénésie. Il avait toujours eu besoin de grands espaces pour s’épanouir pleinement. Son impression d’enfermement s’accentua d’autant plus lorsqu’un poids s’écroula sur son estomac. Il poussa un feulement de terreur et de mécontentement mêlé, en même temps que l’odeur qui ne l’avait pas troublé jusque-là le frappait de plein fouet : ça puait comme Lou, mais ça n’était pas Lou. Il se tortilla tant bien que mal et, par miracle, réussit finalement à sortir la tête de sous l’épais rideau. Après quelques secondes d’hébétude nécessaires pour qu’il recouvrît ses esprits, il planta son regard vert sur les deux intrus. Un pli mécontent barrait son front et ses lèvres, si serrées, semblaient scellées. Il s’agissait, effectivement, de camarades de chambre de la chienne. D’autres canidés. Le chat, toujours vautré à même le sol, redressa le menton et afficha un air hautain. Il parvint à dégager ses mains et à repousser le corps du brun affalé sur lui. « Vous n’avez aucune manière. On ne saute pas comme ça sur les gens. » fit-il savoir, en se mettant à quatre pattes pour se hisser sur deux pieds. Lui, perdre la face ? Jamais de la vie. C’était une question de survie. Il toisa les deux individus. Petits, avec des têtes de gentils et cet air que tous les chiens semblaient promener autour d’eux où qu’ils allassent. Un air un peu benêt. Milo renifla avec mépris. Dans son dos, sa queue battait un rythme agacé. Il ne détestait pas les canidés, mais il était si vexé par sa mésaventure qu’il était incapable de faire le moindre effort de politesse. « Vous devriez remettre le rideau en place avant que quelqu’un ne vienne vous disputer pour votre bêtise. » Sans demander son reste, il s’éloigna d’un pas qu’il voulait leste, en réajustant le tomber de ses vêtements bouleversé par son combat contre le tissu. Avec Lou, ce genre de stratagèmes fonctionnait à chaque fois. Elle culpabilisait d’une erreur qu’elle n’avait pas commise au point de réparer ses fautes pour lui. Elle revenait plus tard pour grogner, mais dans ces moments-là, soit il l’ignorait, soit il lui adressait une petite pichenette sur le bout du museau en rigolant.

406 mots

La guerre des gangs

It's Hard Work - Joe Hisaishi

Des plis, des replis, et une boule de nerf qui feule et qui grogne : j’ai beau y mettre de ma personne, rien n’y fait. Je suis pas le plus adroit avec mes mains, mais il faut bien avouer qu’il m’aide pas en gigotant dans tous les sens. Il y a une partie de moi qui est désolée pour lui, et l’autre qui commence à trouver ça amusant, il faut surement que je me calme. Pourtant c’est avec un grand sourire que j’accueille César dans la mêlée : il vient aider aussi ! Ou peut-être qu’il vient jouer, vu comment il se jette sur la victime. Pendant une fraction de seconde, je dois me faire force pour ne pas me jeter à plat ventre sur la pile, moi aussi. Ma queue frétille en voyant la tête de Milo jaillir des plis du tissu.

— « Oh, salut Milo ! »

Il n’a pas l’air content. Je crois qu’il n’aime pas jouer. Pourtant sa queue s’agite à lui aussi : au fond, ça doit l’amuser, mais ce n’est pas le premier que je vois agir un peu froidement. Maman disait qu’avec la crise d’adolescence, certains enfants se mettaient à être grognons. J’imagine que ça doit être ça : il a les joues un peu rouges et le regard fuyant. Pas que le regard, d’ailleurs ! En quelques longes enjambées, il fiche le camp. Le temps que j’aide César à se relever, il a disparu.

— « Bein ça ! Il… Il a raison ! Il faut qu’on range vite, sinon on va se faire gronder. »

Que ce soit moi ou le Chihuahua, ni l’un ni l’autre n’est particulièrement grand, ça serait plutôt l’inverse. Un regard inquiet vers la barre de rideau qui trône trois mètres au-dessus du sol me confirme que la tâche ne va pas être aisée. Je jette un œil à droite, à gauche : quelques personnes nous observent avec incertitude, l’air de dire qu’on l’a dans l’os. Il y a bien des chaises, mais elles ne me réussissent pas tant que ça. N’importe quoi qui n’est pas au sol en fait, ça ne me réussit pas. C’est pour ça que Maman m’a appris un peu de magie, mais je ne suis pas certain que ça suffira. En me concentrant, le bout de la langue sortie, j’essaye de manipuler la barre et le tissu pour les faire s’élever dans les airs. Fait amusant : il n’est pas plus aisé de manier un grand drap lourd et emmêlé par la magie qu’avec ses mains. Quelques instants plus tard, le tout manque de me retomber dessus. Sourcils froncés, je retrousse les manches de ma chemise. J’annonce au Chihuahua :

— « Bon, j’ai une idée, mais ça pourrait ne pas marcher. Si ça marche pas… Et bah, on verra. »

Ça va prendre du temps, il faut que je l’énonce clairement.

— « Alors… Que le tissu… Non. Que le rideau, et sa barre – non, ça il ne va pas aimer… Que le beau tissu de ce rideau se rattache à sa grandiose tringle ; alors ladite tringle pourra se raccrocher au mur ! »

Alors que je déclame mes mots, la magie vient s’insuffler dans le tas informe de plis et de revers. Il est agité d’un soubresaut, et avec un large sourire, je le vois doucement s’élever dans les airs. Ma mine se fait un peu plus déconfite quand je l’observe s’enrouler inlassablement autour de la tringle.

— « Non bah… Non pas comme ça… »

Une fois fermement saucissonnée, la tringle lévite un instant, et soudainement, file en direction du mur, où elle s’enfonce de quelques dizaines de centimètres avec fracas. Le silence retombe dans la bibliothèque, où tous les regards sont fixés sur le rouleau de rideau figé à la perpendiculaire du mur. J’essaye d’arborer un sourire tremblant tandis qu’une pellicule humide se forme sur mes yeux et que je me tourne vers César :

— « C-C’est pas du tout ce que je voulais faire… »

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