Basphel, Jour 1.

La clébarde a fait une crise d’angoisse devant l’école, j’ai cru qu’on n’allait jamais rentrer. Quitte à adopter un chien, ils auraient dû en prendre un vrai, pas un truc hypersensible qui ne supporte aucun changement dans son environnement (au moins elle porte bien son nom, Princesse chochotte gnognotte chocotte). Même moi je m’en sors mieux, c’est dire ! J’espère qu’ici, elle prendra le temps de s’acheter une personnalité. Le chat, c’est moi.

Bref. J’ai repéré des rebords de fenêtre trop chouette pour faire la sieste – je suis actuellement assis sur l’un d’eux. Les chaises du réfectoire n’ont pas l’air confortables, mais celles de la bibliothèque m’ont paru incroyables. Les lits sont fermes juste comme il faut et les couettes ultra moelleuses. En plus, je vais avoir un lit superposé ! Ça sent bon la lessive. J’espère qu’elle n’ira pas semer son odeur de chienne dans tous les dortoirs, sinon je jure que je vais pisser dans chaque recoin de cette école et faire caca sur son oreiller. Et si elle me colle aux coussinets, griffe de bois, griffe de fer, je lui taillade le portrait. La vie était tellement mieux quand elle crevait la faim dans la rue (enfin pas pour elle, mais moi j’avais la maison et la famille pour moi tout seul, et tout le voisinage aussi). Je vais essayer de la dresser pour qu’elle tire la chasse d’eau à chaque fois que je vais aux toilettes, tiens. J’aimais vraiment bien l’époque de la litière… Je ne sais pas si on a le droit de faire ses besoins dehors, ici ? J’espère. C’est tellement plus adapté que les toilettes – je n’arrive pas à me débarrasser de cette peur de tomber dans la cuvette. Le seul intérêt de la flotte, ce sont les poissons.

Je dois y aller, je vais rencontrer mes nouveaux colocataires. Il paraît que ce sont tous des Evershas chats. J’espère qu’ils sont sympas et pas trop hautains ! On m’a dit que beaucoup venaient de chez les Magiciens et qu’ils pouvaient être un peu péteux et coincés… Enfin j’arrive à me faufiler partout, alors je devrais bien réussir à les dérider un peu !

Milo referma son carnet et le glissa dans son sac en cuir, passé en bandoulière sur son torse. Tranquillement, il se releva, s’étira de tout son long et bâilla à s’en décrocher la mâchoire, dévoilant des canines bien affûtées. Il passa sa langue sur ses lèvres, où subsistait le goût de son bol de lait du matin. D’un pas vif et alerte, il se glissa dans la marée d’étudiants. Habitué à l’effervescence d’Avalon, il ne se formalisait guère de la foule : il avait simplement pris l’habitude de se déplacer en rasant les murs et, si possible, en hauteur. Les sens aux aguets, il écoutait, humait, regardait et sentait tout ce qui lui était perceptible. Sa queue se promenait autour de sa silhouette, caressant distraitement les pierres ou la peau des élèves qui passaient près de lui. Ils étaient tous bel et bien habillés, ce qui ne manqua pas de lui arracher une moue désapprobatrice, et de lui rappeler son envie imminente de retirer sa chemise. Il la déboutonna jusqu’en bas et, tant bien que mal, sans retirer son sac, l’ôta. Il passa la main dans ses cheveux bien peignés, y créant un désordre en adéquation avec sa personnalité. En général, les gens – filles comme garçons – le préféraient comme ça : on lui disait souvent que son air dépenaillé renforçait l’éclat malicieux de ses yeux et s’accordait parfaitement à son sourire de voyou. Quand il arborait une ou deux plaies sur le museau, le rôle de la canaille lui seyait encore mieux. Même si, parfois, il s’agissait de griffures qu’il s’était lui-même infligé, dans son sommeil ou par maladresse – mais les autres n’avaient pas besoin de le savoir. Ils employaient bien mieux leur temps à le cajoler.

Lorsqu’il retrouva le couloir des dortoirs – il était déjà venu et avait essayé d’ouvrir toutes les portes pour tester chacun des lits –, il se dirigea vers le sien. Puisqu’il était seul, il commença à déballer ses affaires. Il les jeta un peu aléatoirement dans le placard et le bureau associés à son lit. Alors qu’il s’attaquait à la partie « friandises » de sa valise – sa famille avait gentiment réuni tout ce qu’il aimait dans des bocaux de verre fermés par un couvercle de liège –, la fiole qui contenait l’herbe à chat lui échappa. « Non ! » Comme il essayait de la rattraper, il donna un coup de patte dedans ; elle vola au-dessus de sa tête. Il fit volte-face et plongea, mais pas assez vite. Non seulement, il se cogna le front dans un coin de meuble, mais en plus le verre se fracassa sur le sol. L’extrait de plante s’y répandit. Aussitôt, les pupilles de Milo se dilatèrent, et il commença à se rouler allègrement dans la mare verdâtre, bientôt proche du paroxysme du bonheur.

Face à l’imposante silhouette de l’école, Lou retroussa les babines, puis recula d’un pas. « Maison. » « Ma Princesse. » Sa mère, Olga Dëadel, se planta devant elle et posa ses paumes sur ses joues. Les oreilles de l’Eversha s’aplatirent sur son crâne et elle lui lança l’un de ces regards par-dessous dont elle avait le secret – et qui, généralement, faisaient céder tous les membres de la famille. « Je veux rentrer à la maison. » développa-t-elle. « Tu vas rapidement t’habituer. Et puis, tu vas te faire plein de nouveaux amis. On t’écrira souvent, et tu rentreras pour les vacances. » L’adolescente regarda la Déchue sans rien dire. Elle plaqua ses doigts contre sa bouche et se mit à se mordiller les ongles. « Je t’ai déjà dit d’arrêter ça. » Avec un petit soupir, elle relâcha son visage et inclina la nuque pour fouiller dans ses poches. Elle en ressortit un jouet en corde et, délicatement, saisit la main de sa fille pour la remplacer par l’objet. Celle-ci le saisit entre ses phalanges aux deux extrémités et se mit à le mâchonner avec véhémence, ce qui entraîna une production salivaire conséquente. Ses yeux jaunes voguaient alternativement entre sa mère et les hautes tours de l’école. « Che feux lentler. » Une moue désolée s’imprima sur le visage de la femme. « Ma louloute, je t’assure que tu vas te plaire ici. Ils ont beaucoup de club de sport et ils organisent très souvent des activités. Tu ne vas pas t’ennuyer. Et puis, Milo sera avec toi. Milo ? » « Hum ? » La tête du concerné émergea au-dessus d’un fourré, avant qu’il ne s’en extirpât tout entier. Il entreprit aussitôt de s’épousseter pour chasser les quelques feuilles accrochées à sa chemise. Il en avait déjà extrait les pans de son pantalon et défait le col. Lou fronça le museau et effleura le sien du bout des doigts. Elle n’aimait pas la sensation contre sa gorge mais s’était pliée au souhait de sa mère, qui lui avait expliqué qu’à Basphel, elle devrait s’habiller tous les jours et en entier afin de bien s’intégrer. Milo avait rigolé et haussé les épaules, mais elle, elle avait pris ça très au sérieux. Elle essaierait de s’y tenir, à moins que ça ne devînt trop insoutenable. « Je compte sur toi pour veiller sur ta sœur, d’accord ? » La queue du garçon-chat s’agita brièvement. Il lança un regard en biais à la désignée. « Oui oui. » L’un comme l’autre préférait être seul que mal accompagné. S’ils pouvaient se mettre d’accord sur une chose, c’était bien sur le fait que chacun empruntât son propre chemin. « Pas de fugue. Promis ? » adressa-t-elle à la fille-chienne. « Oui… » « Allez, zouh. » Elle serra l’adolescente contre elle et déposa plusieurs longs baisers apaisants sur son front. Celle-ci ne put s’empêcher de lui asséner un coup de langue sur la joue, ce qui la fit rire aux éclats ; et son rire résonna si intensément dans la poitrine de Lou qu’un large sourire dévoila ses canines. Les pupilles illuminées, elle la regarda avec émerveillement, battant l’air de la queue. Elle frotta doucement son nez contre le sien, puis Olga la lâcha et s’approcha du brun pour caresser ses cheveux et gratouiller son menton. Il ronronna et frotta sa tête contre sa mâchoire, les yeux fermés. « Soyez sages. Et écrivez-nous quand vous aurez le temps ! »

Au bout d’un couloir, n’y tenant plus, Lou s’arrêta et retira ses chaussures. Elle voulait bien tolérer l’uniforme, mais les semelles comprimaient trop ses coussinets. Lorsqu’elle se redressa, elle plissa les yeux. Dans les artères de l’école, les étudiants affluaient. Ça lui rappelait certaines avenues d’Avalon, gorgées de vie, d’éclats de rire et d’une animation colorée. Même quand elle avait vécu dans la rue, elle s’était toujours sentie plus ou moins en sécurité dans la capitale déchue. La différence, c’était qu’elle la connaissait sur le bout des pattes, tandis qu’ici, tout était nouveau. « Hé, t’as l’air perdue, je peux t’aider ? » Une main se posa sur son avant-bras. « Me touche pas. » grogna-t-elle en repoussant l’intruse d’une tape vive et sèche. Elle pivota pour découvrir les yeux bruns et le nez en trompette d’une fille de son âge. Pourquoi les gens éprouvaient-ils toujours l’envie de la toucher ? La racine de ses cheveux hérissés, elle recula d’un bon mètre. « Non, ça va. Je peux me débrouiller toute seule. » Elle serra son sac contre sa poitrine, avant d’effectuer de nouveaux pas en arrière, de le balancer sur son dos et de s’éclipser, les lacets de ses chaussures fermement tenus dans son poing fermé. Évidemment, Milo s’était déjà carapaté à l’autre bout de l’école. Dès qu’ils étaient entrés, il s’était faufilé entre les élèves, jusqu’à disparaître entre les ombres. Elle passa sa langue sur ses crocs. Au moins, ici, ce maudit chat aurait tout le loisir d’exercer ses fourberies sur d’autres individus qu’elle-même.