Un peu de temps avait passé depuis sa rencontre avec l’esprit et le chaman en devenir avait pu s’apercevoir de la difficulté de se trouver de la nourriture lui-même. Il s’était arrêté dans un village et avait réussi à récupéré, en échange de son travail, un sabre tout à fait quelconque et des vêtements neufs pour remplacer les siens qui étaient désormais sales, usées et même troués par endroit. Il avait également pu s’acheter de quoi manger, et, sous l’ordre de l’esprit de la pierre, avait commencé son entrainement. Des exercices physiques éprouvant mais le jeune homme s’appliquait à effectuer avec ferveur, n’ayant que son but à l’esprit.

Tous les jours il priait ce dieu inconnu qu’il s’imaginait, souhaitant qu’il l’aide à trouver son chemin, à devenir chaman et à obtenir justice…ou vengeance, selon son humeur. Dans son esprit, les deux n’étaient pas si loin l’une de l’autre. Tuer les bandits de ses mains assouvirait sa soif de vengeance mais n’était-ce pas aussi une question de justice ? Ces hommes devaient non seulement payer mais aussi être arrêtés, pour que leurs méfaits cessent enfin.

Il avait quitté le dernier village trois jours auparavant en ayant fait des provisions mais se demandait s’il en aurait assez. Il allait devoir traversé la rivière éternité et ne savait à quoi s’attendre de l’autre côté. Peut-être devrait-il encore marché des lunes et des lunes avant de trouver les premiers signes de civilisation. Mais si son avenir restait flou, il suivait ce chemin hasardeux avec la foi des croyants, se disant qu’il pourrait toujours chasser s’il venait à manquer de nourriture, bien qu’il n’ait aucune expérience dans ce domaine, il s’imaginait qu’avec un peu d’entrainement il arriverait bien à se repaître de la chair d’un lapin lorsque le besoin s’en ferait sentir.

Il venait d’atteindre la rivière éternité et c’est là qu’il se remit à prier, au grand désarroi de l’esprit qui ne pensait pas que ses paroles allaient avoir tant d’effet, au bord de la rivière, à genoux, un poing fermé sur son torse, les yeux clos. L’esprit trépignait dans son petit cristal, le voyage promettait d’être long et ennuyeux. La naïveté du jeune homme était à son avantage mais restait quand même agaçante dans des occasions comme celle-ci.

Bien sûr, le jeune homme avait admiré la beauté du paysage, quel être aurait pu ne pas la remarquer, ne pas la contempler ? Mais cela avait été fugace, ses pensées trop accaparées par sa quête d’un maître chaman et sa future vengeance. Après tout, il ne vivait plus que pour ça.
L’esprit habitant la pierre, bien que frustré de la situation, n’émit aucun commentaire, se contentant d’attendre que l’homme dont il se servait reprenne sa route. Il avait remarqué que lors de ces prières, il ne l’entendait plus, trop concentré pour se laisser distraire seulement par des mots. Aussi l’être emprisonné ne pouvait qu’attendre, rongeant son frein tout en rêvant à un futur plus glorieux et à sa revanche sur le monde, imaginant mille et un plans machiavéliques dans le secret de sa prison de cristal. Mais tout cela ne pourrait se réalisé qu’à une seule condition : prendre totalement possession du corps du futur chaman. Il fallait qu’il trouve le moyen.

C’est donc l’un cogitant, l’autre priant, qu’ils restèrent au bord de la rivière pendant de longues minutes, coupés du monde qui les entourait, insensibles au chant des oiseaux, à l’écoulement de l’eau ou encore à la fraîcheur de l’air qui les entourait.

L’homme avait entendu les paroles mais, plongé dans sa prière, ne réagit pas tout de suite. Ce n’est que lorsqu’il termina mentalement sa prière qu’il releva la tête et aperçu l’oiseau. Il s’étonna un instant, cherchant du regard si quelqu’un d’autre était dans les parages. Avait-il imaginé les paroles ou était-ce cet oiseau qui lui avait parlé ? Il n’eut pas longtemps à attendre la réponse puisque l’oiseau se remit à parler en lui demandant de se relever. Ce que le jeune homme fit d’ailleurs, mais en gardant la tête baissée, bien conscient, ou plutôt croyant, faire face à une divinité ayant répondu à son appel. Il était un peu désorienté de son apparence, ayant imaginé la déesse de la justice comme une femme nimbée d’une aura blanche, portant un bouclier pour protéger dans sa main gauche et une épée pour châtier dans la main droite. Mais c’était peut-être mieux comme ça. Moins impressionnant, certes, quoiqu’un oiseau qui parle pourrait en impressionné plus d’un, mais il était également bien plus facile de se tenir devant un bel oiseau parlant que devant une divinité vous écrasant de toute sa magnificence.

Lorsque la voix lui parla de la transformation en chaman il se sentit idiot. Il n’avait fait que suivre les directives de l’esprit de la pierre sans réellement se préoccuper de ce qui se passerait ensuite. Mais il se ragaillardit à la mention de la vision des esprits. Ces derniers jours, tout ce qu’il s’était forcé à oublier, à ne pas voir,  lui était revenu. Voir les esprits, il savait ce que c’était et cela le réconforta, lui donna le courage de répondre à l’oiseau divin.

-J’ai su voir les esprits dès mon plus jeune âge.

Déclara-t-il en redressant un peu la tête. Cependant il prit conscience de sa vanité et la rabaissa précipitamment avant d’ajouter.

-Bien que je n’aie jamais pu les entendre… devenir chaman…serait très différent ?

Il serra les poings, frustré de se comporter encore comme un enfant, suivant un guide sans même savoir où le mèneraient ses pas, n’ayant même pas conscience des choix qu’il devrait faire.  Pourtant il n’avait d’autres choix. Et il était prêt à tout pour ce qui était désormais son unique raison de vivre.

-Vous pourriez peut-être m’expliquer en détails. Mais quelle que puisse être la difficulté de la chose, je ne renoncerai pas.

Il reprenait de l’assurance et avait prononcé cette phrase en redressant la tête, fixant un regard empli de détermination sur l’être divin. Il pouvait être effrayé et il se savait naïf de par son  ignorance du monde, cependant sa décision était prise et il ne reculerait devant rien pour venger son ami et son village, pour faire payer les bandits et rendre ce qu’il considérait comme la justice.
Il avait également vu l’esprit mais ne pouvant encore communiquer avec lui, il ne fit que lui adresser un regard à la fois craintif et respectueux. Son trouble d’enfant toujours présent auquel venait s’ajouter sa compréhension d’adulte, sans doute. La pierre, quant à elle, se mit à luire un peu plus fort, comme si l’esprit emprisonné, dans son incommensurable vanité, voulait rappeler sa présence au futur chaman aussi bien qu’à la divinité.
Son porteur, dont le regard bleu acier fut attiré par la lueur rouge, prit la pierre dans ses mains et la présenta à l’oiseau.

-Il s’agit de l’esprit dont je voudrais être le compagnon.

Il ne savait pas s’il utilisait les bonnes formules mais il faisait avec le peu de notion qu’il avait de ce qu’était être un chaman. Il ne pensait pas avoir mal fait les choses, mais il redouta que sa quasi-totale ignorance  -tout ce qu’il savait des chamans était qu’il était de leur devoir d’aider les esprits à accomplir leurs dernières volontés – puisse nuire à son projet.

Le jeune homme écouta le discours qui se révéla bien vite être, du moins en partie, une mise en garde. Un avertissement renouvelé l’instant d’après. Ce fut un peu surprenant pour lui, ne s’imaginant pas le moins du monde qu’un esprit puisse vouloir le contrôler, ni même qu’il puisse en être capable. En réalité, il s’imaginait peu de chose sur son état de chaman, se voyant simplement comme quelqu’un capable d’agir pour aider les esprits et bénéficiant de leurs pouvoirs afin d’accomplir cette tâche. Mais à en croire l’oiseau divin, être chaman semblait beaucoup plus risqué et compliqué qu’il ne l’avait cru.

Alors qu’il prenait tout cela en considération sans pour autant que sa détermination faiblisse. Il ne bougea pas lorsque l’oiseau s’éleva, se contentant d’admirer le spectacle et de laisser faire ce pourquoi il était venu. Il se croyait soudain dans un rêve. Ses vêtements avaient disparus, offrant sa peau nue au bon vouloir de l’être divin et il lévitait sans vraiment s’en apercevoir et surtout sans le vouloir.  La formule semblait se graver dans son âme tout comme le tatouage le faisait dans sa peau. Il n’eut pas mal, ce qui l’étonna légèrement comme il s’attendait à souffrir au moins un minimum. Il ne pouvait voir le tatouage dans son dos mais pourtant il s’en fit une image précise dans sa tête et en mémorisa chaque détail. Son étonnement ne s’arrêta pas là puisque bientôt il fit du coin de l’œil une de ses mèches devenir blanche peu de temps avant que l’oiseau divin ne s’éloigne de lui, rompant quelque peu la magie de l’instant.

Le nouveau chaman était de nouveau sur le sol et regarda son maître encore un peu sonné par ce qui venait de se passer. Il l’écouta cependant attentivement, buvant ses paroles. Elle semblait étrangement avoir confiance en lui,  assurant qu’elle ne doutait pas qu’il soit capable de fusionner avec un esprit. Evidemment, cela pouvait venir du fait qu’il pouvait déjà voir les esprits avant de devenir chaman mais étrangement il se mit à penser qu’il y avait peut-être une autre raison, sans qu’il parvienne à l’entrevoir.

Puis elle lui dit au revoir et la divinité s’évanoui, renforçant l’impression de rêve qui avait submergé le jeune homme. Il resta un moment perdu dans ses pensées, les yeux dans le vague avant que l’esprit de la pierre ne le ramène à la réalité.

-Bon, il faudrait s’y mettre. Tu l’as entendu ? Il se peut que cela prenne plusieurs jours, alors autant faire nos premiers essais dès maintenant.

Le novice ne répondit pas tout de suite, repensant aux paroles de l’oiseau. Il se demandait s’il devait vraiment fusionner avec cet esprit.

-Laisse-moi un peu de temps. C’est plutôt éprouvant comme expérience, laisse moi quelques instants pour m’habituer.

Ce n’était qu’à moitié un mensonge. Le but était de retarder le moment où il devrait essayer de fusionner avec l’esprit mais, si la transformation n’avait pas été spécialement éreintante, voir les esprits était une chose, les entendre en était une autre et cela avait quelque chose de légèrement déroutant. Bien sûr, il y en avait peu ici, et c’était sans doute mieux comme ça, car entendre des dizaines d’esprits, il le devinait, aurait été beaucoup moins supportable.

Il s’assit en tailleur, patientant quelques minutes, l’esprit dans la pierre patientant. Il était d’un naturel impatient mais il avait attendu si longtemps qu’il pouvait bien attendre quelques instants de plus.  L’homme ferma les yeux et respira profondément, essayant de s’isoler un instant du bruit ambiant. Il entrait peu à peu en méditation, se concentrant sur son problème actuel. Il savait qu’il y avait un risque, ce que lui avait dit son maître était clair, mais n’avait-il pas tout accepté ? N’avait-il pas déjà décidé de faire tous les sacrifices, de subir tous les tourments pour atteindre son but ? Il prit sa décision et ouvrit les yeux avant de se relever et de prendre la pierre entre ses mains.

-C’est parti pour notre premier essai.

Lança-t-il, résolu, avant de fermer les yeux à nouveau, se concentrant sur son désir de s’unir mentalement à l’esprit. Ce dernier jubilait, persuadé qu’il lui suffirait d’un essai pour fusionner avec le jeune homme et prendre le contrôle de son corps. Et de fait, il ne fallut bien qu’un seul essai pour réussir à fusionner…approximativement dix secondes. Juste le temps pour le chaman de pousser un cri de douleur, faisant déguerpir ce qui se trouvait aux alentours, lâchant la pierre pour se tenir la tête à deux mains et tomber à genoux, avant que la connexion se brise.
Pour l’esprit aussi cela avait été douloureux, mais pas autant que pour le novice qui resta un instant figé. Il était surtout frustré. Il ne s’était pas attendu à ce que le chaman résiste autant à sa prise de contrôle. Dans sa vanité, il avait cru que ce serait facile de s’emparer du corps du jeune homme naïf, mais vue la violence avec laquelle il avait été repoussé, il s’avérait que c’était beaucoup plus difficile qu’il ne se l’était imaginé.
Le chaman reprit son souffle et son calme se redressant mais restant à genoux puis il ramassa la pierre.

-Nous allons essayer de nouveau, mais cette fois laisse moi faire, laisse moi t’appeler et t’accepter en moi. Faisons ça en douceur.

-Mais c’est une perte de temps ! Plus vite ce sera fait plus vite nous pourrons nous mettre en route !

L’esprit, frustré, s’impatientait. Après tout, lorsqu’il était en vie, on lui obéissait et personne n’osait le faire attendre, même s’il avait besoin de cet avorton, devoir faire des concessions lui en coûtait. Mais le nouveau chaman lui répondit avec calme, comme si son éclat de voix avait glissé sur lui telle une légère brise.

-Peut-être que c’est une perte de temps, en effet. Mais ne vaut-il pas mieux prendre le temps et réussir plutôt que de multiplier les vaines tentatives en forçant la chose ? Au fond c’est peut-être comme ça que nous perdrons le moins de temps.

L’esprit n’était pas content mais devait admettre que le jeune homme avait sans doute raison, aussi accepta-t-il à contre cœur, et se détendit-il lui laissant s’occuper de tout. Le chaman ferma de nouveau les yeux en restant à genoux pour éviter de chuter si l’expérience se passait mal de nouveau. Il appela mentalement l’esprit à lui et sentit sa conscience près de lui au bout de quelques secondes. Il augmenta doucement la puissance de l’appel, l’attirant à lui et il sentit bientôt un contact. La sensation était étrange, le froid l’envahit et il se sentit comme plongé dans les ténèbres. Cependant il ne s’arrêta pas, luttant de sa volonté pour compléter la fusion, acceptant peu à peu cet esprit étranger en lui.

Lorsque la fusion fut achevée, le jeune chaman resta un instant émerveillé par sa réussite, ne s’attendant pas à ce que le deuxième essai soit concluant. Cependant, l’émerveillement céda bien vite la place à la frayeur : les ténèbres ne le quittaient pas !  La certitude que cet esprit était malfaisant naquit en lui mais plutôt que de fuir la fusion, il chercha à comprendre. Il essaya de fouiller dans l’esprit afin de trouver des réponses mais il ne put récolter que quelques informations avant que le lien ne se brise et qu’il s’affaisse, à bout de force. Brillante idée que d’être resté à genoux, car sinon il serait sans doute tombé face la première et, à cette distance, probablement dans la rivière.

L’esprit était en proie au doute. Que savait-il ? Comment allait-il réagir ? Il n’avait pas pu prendre le contrôle de son esprit mais avait bien sentit ses investigations dans le sien. S’il avait découvert ses véritables intentions, qu’allait-il faire ? L’option la plus probable était qu’il allait certainement jeter la pierre dans la rivière pour se débarrasser de lui. Et ce fut la révélation : il n’était plus prisonnier de la pierre ! Il était, à la suite de la fusion, libéré, esprit à part entière. Bien sûr, ce n’était pas un retour à la vie, mais c’était déjà un bel avancement, une nette amélioration de sa situation.
Le chaman, retrouvant peu à peu ses esprits, releva la tête et tourna le regard vers l’esprit apercevant sans réelle surprise l’apparence qu’il avait pu apercevoir dans ses pensées. Ce qui lui causa un bien plus grand étonnement en revanche, ce furent les mèches noires trempées de sueur qui encadraient son visage. Il allait devoir se faire à bien des changements semblait-il. Un tatouage dans le dos, une mèche blanche et des cheveux désormais noirs de jais, il allait finir par ne plus se reconnaître lui-même ! Et il n’avait pas encore eu l’occasion de voir ses yeux…le bleu acier s’étant changé en un bleu plus clair et lumineux. Revenu de sa surprise, il dirigea de nouveau son regard vers celui qui était désormais son compagnon.

-Ainsi tu t’appelles Krayn. Tu étais autrefois un guerrier n’est-ce pas ? Et tu commandais… cela doit te frustrer d’avoir besoin d’un gamin comme moi.

Son regard sembla s’enfoncer dans l’esprit, le sondant sans qu’il ne puisse rien lui cacher. Mais il chassa cette impression et reprit de l’assurance, guidé par son orgueil.

-En effet, j’étais un roi, ou du moins, j’aurais pu l’être si je n’avais pas été trahi ! Mais je devrais déjà te remercier. Tu as fais beaucoup pour moi en me libérant de la pierre. Je serais ravi de te rendre la pareille et de t’aider à accomplir ta vengeance.

Le jeune homme n’était pas dupe. Il avait sentit le désir qui habitait l’esprit libéré, il avait senti les ténèbres l’enserrer. Mais il avait besoin de lui, et même s’il se devait de rester méfiant vis-à-vis de lui, il devait également assumer ce qu’il était devenu, ce qu’il comptait faire et donc s’associer à cet esprit. Il plongea son regard dans la rivière, résolu.

-Très bien Krayn.  Nous allons être partenaire pendant un bon moment. Avant d’assouvir ma soif de vengeance, il me faut d’abord devenir plus fort et apprendre à combattre avec toi. Nous avons beaucoup à faire, mais pour l’heure, je dois reprendre des forces, me reposer. Tout cela m’a épuisé.

Tout en parlant il s’éloigna légèrement de la rivière et s’allongea dans l’herbe, fixant le ciel qui commençait à ce couvrir de nuages. L'esprit ne répondit pas, stupéfait des changement qui s'opéraient chez le jeune homme. Ce dernier leva une main vers lui, comme s’il voulait s’en saisir et lâcha une dernière phrase avant de laisser retomber son bras et s’endormir.

-Désormais, je m’appellerai Zuvassin !

Une nouvelle vie commençait. Bien qu’encore hanté par le passé, le chaman était devenu quelque chose d’autre, quelqu’un d’autre. Et si son désir de rendre la justice par lui-même guidait ses pas, il songeait déjà à un futur qui serait régit par un autre dessein. Il avait aujourd’hui atteint quelque chose de plus grand, quelque chose dont il n’arrivait pas encore à aborder les contours, quelque chose qui le dépassait mais dont il avait envie d’en connaître davantage.

Il s’endormit sur une pensée à la fois enivrante et effrayante. Peut-être que d’autres avaient des plans pour lui, mais il était bien décidé à suivre sa propre voix et à ne pas se laisser contrôler par qui que ce soit, et encore moins par son esprit compagnon.