Le temps passait vite. Les jours filaient, défilaient, inertes et semblables aux yeux de l’immortel. Il avait commencé sa quête depuis longtemps, et pourtant si peu pour lui. Combien de semaines s’étaient écoulées depuis la mort d’Indimae ? Combien de mois avaient passé depuis son départ d’Avalon ? À cette époque, il comptait les heures et les minutes, sentait le soleil se lever et se coucher, avec une lenteur étourdissante. Chaque journée était semblable à la précédente, horriblement similaire à la suivante. Pendant presque trois siècles, il avait vécu dans la routine et l’habitude. La Garde était pourtant loin d’être le travail le plus rébarbatif qui soit. Mais d’une manière ou d’une autre, il finissait par tourner en rond. Pister, traquer, tuer, rentrer. Encore, et encore, sans jamais toucher au but, ni envisager la moindre fin. Et pourtant, cette éternité était derrière lui. En un peu moins d’un an, il avait fait, entendu et senti plus de chose que durant le reste de sa vie. Le monde s’était ouvert avec son esprit, il s’était découvert, il s’était même haï. Et il avait presque enfin réussi à s’accepter. Presque.

Il avait appris des choses, il avait même probablement progressé, et il avait grandi. Si lui n’arrivait pas à le reconnaitre encore, certaines personnes y étaient plus sensibles. Pour la seconde fois de sa vie, il avait été contacté par le Palais d’Orae, par la haute autorité. Le Déchu avait découvert la missive avec un peu moins d’enthousiasme que la première fois. Pas de hâte, pas de précipitation n’avait empli son cœur à l’idée d’avoir à faire ses preuves à nouveau. Il était sorti si meurtri de sa dernière mission officielle que, même au regard des évènements qui s’étaient déroulés depuis, il ne pouvait empêcher une boule de se former dans sa gorge en y repensant. En soupirant doucement, il se saisit de l’enveloppe encore scellée, et quitta la chaleur de l’auberge où il résidait. Certaines choses n’avaient pourtant pas changé, même en s’émancipant de son ancien travail. Il était toujours incapable de se fixer quelque part. Le jour où il pourrait bâtir sa maison et l’appeler « Chez lui » finirait par venir. Un jour.

D’un battement d’ailes, il fila plein est, vers le quartier de la bibliothèque. Il avait besoin d’un environnement calme et reposant. C’était d’ailleurs quelque chose de plus en plus fréquent chez lui. Lorsque qu’un an auparavant, il se contentait du brouhaha abrutissant d’un bordel, il recherchait dorénavant la plénitude, le silence. Ça l’aidait à réfléchir, à se détendre, d’une manière générale, ça l’aidait à raisonner avec discernement. Le soleil tombait sur Avalon, les enfants se couchaient et les maisons de passe ouvraient leurs portes, accueillant les déviants de toutes sortes qui peuplaient la cité. Peut-être même en existait-il un pour satisfaire ses propres désirs. C’était bien moins probable que de trouver des lieux dédiés au sexe, à la violence ou à la nourriture, quand ils ne combinaient pas littéralement les trois. Dans un effleurement, ses pieds nus touchèrent le sol carrelé qui marquait l’entrée de la bibliothèque. Il avait récemment pris l’habitude de ne plus porter de chaussure que lorsqu’il avait de longues distances à parcourir à pied. Le reste du temps, il préférait être à même de ressentir les vibrations de la terre. Un sentiment de sécurité se dégageait de ces sourdes impulsions.

Quand bien même le lieu de savoir restait ouvert la nuit, on n’y croisait plus que quelques vigiles, et une poignée d’érudit, emportés dans leur élan par tel ou tel travail, n’ayant pas vu l’heure passer. Eerah connaissait la majorité d’entre eux, chacun se contentait d’un simple signe de tête lorsqu’ils se croisaient. Il senti l’un des gardes les plus jeunes hésiter en le voyant pieds nus, mais l’un des anciens le rassura d’un mot en saluant le Déchu. Celui-ci sourit, et s’engagea dans les couloirs tortueux, à la recherche d’un endroit au calme, ou plus précisément, d’un endroit où il se sentirait apaisé. À cette heure-ci, retardataires ou pas, il ne régnait de toute façon pas le moindre bruit entre les livres. Il arriva en quelques minutes à un petit salon, écarté de quelques mètres des immenses étagères. Il s’agissait plus exactement d’un cercle de sofa disposé autour d’une vaste table basse ronde. Il se glissa entre deux canapés, s’assit, et posa l’enveloppe sur la table, sans y toucher davantage.

À vrai dire, il n’était plus sûr de vouloir en savoir plus. La fois précédente, il s’attendait à une forme d’avancement, ou de promotion, mais l’absence complète de réaction des autorités Avaloniennes l’avaient laissé sur sa faim. Et si cette fois ne dérogeait pas à la règle ? Certes, il n’avait pas – au final – accompli quelque chose de remarquable, mais un simple remerciement standard lui aurait parfaitement convenu. Qui sait ce qu’il allait lui être demandé cette fois, et ce qu’il devrait risquer pour le réaliser. Peut-être que le plus simple serait encore de bruler la missive, de l’oublier comme si elle n’avait jamais existé. Le plus simple, mais certainement pas le moins dangereux. La reine Misato n’était pas vraiment connue pour ses égards envers les lâches et les traitres. Plus préoccupé par sa propre curiosité que par son devoir de Déchu, il finit par craquer en fondant sur la lettre. Le papier de l’enveloppe céda sous son poignard, et il déplia le parchemin sur la table, cherchant du bout du doigt le début du texte. Quand il l’eut trouvé, l’encre se mua en braille, et il déchiffra lentement son contenu.

Sans expression, Eerah passa une nouvelle fois sa main sur la surface du papier. Il retourna ensuite la missive, et mémorisa l’adresse. Il n’avait pas de mal à situer la position de l’établissement en question. Ce qu’il avait un peu plus de mal à comprendre, c’était le but d’un tel exercice. Il n’y avait là ni difficulté ni réelle épreuve, on lui demandait littéralement de s’enfoncer un peu plus dans la débauche qui faisait son quotidien. En se massant doucement les paupières, il s’allongea complètement sur le sofa. Et pourquoi pas, après tout. Peut-être que ça pourrait lui changer un peu les idées. Il avait tendance à beaucoup – peut-être trop – réfléchir, depuis quelques temps. S’abandonner à des plaisirs simples pourrait peut-être le détendre suffisamment pour passer une bonne nuit. Repliant l’enveloppe dans sa poche, il se redressa et parti en direction de la sortie de la bibliothèque. Au moins cette fois il ne risquait pas de se faire égorger.

L’atmosphère à l’extérieur du bâtiment s’était à peine rafraichie, juste assez pour le convaincre de prendre son temps pour se rendre au bordel en question. Rien n’était meilleur que de sentir l’air frais glisser entre ses plumes. Il quitta le sol avec légèreté, et s’éleva rapidement au-dessus des bâtiments. L’espace d’une fraction de seconde, il se demanda si l’établissement en question comportait des hommes, avant de secouer brusquement la tête. Décidément, il avait toujours un peu de mal à accepter cet aspect-là de sa personnalité. Il n’arrivait réellement pas à considérer ça comme une mauvaise chose, mais plusieurs centaines d’années d’existences à l’écart de telles attirances ne facilitaient pas la transition. Moins d’une douzaine de minutes plus tard, il arrivait à l’endroit en question, une bâtisse neuve résonnant déjà des rires et ébats d’une ville entière. Avec un sourire, il passa les portes, et se laissa guider par les hôtesses qui vinrent l’accueillir.

Peu importe la franchise avec laquelle ils étaient prononcés, c’était le genre de mots qui faisaient toujours plaisir. Il passa sa main dans le dos de la jeune femme, et décida finalement de faire ce qu’on lui demandait. Se laisser aller.

Un gloussement amusé accueilli sa réponse.

Avec la douceur d’une plume sur de la porcelaine, un baiser vint se poser sur sa joue.

Il afficha un large sourire, et attrapa l’autre hôtesse par la taille, avant de se laisser entrainer. Une paire de couloirs plus loin, il disparut à leurs côtés, pour une des plus longues nuit de sa vie. Une bonne partie de son argent disparu en alcool et en plaisirs de toutes sortes, avant qu’il ne ressorte, plusieurs heures plus tard, alors que le matin pointait lentement sur les toits d’Avalon. En à peine une nuit, il avait appris et découvert un certain nombre de choses sur lui-même et sur les filles de la mère Gaëlle, la femme qui tenait l’établissement, et c’est avec un sourire particulièrement satisfait qu’il glissa le montant convenue à Marie, la jeune femme qui l’avait suivie tout au long de sa soirée. Elle fit disparaitre avec tact la bourse de cuir, et se glissa sur la pointe des pieds pour venir murmurer à l’oreille du Déchu.

Elle lui mordilla lascivement l’oreille avant de s’enfuir sans lui laisser le temps de répondre, bouche bée et sourire niais. Les femmes d’Avalon étaient bien surprenantes. Réajustant sa chevelure et sa chemise, il poussa la porte du bordel, et une masse vint lui heurter les jambes à pleine vitesse. Un enfant, à en juger par les pleurs qu’il répandait déjà sur le pantalon du Déchu. D’une voix tremblante, le garçon leva la tête, avant de lâcher simplement :

L’intéressé connaissait cette voix, et de toutes les personnes qu’il pouvait envisager de croiser, c’était la dernière qu’il imaginait rencontrer à la sortie d’une maison de passe.

1900 Mots