Légèrement à l'écart de la scène, assise sur l'un des bancs en pierre du jardin royal, je détaillais le duo qui s'éloignait de la cacophonie de la salle. Cette fille devait être inconsciente pour agir ainsi. À l'instant où j'avais conclu la lecture du conte, je m'y étais plongée au sens le plus propre du terme. J'avais, évidemment, commencé à suivre l'aventure d'Adolestine. Moi. J'aurais pu attaquer par quelqu'un d'autre, ayant en mémoire ce qu'elle avait vécue. Mais voir les choses de l'extérieur était bien différent que d'en être protagoniste. Et, chaque jour, je suivais un personnage différent. C'est ainsi que je fus amusée de voir Rajiv, ou plutôt le Prince Charmant, présent. Puis j'avais un instant songé à Mulan en observant Judas. Sa rancœur était grande et je ne serais pas étonnée de la voir se joindre à l'armée de Judas pour obtenir sa vengeance et jeter le cœur palpitant de Shan Yu aux loups. Est-ce qu'elle supporterait de voir sa terre de naissance sous le joug d'Uobmab cependant ? C'était moins certain. Shan Yu conservait un minimum de respect envers ses sujets, à l'inverse de Judas. Mais mon attention se portait maintenant sur Coline. Cette fille était censée être la jumelle de mon personnage. Rien ne le laissait entrevoir cependant. La jeune femme se montrait bien plus ambitieuse que sa jumelle. Plus téméraire également. Trop peut-être. Le coup parti. Puis elle disparut dans la nuit, dans les bras de son kidnappeur. C'était la deuxième fois que j'assistais à cette scène, et pourtant j'y réagis comme la première fois, demeurant encore un peu sur place, songeuse. La princesse semblait prête à se plonger dans les complots et les coups bas pour servir ses desseins, quitte à leurrer son père et blâmer ses opposants. C'était donc à croire qu'elle avait volontairement cherché cette finalité, à la voir se lancer dans la confrontation avec ce roi. Un peu plus tôt, elle avait eu l'occasion d'observer le genre de personne qu'il était. Pouvait-il être le moins prévisible de tous, il fallait être idiot pour ne pas deviner ce que l'on risquait à agir comme un buffle face à lui. Dans un soupir, je me redressai et décidai de quitter le conte pour rejoindre mon propre royaume.

Assise sur le rebord de l'île, les pieds nus dans les nuages, je tendis la main au-dessus du vide au passage Sṳjin sous moi. Je souris en le voyant faire un demi-tour, à peine après m'avoir dépassé, pour revenir à mon niveau et lever son museau vers ma personne. Je ne l'avais jusqu'alors vu que de loin, et il me paraissait soudain bien trop impressionnant à cette proximité. La rencontre ne dura que quelques secondes, ce qui était largement suffisant pour l'instant. « Qu'en avez-vous pensé ? ». Je me retournai en entendant la voix fluette de Sauvanne. « Il est impressionnant. » répondis-je en reportant mon intention sur le dragon qui disparaissait dans les nuages. Le rire de la Fæ ramena mon attention sur elle cependant « Je parlais du Conte. » précisa-t-elle sa pensée en s'installant à mes côtés. « Hum. Vous êtes sûres qu'il s'agit d'un conte ? On n'y retrouve que peu des codes appliqués à ces ouvrages. » - « Vous trouvez ? ». J'ignorais si la question était réelle ou si elle se moquait de moi. « Qu'est-ce qui vous dérange dedans ? Les meurtres ? Les viols ? Les blâmes ? L'injustice ? ». Je compris à sa deuxième prise de parole qu'il s'agissait de moquerie. « L'intrigue. » répondis-je alors. « Mais il y aura une suite j'imagine ? C'est le sentiment que m'a laissé cette fin en tout cas. ». Je n'obtins qu'un sourire mystérieux pour toute réponse. « Vous ne n'avez pas vraiment répondu à ma question. Qu'en pensez-vous ? » reprit-elle plutôt, la main tendue vers les hauteurs pour que puisse s'y poser un bébé raie. « Vous ne m'avez pas répondu non plus. » rétorquai-je, moqueuse, en détaillant les nuages à la recherche des adultes. « Je ne m'attendais pas à cette finalité. Le début du bal était plutôt calme. Tout est arrivé d'un coup, sans véritable escalade des événements. Je suis même étonnée que ce ne soit pas le château en entier qui ait brûlé. Je plains ce pauvre Montarville. Qui porte ce rôle d'ailleurs ? » - « Une jeune femme de l'Empire Yanna. ». Je fixai quelques instants ma vis-à-vis, la petite raie lovée dans le creux de ses bras. Les yeux fermés, un sourire discret tirait la commissure de ses lèvres. les pétales habillant sa coiffure frémissaient sous les faibles courants d'air. « Et les autres membres de Lieugro ? » - « Pourquoi cela vous intéresse-t-il tant ? » souffla la Fæ après une inspiration, libérant dans un même temps le poisson volant. « Simple curiosité. ». Son sourire s'élargit. « L'un est l'ancien Prince Noir, Erasme Salvatore. Les deux autres sont des étudiants de Basphel. L'un d'eux est, d'ailleurs, l'oncle de votre amie Oriane Pendragon. ». Je papillonnai des yeux. Elle n'avait jamais parlé de sa filiation avec cette famille, ce qui était étonnant la connaissant. Cela voulait-il dire que l'identité du père avait été retrouvée ? Je souris, amusée. « L'éternité offre des situations cocasses parfois. ». L'énorme clocher d'airain, au sommet du temple derrière nous, sonna, couvrant tous les sons alentour. Le tintement se répandit en écho dans le ciel par la réponse des autres bourdons des temples flottants. Le son éveilla la faune présente, une envolée de raie surgissant des nuages. Les voici enfin. Dans notre mutisme, je repensai à Coline. Une étudiante ? Peut-être était-ce cela qui pouvait expliquer ces réactions.

J'enfermais la fleur dans un contenant de verre afin qu'elle ne se trouvât pas abimée par le voyage à venir, avant l'emballer dans un papier protecteur. J'ignorais qui était cette fille et pourtant quelque chose me poussait à prendre contact avec elle. Comme la nécessité de reformer ce lien de jumelage alors même que je pressentais que ça ne servirait à rien. Peut-être mes sentiments m'avaient poussé à agir de la sorte. Sans même connaître ni son nom, ni son visage, j'arrivais à ressentir un mélange d'affection-répulsion — surtout de répulsion — à son endroit, ce qui était ridicule, je le savais. Ce cadeau était là pour ça. Pour me soulager d'une émotion insensée. J'exhalai un souffle et notai la destinataire du paquet. Du moins, y notai-je le seul nom que je lui connaissais. Coline de Lieugro.