Depuis son apparition, le monde interne s'était agrandi. Toutefois, la forêt en restait l’élément principal, car il s’agissait là de son essence-même. L'endroit était moins plongé dans le brouillard qu'auparavant. Il semblait que de temps à autres, le soleil faisait quelques percées et parvenait à verdir le paysage froid, humide et bleuâtre qu’il avait l’habitude d’être. Ces moments étaient très rares, mais ils avaient le mérite d'exister. Autrefois, aucun espoir n’aurait permis à l’astre de réchauffer un peu ces terres. C'était encore là que Jude passait la plupart de son temps. En ce lieu, il était toujours cette entité informe et intangible flottant entre les arbres ; un amas de pensées légères et silencieuses vu de l’extérieur mais grouillantes, bruyantes et intarissables à l’intérieur. Ces pensées étaient diverses : des souvenirs, des angoisses, des émotions, des plans machiavéliques, des rêves, des opinions... Bien qu’il y ruminât principalement des songes mauvais et pessimistes, c’était son berceau, son refuge, sa zone de confort. Lorsqu’on baignait trop longtemps dans le mal-être le plus profond, cela devenait ce que l’on connaissait le mieux et donc, ce qui nous rassurait et nous reposait le plus. Après tout, il était né de l’angoisse et de la mort.
Le monde interne s’était agrandi. Depuis quelques temps, un nouveau lieu était apparu. Un peu plus loin, en s’enfonçant davantage dans cette forêt infinie – encore fallait-il choisir la bonne direction – on finissait par y parvenir. Doucement, les arbres rapetissaient et laissaient la place à une pelouse verte et impeccablement tondue. Une bonne fois pour toutes, le brouillard se dissipait et laissait au beau temps l’opportunité d’éclaircir les lieux. Une cinquantaine de mètre plus loin se dressait un imposant château, du genre que les nobles aimaient montrer sans avoir besoin de le défendre d’un quelconque conflit. Ainsi, il n’y avait pas de remparts, seulement le bâtiment en lui-même, où chaque brique avait minutieusement été taillée, où la cour gravillonnée était parfaitement homogène et où l’on s’était permis l’excentricité d’une toiture en tuiles rouges et vernies. Il était très beau à voir, et plutôt éloigné de ce qu’on pouvait se représenter de la demeure d’un Démon. En réalité, du moins pour l’instant, ce château ne lui appartenait pas complètement. Le fait est qu’il n’y avait pas toujours accès. Il ne lui suffisait pas de traverser la cour et d’ouvrir les grandes portes. Tout dépendait de son état mental : s’il broyait du noir, il était condamné à rester dans la forêt ; au contraire, s’il se sentait confiant et galvanisé, alors il avait la possibilité de se téléporter directement dans le grand hall. Le jardin n’était qu’un artifice qui lui restait interdit quoi qu’il arrive. A l’intérieur, un long tapis jonchait le sol et s'il le suivait, il arrivait dans une autre grande pièce : la salle du trône. Son trône. Parfois, il arrivait à s'assoir dessus. D'autre fois, non. Encore ici, cela dépendait de son état : son droit de propriété dépendait entièrement de sa capacité à l’endosser. La visite du palais, pourtant immense, s’arrêtait là. Pour le moment. En réalité, ce n'était plus qu'une question de temps. Jude avait longtemps vécu dans la torpeur, puis une dépression tellement intense et profonde qu'il n’avait pu se projeter et envisager autre chose que son état présent. Mais il avait évolué. Il était dorénavant conscient de son potentiel. Il savait qu'il lui restait un long chemin à parcourir avant de se trouver pleinement.
Depuis sa forêt, Jude se déplaça dans le hall du château, puis se dirigea vers la salle du trône. Le bruit de ses pas résonnait dans tout le bâtiment. Il se sentait bien aujourd'hui. Serein. Il était droit. Il portait un long manteau rouge, aux boutons et aux épaulettes dorées. C'était les couleurs du jour. Dans le palais, même s'il faisait frais, l'atmosphère était agréable, la lumière chaleureuse. Les bannières sans insigne, déroulées le long des murs, de part et d'autre du trône, étaient aussi rouges et bordées d'or. Il en allait de même pour le tapis qu'il l'emmenait vers son dû. Mais Jude ne s'assit pas. Il contourna consciencieusement le trône, prenant soin de le contempler sous toutes ses coutures. Sa main glissa sur l'accoudoir, longea la bordure du dossier. Les ornements étaient complexes, finement forgés et recouverts de feuilles d'or. Ils représentaient des lions, des aigles, des dragons, des serpents, figures de pouvoir et de respect. Le Démon continua sa traversée. Il venait de détecter un nouveau changement dans l’environnement. Une pièce s'était ouverte. Jude se dirigea vers la droite, où un renfoncement était apparu. Sur un présentoir, un buste de sa personne était apparu, sa tête couronnée par du laurier. Il le détailla quelques instants, puis baissa le regard vers l’escalier. Ce dernier le mena dans un sous-sol, qui à sa surprise, ne fut absolument pas lugubre. Ses yeux se relevèrent aussitôt pour remarquer la gigantesque verrière qui permettait à la lumière du jour d'éclairer l'endroit. De tous les lieux qu'il avait parcourus jusqu'ici, il s'agissait de la lumière la plus pure qu'il n'avait jamais vue. Pour autant, elle ne le dérangeait pas : en aucun cas elle ne lui faisait penser aux Anges. Non : c'était simplement la lumière de la gloire. Elle lui était entièrement destinée. Doucement, le Démon s'avança sur ce nouveau territoire. De chaque côté de l’allée centrale, de larges colonnes s’élevaient jusqu’à la voûte, contrastant avec l’architecture du reste du château, sans pour autant l’enlaidir. Au contraire, ce sous-sol représentait un autre lieu à part entière. La grande salle lui rappelait un musée ou bien une sorte de temple. En effet, elle était remplie d'immenses blocs de pierre et de quelques statues qui se dressaient fièrement. Il s'agissait à chaque fois d'hommes. Jude comprit rapidement que c’était lui. Il esquissa un sourire satisfait.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]-Eh bien...
Un pavillon en son honneur, que demander de plus ? C’était magnifique. Et dire que l'artiste de ces œuvres n'était autre que leur propre esprit. Pour l'instant, il n'y avait que trois statues. Les autres étaient encore des blocs de marbre, mais Jude imaginait bien qu'ils finiraient par être sculptés eux aussi, par la force de son esprit et de ses accomplissements. Le réalisme des sculptures était impressionnant. Ce n'était pas seulement parce qu'elles le représentaient tel l’homme fier et charismatique qu'il devait être, mais aussi parce qu’aucun détail n'avait été négligé. Il semblait que chaque cheveu avait été taillé individuellement. Il en allait de même pour les tissus, où le moindre pli avait son importance. Les visages transcrivaient avec fidélité l'émotion recherchée : la fierté, la confiance en soi, l’accomplissement et l’ambition. Ce qu’il était dans ses phases plus sombres et ternes n’avait pas sa place ici.
La première œuvre était une représentation à taille réelle de lui, nu. Il se contempla de haut en bas. Il était droit, le regard levé vers l'horizon, les épaules en arrière. Il avait une silhouette athlétique. Bien sûr, c'était aussi le cas en vrai, mais se voir en statue avait un petit truc en plus. Jude se souvenait de la première fois qu'il avait repris son apparence originale, seul face au miroir. Il s'était presque senti revivre cette fois-là. Depuis, il avait l'illusion d'être quasiment similaire aux mortels. Cependant, il gardait bien à l'esprit que ce n'était pas le cas : il leur était en tout point supérieur. Être mort lui donnait accès à des connaissances que les vivants n’avaient pas et ne pouvaient pas comprendre. Il avait juste besoin de temps pour le leur prouver.
La deuxième était plus grande, environ deux mètres de haut. Celle-là ressemblait à ce à quoi il correspondait aujourd'hui. Les deux hommes portaient la même tenue. Jude comprit à quel point cela lui allait bien. Le regard d’acier de son alter-ego regardait bien en face de lui. Un léger pli à la commissure de ses lèvres laissait deviner l’ombre d’un sourire futur. Plutôt solide sur ses appuis, il semblait déterminé. Non, mieux. Il ressemblait à un chef, un patron à la volonté d'acier.
Enfin, la troisième statue surplombait les deux précédentes, avoisinant facilement les trois mètres. Cette fois-ci, Jude était assis sur un trône encore plus somptueux qui celui qu’il possédait ici. L’homme portait une drôle de tenue de guerre : une cuirasse portée par-dessus une tunique et des sandales. Curieusement, le tout lui allait terriblement bien. Un glaive reposait au pied de son siège. Légèrement penché vers l'arrière, l'un de ses bras était posé sur l'accoudoir et servait d'appui à son menton. Son autre bras s’était abandonné de l’autre côté du siège, détendu. Il ressemblait à celui qui n'avait plus rien à prouver à personne car il avait réussi. Il brillait et explosait un charisme que Jude ne s'était pas imaginer avoir jusque-là. Des trois, cette statue le fit le plus sourire. Il était représenté en roi puissant et implacable. La couronne sur sa tête, à la fois riche et macabre, faites de lauriers, d’or et de serpents, en témoignait.
Il avait donc devant lui une représentation de sa personne à son arrivée dans le système, lui présentement et... lui dans le futur ? Lui, un souverain ? Jude ricana. Il trouvait cela absurde, mais ça lui allait très bien. Si son monde et ses ambitions cachées lui indiquaient qu'il devait devenir roi, alors soit : il deviendrait roi. Il rit un peu plus fort. Cette représentation lui donnait déjà des idées. En soi, elle n’était pas dénuée de sens. Neah était un ennemi puissant et haut placé. Comment pourrait-il le vaincre s’il restait à sa modeste place ? S’il voulait retrouver Neah et le tuer, il devait faire fort.
Cependant, il y avait un autre problème : Kitoe et sa clique. Si Jude pourrait très bien se débarrasser de son sale Reflet – sa copie de lui-même partageait-il les mêmes ambitions que lui en cet instant ? Cela pourrait lui compliquer la tâche… Il devait trouver un moyen de s’assurer que ça ne serait pas le cas – se défaire d’identité internes à ce corps risquait d’être plus complexe. A vrai dire, il ne savait pas comment faire. L’homme connaissait très peu ses cohabitantes. Il n’avait pas cherché à améliorer ses relations avec elles – au contraire – et c’était réciproque. Jusqu’ici, il s’était pourtant montré plus sage qu’il ne l’aurait voulu. Mise à part jeter les économies de la Démone par les fenêtres, éventuellement la distraire de son travail en l’envoyant dans des lieux sordides, il n’avait rien fait. Faire surface dans le monde réel lui était encore difficile et très fatigant. Quand il se retrouvait là-bas, ses plus profondes angoisses ressortaient de manière encore plus intense qu’ici. Jude fronça le nez en repensant à cette soirée avec la pute. Mauvaise expérience. Aussi humiliante qu'une première fois, tout ça à cause de sa faiblesse. Mais bref. Toujours était-il qu'il devait prendre des forces et repenser sa manière de pourrir les autres identités pour prendre le contrôle du corps. Il avait grand espoir qu'à force, elles finiraient par craquer et ne plus vouloir remonter à la surface. En les épuisant, il finirait par avoir le dessus. Ainsi, il serait plus distrait et freiné par les agissements d’autrui. Il devait être en pleine possession de ses moyens.
Il contempla encore une fois la statue. Jude, Monarque Démoniaque et Roi de l’Enfer. Hm… quelque chose le titillait. Quand il se voyait habillé comme ça, il trouvait le titre un peu restreint. Il ne faisait aucun doute qu’il était davantage que cela. Jude ne savait pas se battre, mais si son futur lui montrait qu’il le ferait, alors il le ferait jusqu’à n’en plus pouvoir. Il n’eut pas besoin de réfléchir longtemps : il pourrait créer un Empire. Une fois à la tête des royaumes infernaux, il pourrait étendre son emprise. Soumettre les autres peuples. De plus, ce serait la voie la plus rapide pour atteindre Neah. Son sourire s’agrandit, dévoilant ses dents. Et ensuite, il aurait la paix. Après cette guerre, il aurait la paix.
