Je me rappelle cette histoire, celle d’un homme parti chercher un navire. Il ne le faisait pas de gaieté de cœur, non, il le faisait pour conquérir celui de la femme qu’il aimait. Son père avait, en effet, promis sa main à celui qui réussirait à ramener à bon port le bateau échoué. Contre vents et marées, l’homme passa des lunes à chercher, son menton se couvrant progressivement de poils qui poussèrent jusqu’à ce qu’il ne ressemble plus qu’à un animal. Il se nourrissait d’huîtres, de moules, et essayait de pêcher lorsque la météo le lui permettait. Ce voyage le fit devenir fort tant il dut puiser dans ses réserves. Tout ce qu’il avait en tête, était le visage de sa dulcinée, l’espoir qu’il l’épouserait à son retour. Pourtant, lorsque, victorieux, il revint, il constata que la belle s’était éprise d’un autre, plus jeune et séduisant que lui. L’amour est cruel, il ne se commande pas. La solitude l’est tout autant. L’homme, tout méritant qu’il était, choisi alors d’aider les amoureux. Une fois le mariage célébré, les tourtereaux s’éloignant sur l’océan, à bord d’un navire merveilleux, l’homme se laissa sombrer dans les eaux tumultueuses de l’océan qu’il avait côtoyé trop longtemps. Un voyage trop long est un sacrifice.

L’habitacle a cela d’amusant qu’il est bien plus grand à l’intérieur qu’à l’extérieur. Alors que je flotte dans un univers entier, fantasmagorique, vous ne le voyez que comme un objet du quotidien, quelque chose de banal qui n’attire pas votre regard au premier abord. Vous ne savez pas à quel point le rêve et l’imaginaire se côtoient pour créer cette chose ô combien étonnante. Aussi merveilleuse qu’elle soit, elle n’en reste pas moins une prison. Suis-je à plaindre ? Je l’ignore. Ici, je suis au côté de mon océan, celui que j’ai chéri durant toute mon existence. Enfant, mon père chercha à m’y noyer, comme si son erreur aurait pu être engloutie par les flots mortels. Là était mal connaître les vagues salvatrices. Je ne sais pourquoi mais, ce jour-là, les Dieux décidèrent que je devais vivre. Vous voyez, les mers recèlent divers mystères et légendes, outre ceux portant sur le peuple des eaux. Je me plaisais jadis à observer les marcheurs qui parcouraient les plages de sable fin. La psyché est si énigmatique et la palette des émotions si grande. Observer les traits des inconnus me permit d’en savoir beaucoup sur eux. La beauté a cela de prodigieux qu’elle peut engendrer la joie ou la tristesse. Elle n’est ni bonne ni mauvaise et nul ne peut savoir à quel point et comment il sera touché par elle. La beauté n’est pas que visuelle, contrairement à ce que les marchands de superficialité vous content. Elle est sensation, comme lorsque, à l’écoute d’une mélodie, notre cœur se met à battre et qu’une émotion trop vive nous traverse au point de transformer nos yeux en un vaste océan. Tout revient toujours à l’océan.

Au mépris des idées qui pourraient tourner au sein de votre esprit, mon habitacle ne se trouve pas au fond de la cale d’un navire ou enterré dans le sable doré d’une plage. Il a pris place, par je ne sais quel mystère, très loin de la houle et des mouettes. À plusieurs kilomètres du sol, il flotte en même temps que l’île qui compose Basphel. Perdu dans un dédale d’étagères, il repose entre un pavé bordeaux et un essai plus petit à la couverture vert émeraude. J’espère que vous avez deviné que ma prison merveilleuse est un livre. Le titre ne figure pas sur la couverture car, en réalité, il s’agit d’un journal intime. Vous ne pourrez pas le lire, pas comme ça. Pour n’importe quel novice, les pages sont entièrement blanches. Il faut une magie particulière, une connaissance précise, pour se rendre maître des lignes que j’ai écrit jadis. Cette histoire pourrait vous intéresser mais elle n’appartient qu’à moi, pour l’instant. N’allons pas trop vite car, après tout, vous et moi ne nous connaissons pas encore très bien. Certains mystères demandent du temps avant d’être dévoilés. Vous me désirerez davantage ainsi et j’aurai ainsi la satisfaction de tenir votre attention en haleine un certain temps. Faire durer le suspens me semble une idée judicieuse et j’en jouerai pour les années à venir. Peut-être certains liront-ils entre les lignes et comprendront. D’autres passeront simplement à côté, sans que je ne puisse leur en vouloir.

Mais commençons donc. L’histoire commence par un après-midi ensoleillé à Basphel. Quelques rayons filtrent par les fenêtres et viennent éclairer des étagères qui semblent élues, comme celle où se trouve mon habitacle, carnet bleuté sur lequel sont dessinées des arabesques dorés. Nul doute qu’un curieux finira bien par poser la main dessus. Quand ? Je ne peux le savoir. Bientôt, probablement.

Ah. Vous pensiez que j’étais une enfant ? Vraiment ? Pauvres sots.  

Si un miroir s’était tenu dans mon psychisme, sans doute ce dernier aurait-il reflété l’étrange sourire qui, sans apparaître sur mes traits, était de mise. Je le cachais. Une puissante tempête avait déferlé dans mon habitacle et j’étais finalement sortie à l’air libre. Quel bonheur. Sans un mot, mon regard azur vint se greffer à celui de mon interlocuteur quelques secondes avant qu’il ne se détourne pour observer le livre ; mon livre. Ma main s’avança et le saisit d’un geste lent. Je restai interdite un moment puis me mis à contempler la pièce dans laquelle nous nous trouvions. Il y avait plusieurs choses qui m’assaillaient en même temps, plusieurs questions qui se posaient. La première était de savoir où est-ce que je me trouvais, au juste. La deuxième était de savoir avec qui j’étais, actuellement. La troisième, non une question mais plus un constat, résidait dans la réalité de ma faiblesse. Le monde de mon habitacle avait de quoi me faire rêver. J’y étais toute puissante, bien que ma psyché me joue parfois des tours. Lorsque la déprime me prenait, ma prison pouvait devenir un enfer. Néanmoins, dans mes bons jours, je régnais sur une étendue infinie, une étendue fabriquée de mes propres désirs. Le temps était différent, muable. Je n’avais donc aucune idée de celui qui avait cours ici, ni de l’Ère à laquelle je devrais faire face. Était-ce important ? Pas vraiment.

Mes yeux se posèrent de nouveau sur l’ouvrage. Je passai ma main droite sur la couverture. Une fine particule de poussières l’avait recouverte. Je l’ouvris, notant avec intérêt que les pages étaient toujours vierges. Ainsi donc, personne n’en avait violé le secret. Je souris de nouveau, caressant le livre avec tendresse. Je l’amenai à mon visage, humant son parfum. Le papier était vieux mais toujours blanc. De bonne qualité, il aurait pu servir à dessiner. En écoutant un peu ce qu’il se passait autour de moi, je compris rapidement que l’endroit était bien trop calme. La présence de livres, le silence ambiant… une bibliothèque. C’était amusant. Comment est-ce que mon journal avait-il pu se retrouver ici ? Qui poserait un livre vierge sur une étagère quelconque, au milieu d’un endroit fait pour lire ? Il n’y avait aucune aventure, de prime abord, sous cette couverture aux somptueuses arabesques.

Ma tête se pencha sur le côté. « Bien bien bien. » murmurai-je doucement. « Je devrais vous remercier. Du moins, je le suppose… ». Je me concentrai sur l’instant présent. Le problème c’est que les voix avaient repris. Je les entendais, différentes, diffuses, toutes féminines. « Je ne suis pas certaine de te connaître. » disait l’une. « J’accepte de jouer selon vos règles. » disait l’autre. Je fermai les yeux un moment, balayant mentalement ces paroles. Il y en avait des dizaines, au même moment. Il s’agissait d’un refrain, une ritournelle de sons. Les propos se mélangeaient. Certains parlaient d’Utopia, d’autres de mariage. Parmi eux, plusieurs étaient futiles mais beaucoup, également, semblaient appartenir à des personnages importants. Puis, comme ils étaient venus, tous se turent. Je repris contenance, ajustant le diadème qui était posé sur mon crâne. Ma tenue était légèrement dénudée mais je me disais que ce ne serait pas cet homme que cela dérangerait. « Je vous propose de passer un peu de temps ensemble. » fis-je soudain. « Où souhaitez-vous aller ? ». Je souris.