— « Oliver, mon garçon ! Descendez, je vous prie ! »
— « Tout de suite, Maman ! »

Je termine juste de plier mes pantalons, et j’arrive ! Voilà, là, ils sont parfaits. J’ai déjà rangé toutes mes chemises par ordre de couleur, et mes chaussettes sont correctement triées. La valise est bientôt prête.  Mais d’abord, Maman. Sa voix porte bien dans les grands couloirs du domaine : bien qu’âgée, elle n’a pas le moindre problème à se faire entendre par-dessus les sons de l’été, apportés par les grandes fenêtres ouvertes. Dehors, les jardiniers discutent en riant, tout en donnant le premier coup de cisaille de la saison aux buissons du jardin. Les domestiques s’interpellent et s’encouragent en cuisine, en prévision du grand repas à venir, tandis que les servantes font bruyamment claquer les draps aux fenêtres. À moins que Maman ait récemment engagé quelqu’un de nouveau, je crois que je peux m’enorgueillir de tous les connaitre par leur prénom. Je cours dans le couloir en glissant sur le parquet ancien – c’est plus ou moins réprimandable, mais honnêtement on me passe ce genre de fantaisie sans trop de problème. Un peu moins depuis que je suis devenu Wynmeris Shua : c’est comme ça qu’on appelle un Eversha qui apprends à se transformer en humain plutôt que l’inverse. Quand on m’appelait encore Pudding et que je passais mon temps sur les genoux de Maman, je crois que personne n’aurait jamais osé m’interdire quoi que ce soit. Je pense que je n’en ai jamais abusé. Ou presque jamais. En passant rapidement devant les chambres, je salue ceux et celles qui y travaillent :

— « Bonjour Joane, Rebecka, Eleanor ! Bonjour Jeanne, bonjour Sophie ! Bonjour Etienne et Marie-Joie ! »

On me rend mon salut avec un sourire et parfois un froncement de sourcil amusé en me voyant filer en chaussettes sur le bois ciré. L’odeur de pâte et de tarte qui monte depuis le rez-de-chaussée à tout de l’été qui commence, elle me ferait presque oublier que je vais devoir partir d’ici quelques jours pour Basphel. J’essaye de ne pas trop y penser : chaque fois que je me rappelle que je vais être séparé de tous ces gens, j’ai juste envie de me cacher sous mon lit. Voilà, le mieux, c’est de pas y penser. Je n’ai qu’à… Descendre… Ces escaliers. Figé en haut des marches qui mènent à l’étage inférieur, je déglutis lentement. Je hais les escaliers. C’est dangereux, c’est haut, c’est peu pratique et c’est très honnêtement terrifiant. Depuis que j’ai appris à être bipède, ça va mieux, mais c’est toujours ce que je déteste le plus dans cette maison, à tel point que la plupart du temps, je préfère littéralement mettre à profit ces nouveaux pouces opposables en grimpant à l’arbre centenaire qui donne sur ma fenêtre plutôt que de devoir passer par ces odieuses marches en marbre. Allez, courage. On y va. L’une après l’autre, solidement arrimé à la rambarde, je descends prudemment. Dès que je touche le sol uniforme et réconfortant du rez-de-chaussée, je recommence à courir, à nouveau armé de mon sourire. Maman est juste à côté, dans la salle de réception, elle a besoin de moi pour décider du placement des tables. J’adore qu’on ait besoin de moi. Avec enthousiasme, nous commençons à parler des hôtes et de ceux que nous aimerions voir s’entendre et discuter. Je sens bien qu’elle essaye elle aussi de ne pas aborder le sujet de mon départ. Ma maman non plus ne veut pas me voir partir. Je sens que nous allons beaucoup pleurer, ce jour-là.