La messe a lieu tous les jours. On ne peut s'y absenter qu'en cas de maladie grave : mieux vaut être à l'agonie ou aux portes de la mort, lorsque les Voix de Bahäany viennent s'enquérir de votre santé. Bien sûr, il n'y a jamais d'arrestation, pas de punition non plus - du moins, rien que l'on appellerai de cette manière là. Pourtant, ceux qui se refusent à se dévouer quotidiennement à la Bienveillante sont mal vus. Les jours suivants, on se détourne d'eux : si l'on a tourné le dos à leur Sauveuse, c'est toute la communauté qui fermera la porte aux ingrats. Tu tournes la tête sur ta gauche. Mathilda n'est visible nulle part : ni avec sa famille, ni sur le banc des disciples de son âge. Tu clignes des yeux. « Elle est tombée malade, la pauvre ? » entends tu la voix de ta sœur murmurer à ton oreille. Elle a suivi ton regard et compris ce qui t'agitais. « J'espère que ce n'est rien de grave. Nous devrions lui apporter un repas, tout à l'heure. » Il est triste qu'elle ne puisse pas assister à la messe d'aujourd'hui. Elle est très enrichissante - Faye a dédié tout un passage à la place de l'entraide, du soutient et du soin d'autrui dans son discours. Voilà de quoi illustrer Sa bonne parole. Tu glisses un regard sur la silhouette de ta sœur. Sa peau sombre tranche sur le mauve de sa robe. Sa tenue avale tout son corps, pourtant, un mauvais bouton laisse s'échapper les marques d'une toile douloureuse : sur l'épiderme, un camaïeu violacé s'étend, soigneusement dissimulé derrière le tissu mis à part ce témoin traitre. Ses yeux te rappellent sans cesse ces marques récurrentes. Le gauche, violacé, fait écho à sa peine tandis que le droit, d'un ambre doré, évoque la couleur du miel que l'on utilise dans les baumes pour l'apaiser. Délicatement, tu esquisses un mouvement pour ajuster son vêtement. Elle ne recule pas devant ton contact : le tien est peut-être le seul qu'elle ne craint pas. Un sourire complice se glisse entre vous, et tu repousses une mèche de ses épais cheveux sombres et bouclés. « Et moi ? » interroges-tu. Ta peau est martelée, mais bien moins que la sienne, toujours cadenacé derrière tes vêtements de lin. Parce que tu est plus obéissant, moins curieux aussi. Tu écoutes la parole de votre Père, sans la remettre jamais en question, sans la comprendre tout à fait non plus. Pourtant, tu sais quelle est ta place, et quel sera ton rôle. Peut-être sont-ce ces certitudes qui nourrissent ta résilience, là où ta jumelle ne s'appuis que sur le piédestal parfois vacillant de sa foi. « Tu es parfait. » répond Maëra d'une voix aussi basse que la tienne. Il y a des affronts que même elle n'oserait commettre.

« Joignez-vous à moi au travers de la Prière ! Ensemble, invoquons la paix, pour les nôtres comme pour ceux de l'extérieur. » Tu glisses un regard sur l'estrade où officie votre parent. Il joint ses mains devant lui et tu l'imites, fermant les yeux. Cet extérieur que tu n'as jamais connu, mais pour lequel il est nécessaire d'implorer le Salut. C'est ce qu'exige la Bienfaitrice. Il y a des choses, parfois, qui dépassent l'entendement. Des choses obscures, qui paraissent étranges. Tout a sa place. Même cet extérieur dangereux, ravagé par les guerres et le Mal. C'est lui que votre Grande repousse. Aux Maux se heurtent les Malheurs, pas étonnant dans cette configuration que la Bonne combatte le mal par le mal, car vos prières ne suffisent plus. Il y a, dehors, trop d'Aveugles, des gens qui n'ont pas été touchés par sa Vision gracieuse. L'Harmonie ne s'étend que sur les véritables Pieux, et c'est dans l'étude de ses paroles que les solutions se dévoilent. Alors c'est ce que votre communauté s'efforce de faire. Toi, tu n'as jamais rien connu d'autre que cette terre bénie, où ta communauté s'est développée. Mais d'autres en sont venus, avant de se réfugier dans vos rangs. Leurs récits te glacent d'effrois à chaque fois qu'ils osent les conter. Rejets, méchanceté, maladies, meurtres, vols, viols. Autant de choses qui sont prohibées sur vos terres. La vie, ici, est simple. On travaille le sol, loue votre Sauveuse et aspire à une vie humble.

Tu tomberais des nues, le jour où ta Vision te montrerait les horreurs se cachant derrière les sages paroles de Faye.

La prière s'énonce sans avoir besoin d'y réfléchir. Tu la répètes quotidiennement sans plus en comprendre le sens, mais la pratique t'a rendu sa diction plus naturelle, plus fluide. Tu ne butes plus sur les mots, qui s'écoulent sans accroche d'entre tes lèvres. A tes côtés, tu sens la présence de ton frère, qui récite la Parole bénite en chœur avec toi. Curieuse, tu glisses un regard dans sa direction. Il est si disparate de toi, mais sa différence semble te fasciner. Peut-être parce qu'il ressemble tant à votre père. Il a hérité de Faye son teint et sa chevelure pâles. Ses yeux, l'un bleu et l'autre argenté, ressemblent à ceux de Domna. Sa tenue est, comme toujours, impeccablement tirée sur son corps maigre, là où la tienne a tendance à bouger. Le pendentif à son cou, une étoile à seize branches, accroche ton regard. Tout, dans cette maison, a toujours un prix. Ce cadeau, offert par Faye, était la récompense pour le comportement docile de ton frère. Tu n'es pas comme lui : tu ne fais jamais ce que l'on attend de toi. Tu ne sais pas comment te faire apprécier des autres, ni comment les satisfaire. Tu essayes, pourtant, car tu ne veux en aucun cas contrarier la Bienfaitrice. Bahäany est la seule que tu sers avec ferveur et dont le véritable courroux te terrorise. Tu es terrifiée à l'idée qu'elle puisse détourner son regard de toi, te maudire en te refusant son Harmonie.

Les pas dans le couloir te ramènent à la réalité. Tu te retournes face à la statuette en bois, une étoile identique au médaillon de Khelil, et ferme les yeux tout en récitant avec plus d'intensité les paroles de votre Patronne. La femme se rapproche et, finalement, la porte du modeste salon s'ouvre. « Khelil, il est l'heure. Retourne voir ton père. » Ton jumeau cesse la récitation. Tu n'as pas la même liberté. Même si tes genoux se font douloureux, que ton dos réclame à s'avachir, tu te tiens droite, mais la nuque ployant devant le symbole de Foi. Tu le sens se redresser et, comme chaque soir, s'en aller pour ses leçons privées avec Faye. Tu te mords la lèvres, perturbant le flot de tes paroles. Tu hésites, puis, finalement, l'imites. Avant d'esquisser un pas vers la sortie, le regard furibond de ta mère te paralyse. Tu sens ton ventre se tordre, ta gorge se nouer. Tu inspires. « Pourquoi ? » demandes-tu d'une voix vacillante, presque implorante. « Pourquoi est ce que je n'ai pas de leçons, moi aussi ? » interroges-tu, désespérée. Jalouse. « Retourne prier. » ordonne Domna. « Moi aussi, je veux améliorer ma Vision. » Toujours la même question, encore les mêmes exigences. Tu avais entendu une Voix dire qu'il était fou de réaliser sans cesse les mêmes choses, et d'en espérer un résultat différent. Peut-être es-tu folle, ou simplement idiote. Peut-être que le sentiment d'injustice te donne l'élan de soulever ta propre voix. C'est ce que l'on vous inculque. Que Justice et Bonheur abonderont chez les Voyants. Tu ne comprends pas encore les textes - ceux là ne deviennent intelligibles qu'aux plus grands initiés, les membres de la communauté touchés par la puissance de la Déesse - mais tu es attentive à la Messe. Tu retiens des choses, comme la sonorité du Molarial. C'est parce que ta Foi est si grande, ta Dévotion sans limite, que tu t'entêtes dans ce qui te parait juste. Pourtant, ton insolence récolte le même courroux. La main invisible s'abat sur ton visage avec une violence qui te fait tomber à la renverse. Les larmes ne tardent pas à te monter aux yeux et à se déverser. « Reprends la prière. Tu sais que la tienne n'est pas assez développée pour en tirer quoi que ce soit. »