Musique

Les pierres tombales s'alignaient avec une minutie angoissante. Il y avait quelque chose de terriblement dérangeant dans cette marée grise en souvenir de trépassés. Elle formait comme une masse dont les contours échappaient aux structures de l'esprit. Les individus avaient disparu au profit d'une unique entité. Laëth déglutit. A Lumnaar'Yuvon, les choses n'étaient pas ainsi. Les sépultures étaient éparpillées sur le territoire, rattachées à des parcelles familiales, et aucune pierre ne s'élevait là où le corps gisait. Seules des plaques de métal, sur lesquelles étaient gravée l'identité du Réprouvé, marquaient l'emplacement. Aux Jardins de Jhēn, la présentation était aussi différente. Les tombes se situaient toutes en hauteur, au plus près des cieux et, pour le moment, il y en avait peu. Les corps des victimes du Czírnúma n'avaient pas été récupérés. Elle y pensait toujours avec malaise. Le déroulé des cérémonies funéraires lui était connu et elle imaginait l'importance qu'il revêtait pour les Anges. Si les Réprouvés partaient dans la gloire de leurs actions violentes - ou, au moins, conservaient l'espoir de s'illustrer plus tard - et rejoignaient les Zaahin pour les aider dans leurs projets, les Ailes Blanches étaient avant tout arrachés à leur nation. Ils concevaient d'abord la perte représentée pour les mortels et les hommages faisaient office d'adieux - bien qu'ils sussent que le défunt serait accueilli par Ezechyel. Elle ignorait comment étaient vécues les morts avant le Génocide. Peut-être avait-il changé les représentations et les rites ? La vie était sûrement devenue plus précieuse encore.

La jeune femme s'avança entre les tombes. Il lui était impossible de voir la fin du champ mortuaire. Elle essayait de lire les inscriptions gravées dans la pierre, mais à l'instant où elle posait les yeux dessus, les lettres se brouillaient. Pieds nus, elle sentait la fraîcheur de la terre humide sous sa plante. Quoiqu'elle eût le sentiment diffus que quelque chose n'allait pas, elle ne se doutait pas qu'elle rêvait. Tout lui semblait trop réel, trop cru. Elle marcha encore quelques instants, avant de remarquer une pierre décorée d'arabesques dorées. Là, elle s'assit. Elle tendit une main délicate vers l'édifice et en caressa une courbe du bout des doigts. En dépit de son acclimatation, la mort ne lui semblait pas encore si ardue. Ce n'était qu'un voyage... Elle serra les poings. Elle se détestait d'avoir ce genre de pensées, elle se détestait de ne pas coller à cet idéal qu'elle se construisait, et elle se détestait de ne pas pouvoir accepter cet héritage dont on lui avait dit qu'il jouerait un rôle dans le futur de sa race. Assise en tailleur, elle plaqua ses bras croisés contre son estomac et se pencha en avant. Des larmes attaquaient sa rétine et sa gorge se nouait. C'était ce sentiment atroce et affolant, celui qui s'éveillait quand les repères s'évanouissaient et que l'existence ressemblait à une infinie nuit sans étoiles. Un sanglot lui déchira l'échine. Elle se mordit les joues en inspirant bruyamment. Contrôler ses émotions. Contrôler, contrôler, contrôler. Cependant, plus elle y pensait et plus sa magie semblait lui échapper, mystérieusement. Seul un bruit de pas, sur sa droite, la sortie de son marasme. Une silhouette féminine se découpait dans l'obscurité. C'était une femme très belle. Ses épais cheveux bruns ondulaient sur ses épaules musclées. Elle avait de grands yeux sombres. De façon surprenante, elle lui fit penser à Isran Jalaan'Gaann. Peut-être parce qu'elle était rattachée aux grandes étendues d'or, elle aussi. « Vous êtes la Kendov'Sahqo. » Le gagnant de l'épreuve était Isiode Yüerell. Elle n'avait de toute évidence pas pu manquer l'information. Pour le reste, Priam l'avait renseignée. Il avait regretté de ne pas être resté pour la Coupe des Nations, alors même qu'il savait qu'il en aurait souffert. Tûl avait été clair avec lui. Aussi, il s'était simplement tenu au courant. Léto Sùlfr était arrivée en deuxième - cela n'avait fait qu'accroître son envie de rencontrer la guerrière. Les combats avaient apparemment été époustouflants. « Vous avez été chez mo- je veux dire, à Bouton d'Or. Il paraît que votre combat était impressionnant. » Cassiopée Atlan. On l'avait crue morte. Cela lui revenait, désormais. Quoiqu'elle n'eût ni le droit ni l'envie - en tout cas, elle s'en persuadait - de retourner à Lumnaar'Yuvon, Laëth aurait aimé la voir se battre. Même sans avoir été spectatrice de ses prouesses guerrières, elle l'admirait.

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1. « In restless dream I walked alone » - Simon & Garfunkel, The Sound of Silence