Assise contre le mur de la caserne, Melissandre attendait depuis plusieurs heures maintenant son rendez-vous. Les jambes en tailleur de sorte à lui servir de support pour la planche, elle jetait des regards réguliers sur l'environnement autour, traçant vivement et chaque fois que son attention retournait à sa planche des traits gras à l'aide du fusain. Elle avait pris le cours de dessin en option cette année et le professeur en charge de l'enseignement était particulièrement exigeant, notamment concernant les travaux qu'il leur demandait d'exécuter chez soi. « Tu crois vraiment réussir ? » - « Ce sera un échec comme chaque fois. » - « T'es bonne à rien de toute façon. » - « On croirait le dessin d'un enfant. » - « Non, même un enfant fait mieux. » - « C'est faux. » souffla-t-elle en appuyant sur le fusain pour contenir la colère qu'ils faisaient naître en elle. Relevant les yeux sur les ruelles, elle croisa le regard d'un résident. « Il te juge. » - « Il te prend pour une mendiante. » - « Une délinquante. » - « Arrache-lui les yeux, ça lui apprendra. ». Melissandre fronça des sourcils. « C'est pas plus simple de l'ignorer ? » - « Non. » - « Il continuera à te critiquer en te voyant. » - «...ite. » - « Il racontera de la merde à ton propos aux autres. » - « Hey... » - « Arrache-lui la langue aussi alors. » - « Hé ho, tu m'entends ? ». Melissandre papillonna des yeux avant les lever sur le nouveau venu. Elle ne l'avait pas vu ni entendu arriver. « C'est qui encore lui ? » - « Une arme ! ». L'albinos se redressa d'un bond et voulut reculer. Elle se confronta aussitôt au mur dans son dos. Terrifiée, elle serra son dessin contre elle, le dressant comme un rempart entre l'homme et elle. Seulement alors elle prit le temps de le détailler. Un garde. Ce n'était qu'un garde de l'armée. « Ça change rien au fait qu'il ait une arme. » - « Les soldats sont entraînés à tuer. » - « Tout va bien ? » - « Je... ». Entre leurs recommandations et ce que le civisme lui dictait de faire, l'adolescente ne savait jamais trop comment répondre, ni même comment agir, face à la surprise. « Faut lui mentir. » - « Non il le saura. » - « Barre-toi. » - « Cogne-le. » - « Mel ! ». L'interpellée détourna son attention du soldat. Son visage s'illumina alors. « Aitasil Reem, vous connaissez cette jeune fille ? » - « Bien sûr. ». Le garçon se confronta au regard interrogateur du soldat. « Je suis Melissandre Gemû. ». Surpris de l'entendre finalement parler, le garde se tourna vers Melissandre. « Je suis venue voir Bakari le temps des vacances. » ajouta-t-elle avec un peu plus de contenance. « Des vacances ? » - « Melissandre est à Basphel. » - « Ah je vois. Profitez bien alors. » - « Merci, bonne soirée monsieur ! » salua-t-il le soldat avec le salut militaire avant que ce dernier s'en aille. Ceci fait, l'adolescent se détendit pour enlacer Melissandre. « Ça fait longtemps, j'ai cru que tu reviendrais jamais. ». Elle sourit, un peu de façon forcée tandis qu'elle se trouvait silencieusement harassée par elles. Néanmoins c'était vrai. Le voyage jusqu'à Utopia était long et elle avait rapidement cessé de venir pour passer ses vacances. C'était la première fois qu'elle reposait les pieds dans la capitale depuis quatre ou cinq ans, plus ou moins. Le Désert commençait cependant à terriblement lui manquer, et la population Humaine aussi. Il y avait une chose qu'elle n'avait cependant pas prit en compte lors de son voyage et dont elle ne s'était que difficilement rendu compte jusqu'à maintenant : Utopia avait beaucoup changé. Les gens avaient changé. « Toi aussi tu as changé ? ». La question avait surgi comme de nulle part, ce qui eut pour effet de déstabiliser l'Humain. Elle n'était seulement que le prolongement de sa pensée. « Toi aussi tu as changé. » répondit-il finalement avec un sourire en reprenant ses mots. Melissandre se rendait alors seulement compte de la façon dont il lui avait manqué. Elle avait vécu ses premiers émois amoureux avec lui. Les amours de vacances, comme on les appelait. Cela ajouté au fait qu'elles étaient curieusement peu virulentes envers lui. Plus que cela : elles semblaient accepter de se taire lorsque c'était lui qui parlait.

Cela faisait plusieurs minutes qu'ils avançaient sans but véritable à simplement partager leurs expériences respectives et retrouver le temps perdu. Comment se passait l'entraînement au sein de l'armée pour lui, le cursus suivi, la vie au sein de la caserne, l'apprentissage auprès des siens. Comment se déroulait la vie à Basphel pour elle, les études qu'elle y menait, le caractère des autres étudiants, la tenue des Démons et de toutes ces races abominables. « Attends quoi ? Deux Démons? À la suite en plus ? Si y a pas de cons à Basphel, y a clairement de sales ordures pour avoir eu l'idée de te mettre avec eux. »Sur ce point, elle était totalement d'accord. « Tu repars quand au fait ? » demanda le garçon après un temps. « Dans trois jours maximum. » - « Je pensais pas qu'il serait si pressé que tu t'en ailles. » - « On le fait chier en fait, c'est ça. ». Melissandre baissa la tête, soudainement triste. Elle s'était fourvoyée. Elle avait été assez sotte pour croire qu'elle lui avait manqué. « Trois jours. Ça va passer vite. » souffla-t-il. L'albinos tourna les yeux sur lui. Il avait le regard rivé au ciel qui commençait à prendre les teintes du soleil couchant. « Je dois retourner à la caserne pour le couvre-feu. » - « À présent c'est sûr, il s'en fout de toi. » - « Je te rejoindrai chez toi si j'arrive à passer sous le nez des supérieurs. ». Melissandre sourit, ravie. « D'accord. ».

Allongée sur le toit de ce qui fut par le passé la maison de sa famille, qu'elle conserva pour elle seule par la suite, incapable de l'abandonner, Melissandre s'était lancée dans la contemplation des étoiles en attendant son ami. Du moins, était-ce l'objectif initial avant de se retrouver avec l'esprit encombré de leurs remarques. « On sait ce que tu attends. » - « Tu attends juste qu'il te saute dessus. » - « Que tu te fasses sauter. » - « C'est faux. » nia-t-elle les commentaires avec autorité. Ce fut sans résultat. Sa voix seule ne l'emportait pas contre les leurs. « Comme une pute. » - « Rien qu'une pute. » - « Ça changera de cette salope de Déchue tu diras. » - « Mais t'aimes ça, te faire coincer par elle, hein. » - « Tu te laisserais pas faire sinon. » - « Sale pute. ». La mâchoire serrée, elle luttait contre les larmes qui tentaient de poindre face à son incapacité à lutter contre ces injures qui lui pleuvaient dessus. « Melissandre ! ». L'appel étouffé en provenance de la rue en contrebas eu l'effet salvateur de la sortir de l'ouragan négatif dans lequel elle se trouvait. « Bakari ! » répondit-elle en se redressant pour passer la tête au-dessus du petit muret faisant office de garde-corps. « T'attends quoi pour te jeter sur lui. » - « Sautes. » - « J'arrive ! » fit l'adolescent en pénétrant la maison. Melissandre se dirigea à son tour au rez-de-chaussée pour le rejoindre sous leurs moqueries, prenant soin par la même d'effacer les prémices de ses pleurs. « Ça va ? Je t'ai pas trop fait attendre ? » fit-il en l'enlaçant. « Hum, hum. » nia-t-elle avant de changer de sujet. « T'as réussi à sortir sans soucis. ». Elle était, en réalité, assez surprise de le voir débarquer aussi serein que s'il revenait d'une promenade. « La Gāraḍa est trop prévisible. Jour après jour, c'est le même parcours, les mêmes horaires pour les tours de garde Quand on sait ça, c'est facile de faire le mur. » se moqua-t-il ouvertement du régiment, ce qui ne manqua pas de faire sourire l'Humaine. « Suis-moi. Je veux te montrer quelque chose de cool. » fit-il finalement en lui faisant signe de le suivre à l'extérieur.

Traversant en silence les rues, esquivant les flammes trahissant la présence des gardes, le duo avançait comme deux voleurs au sein de la ville. « Pourquoi on doit faire ça la nuit ? » murmura l'albinos tandis qu'elles spéculaient sur ce qu'il avait en tête. « Eh bien, déjà le jour je suis censé être à la caserne ou en train d'étudier. » - « Mais le soir, après que t'ais finit ta journée ? » - « Ça reste plus facile de se faire repérer tant qu'il fait jour, et je suis pas sûr que l'armée tolèrerait mes sorties pour ça. ». Ce commentaire éveilla la curiosité de Melissandre, quoiqu'elle commençait également à douter des bonnes intentions de son ami, d'autant qu'il les faisait s'enfoncer dans les quartiers les moins sûrs de la ville. « Et puis c'est plus drôle la nuit là-bas. » - « Là-bas ? ». Le garçon lui offrit un regard amusé comme seule réponse avant d'entrer dans une bâtisse à l'allure misérable occupée par des gens tout autant misérables. « C'est quoi ça ? » souffla Melissandre en se rapprochant de l'adolescent, soudainement inquiète. « Un squatte pour l'instant. Tout le monde n'a pas les moyens d'avoir une habitation décente ou même de s'équiper pour traverser le désert et s'offrir une nouvelle vie à Qaixopia. En attendant, ils trouvent abris dans ces maisons abandonnées comme eux le sont de Scylla. ». Melissandre eut un pincement au cœur à cette révélation et observa les résidents avec tristesse. « C'est un peu le cas de tous ceux qui sont là où on va d'ailleurs. Ceux que la société n'aime pas voir traîner dans les rues finissent souvent en bas. ». Melissandre regretta soudainement d'avoir intégré Basphel. Le monde était si loin de l'école. On apprenait tant de choses là-bas, certes. Jamais on n'évoquait le cas des petites gens cependant, ceux incapable de s'offrir ne serait-ce qu'une miche de pain pour se nourrir. Cette nuit elle en prenait totalement conscience. « C'est quoi ? » continua d'interroger l'albinos en voyant son ami soulever une épaisse dalle du sol qu'il bloqua comme une porte à l'aide d'un barreau de métal. « Un ancien système d'égouts. ». Une moue répugnée marqua le visage de l'albinos. « T'inquiète, ça fait longtemps que le système a été détourné. Y a plus rien qui s'écoule ici. » rassura le garçon en riant. « Je passe devant si tu veux, si ça peut te rassurer. ». Après un court instant, il se faufila dans le trou.

Lorsque Melissandre le rejoint, Bakari se dépêcha à refermer la trappe. C'est à peine si elle en prit conscience, surprise de la netteté de l'endroit. Il n'avait pas menti. Elle s'attendait à trouver quelques flaques d'eaux croupissantes ou des restes de déchets en fin de décomposition. Il n'en était rien. « Viens, on y est presque. » l'invita-t-il à nouveau en avançant. Après plusieurs mètres de silence, Melissandre crut discerner un son. Un bruit plutôt. Des tentes et des abris de fortune commençaient à clairsemer le paysage de vie. Melissandre fit courir son regard sur l'environnement. Elle aperçut dans un coin, à peine dissimulé dans l'ombre d'une habitation de fortune, une femme à genoux devant un homme. « On dirait un gorille comme il grogne. » - « C'est vrai. » commenta Melissandre. « De quoi ? » - « Tu peux lui proposer la même activité. » - « T'en crèves d'envies. » - « Ça t'excite hein. » - « Je suis sûr il serait pas contre. ». De ces commentaires, elle ne put s'empêcher de transposer son visage et celui de son ami à la situation du couple. Le rouge lui monta alors aux joues dans un élan de chaleur non maîtrisé. « Rien. » répondit-elle vivement en évitant son regard. « Pas besoin de s'attarder là. Le plus drôle est plus loin. » se contenta-t-il de répondre, intrigué du comportement de l'Humaine, quoi qu'il n'en fut pas plus étonné. Il l'avait toujours connu comme une fille étrange.

Bakari souleva la toile d'une tente pour s'y frayer un passage. Sans un mot, Melissandre le suivit. Un mélange de crainte et d'excitation agitait ses tripes. L'inconnu avait tendance à lui faire cet effet-là, d'autant plus lorsque l'on y côtoyait une population différente, dépravée, exclue. Une population qu'elle pouvait comprendre. Du moins, elle le supposait car elle-même l'était régulièrement, exclut et rejetée, car différente. Non à cause de son Humanité cependant, à l'inverse de Maya. Son regard se posa sur un individu étalé au sol, sourire béat, œil vitreux, rire nerveux, prit d'un spasme de temps à autre. Il ressemblait à un pantin désarticulé, abandonné par son maître dans une décharge. « Fais pas gaffe à ces types. Dans deux heures ils sont en rechute et tu vas les voir prêts à vendre un rein pour reprendre une dose. ». L'albinos se tourna vers son ami à la remarque. « Une dose de quoi ? » - « De l'opium, ou d'autres trucs du genre. ». L'entrée de ce monde vers lequel il la menait avait déjà quelque chose de sordide. Jusqu'où iraient-ils comme ça ? Bakari s'approcha d'un vieillard assis dans un coin, immobile comme la mort. Ses doigts étaient osseux et son visage particulièrement émacié. Le bougre était en fin de vie, c'était une certitude. « Tu sais si Delmar est là ? » l'interrogea-t-il sans salutations. « Tu crois que je passe mon temps à surveiller ce vaurien ? » grogna le vieux en tournant le visage vers l'adolescent. « Y a match ce soir. Il y sera forcément. » ajouta-t-il pourtant juste après en tendant une main vers Bakari, les articulations craquant sous l'effort comme un mécanisme oublié reprenant vie. « Match de quoi ? » demanda l'Appelé en sortant une épaisse quiche de son sac pour la donner au vieillard. « Lāla mâdary. » - « Oh. ». Une expression que Melissandre fut incapable de déterminer — peut-être de la joie, ou de l'intérêt, elle n'était pas sûre — tira les traits du visage de son ami. « Viens, ça serait dommage de manquer ça. » fit-il avec empressement en se tournant vers l'adolescente avant de soulever une tenture dissimulant une vieille porte en bois. « Bienvenue dans la cour des miracles. » souffla ensuite Bakari en entraînant l'albinos à sa suite, au-delà de l'obstacle.

Ce fut ébahi que Melissandre découvrît ce qui se dissimulait la derrière. C'était une véritable ville sous la ville qui se trouvait là. Avec une population moindre certes. « On est où ? » - « Dans les sous-sols d'Utopia. Tu verras, c'est beaucoup plus drôle que l'air aseptisé qu'ils essaient d'imposer dans la ville. ». Plus ils s'enfonçaient dans l'artère principale, plus l'albinos sentait la tête lui tourner de trop nombreuses fragrances présentes dans l'air fermé. Celles des encens, des fumées de tabac, de la drogue. « Tous ceux qui sont là connaissent le passage ? » - « Une majorité, oui. » - « Et l'armée est pas au courant ? » interrogea encore l'albinos, étonnée que le lieu demeure secret si tous ceux présents venaient par la même entrée. « Je sais pas. Je pense pas. Ou alors peut-être des doutes ? En tout cas j'ai jamais entendu parler d'une descente. » - « Et s'ils faisaient surveiller la bouche d'égout et qu'ils attendaient seulement le bon moment ? » - « Y a d'autres issues. Et de toutes façons, y en a certaines qu'ils pourront jamais surveiller. » ajouta-t-il en vérifiant que Melissandre était toujours à sa suite. « Pourquoi ça ? ». Il ne lui répondit pas de suite, s'attisant de fait leur agacement. Il finit par s'arrêter au milieu d'une "rue". « Tu vois ça ? » fit-il en indiquant un pan de mur du menton. Il détonnait du reste d'une couleur radicalement différente. « Il y avait un chemin là. Il a été muré. » - « Pourquoi ? » - « Parce qu'on est aujourd'hui sous la résidence d'un Imor et qu'ils ont rendu cette partie et ce qu'ils y en ont fait privée. N'importe qui ne peut plus y aller. ». L'albinos papillonna des yeux, ahurit. « Y a aussi des nobles qui viennent ? » - « Non, jamais ils se mêleraient à nous. C'est pour ça qu'ils ont leurs propres entrées personnelles. » - « Bakari ! ». Le duo se tourna en direction du cri. Là, le visage de l'interpellé s'illumina. « Delmar ! » accueillit-il le nouveau venu avec une accolade, Melissandre détaillant ce dernier avec méfiance et curiosité. Gueule d'ange, il devait tout juste être entré dans l'âge adulte. « Ça faisait un bail qu'on t'avait pas vu dans le coin. » - « J'ai failli me faire choper la dernière fois, j'ai préféré faire profil bas un temps. » - « Je croyais que c'était facile de passer sous le nez d'al Gāraḍa. » intervint alors l'albinos. Un silence ponctua sa remarque. « C'est qui elle ? » siffla l'intrus en dévisageant avec méfiance l'Humaine. « Comment il nous parle celui-là ? » - « Tu vas te laisser parler comme ça ? » - « Casse-lui la gueule. » - « Il a un couteau ! » - « Melissandre est une amie de longue date. C'est moi qui l'ai invité. ». Après un court silence où l'inconnu détailla l'albinos, le nommé Delmar sourit avec un air carnassier qui rebuta l'adolescente. « Enchanté. Les amis de Bakari sont mes amis. » la salua-t-il avec un révérence exagérée. « Tu parles. » - « Je lui fais pas confiance. » - « Lui fais pas confiance. » - « Le genre de gars à te foutre un couteau dans l'dos à la moindre occasion. » - « Celui à sa ceinture ! » - « Faut s'en débarrasser. » - « Le planter avant qu'il le fasse. » - « Avec son couteau ! » - « T'es venu pour le match de Lāla mâdary ? » - « Pas vraiment, mais le vieux m'a dit qu'il y avait ce soir, du coup j'étais obligé de venir. ». Melissandre fixa le duo, totalement perdue. De quoi parlaient-ils ? « C'est quoi le Lāla mâdary ? ». Les deux garçons se tournèrent vers l'adolescente qui se sentait légèrement mise à l'écart. « Pas que légèrement... » - « C'est la première fois qu'elle met les pieds ici, hein ? ». Bakari confirma d'un signe de la tête. « Une image vaut mieux que mille explications. Viens, tu vas voir, c'est marrant. » déclara Delmar en prenant les devants. « Je l'aime pas. » souffla Melissandre en se rapprochant de son ami, remarque posée avec tant de naturel qu'elle fit rire l'adolescent.