Drôles de carpes
Rose-Abelle & Eutropius

☙ James Newton Howard - The Vote

Pour Eutropius, le Bal avait été un fiasco complet. La fin de soirée lui avait laissé peu de souvenirs et il avait partagé la confusion de ses camarades au réveil. Ils étaient nombreux à avoir l'oeil vitreux, le teint pâle et certains avaient blanchi plus encore en notant la présence de morsures sur eux. Pas lui. Son épiderme ne présentait pas la moindre anomalie, il n'y avait rien. Il était tel qu'il était la veille, l'amertume en plus. Les Vampires avaient boudé son sang, mais surtout ignoré ses suppliques. Il se souvenait vaguement les avoir interpellés à plusieurs reprises, sans succès. Il y en avait un en particulier qui lui avait mis l'âme à l'envers. Sitôt qu'il l'avait vu, il avait su intrinsèquement qu'il était celui qu'il attendait. Il n'avait pas su expliquer son ressenti, sinon éventuellement par leur troublante ressemblance. Quand il repensait à son refus, diverses émotions le traversaient. La colère, l'incompréhension, la résignation. Il n'avait pas l'habitude de tant se laisser affecter. Habituellement stoïque en toutes circonstances, il ressentait ses propres réactions comme un échec supplémentaire, une faiblesse de plus qu'il lui fallait éradiquer. S'apitoyer ne résolvait rien.

Las d'écouter les chuchotements excités des Basphéliens qui tâchaient ensemble de reconstituer les évènements alors que lui n'avait que sa déception et son aigreur à remâcher, Eutropius quitta l'auberge où ils logeaient pour se rendre dans le parc bordant le bâtiment. Accordés à son humeur, d'épais nuages obscurcissaient le ciel et une pluie fine s'en échappait pour se déposer en gouttelettes sur son manteau. L'air maussade, il laissa ses pieds l'égarer au hasard des chemins. Il forçait ses pensées à s'écarter de ce qui lui pesait sans réellement y parvenir. Il savait ce qui pouvait l'y aider, où décharger toute sa négativité mais le moment était peu propice. Ce n'était pas quelque chose qu'il faisait sur un coup de tête, même s'il avait toujours une fiole ou deux dans ses poches intérieures si une opportunité se présentait. Comme dans la continuité de ses pensées, il découvrit la fin de sa promenade solitaire en débouchant sur une minuscule clairière. Entre lui et une fontaine se tenait une fille. Sa blondeur lui rappela Douce, qui portait à la fois si bien et si mal son nom. Douce de peau, mais non de caractère. « Bonjour. » Il s'avança à ses côtés et la nature de la fontaine lui apparut, le détournant de l'envie qui l'avait pris en voyant la fille seule. En flots carmins, le sang jaillissait de la bouche centrale en glougloutant joyeusement et une odeur métallique atteignit ses narines quand il s'approcha. « Typique. » Lâcha-t-il avant de jeter un coup d'oeil à la blonde. Il cilla en reconnaissant la Salvatore. Sa mine s'assombrit. Son nom rendait intouchable cette petite chose qui avait pourtant l'air si vulnérable. Ce voyage avait décidément décidé de le torturer à titre personnel. Irrité, il détourna le regard et plongea les mains dans ses poches. « Je me demande d'où sort ce sang. » Il plissa les yeux en notant un mouvement, puis un autre. Des formes gonflaient la surface carmine dans un circuit aléatoire. « Qu'est-ce que... » Sans doute attiré par leur présence, les poissons se massaient près de là où ils se tenaient, comme dans l'attente de quelque chose. Eutropius tendit une main au dessus et aussitôt, le sang bouillonna sous l'agitation des bêtes affamées. Leurs bouches émaillées de dents aiguisées s'ouvrirent, béantes d'espoir. « Drôles de carpes. »

Message I | 612 mots

Je me promenais toute seule, mon vague à l’âme toujours présent. Je n’avais pas pu aller au bal parce qu’Érasme n’avait répondu à aucune de mes lettres et que je n’avais pas pu demander à notre père qu’il me servît de chaperon et de protecteur. Je soupirai, bien consciente que ce n’était pas si grave. C’était la raison pour laquelle je haïssais les sentiments qui se jetaient sur mon cœur comme les vagues se jettent sur une falaise. Je n’aime même pas les bals, pensai-je, de mauvais foi. C'était faux, même si j'avais surtout voulu m’y rendre pour faire comme tout le monde. Ma mine se fit boudeuse et je fronçai les sourcils, contrariée. J’avais envie d’être comme Susannah : indépendante, fière et, surtout, surtout : je voulais faire ce que je voulais. Néanmoins, ce n’était pas possible parce que dès que je sortais un peu des sentiers battus, il y avait toujours un Sorcier ou une Sorcière à la solde de mon père pour me rappeler à l’ordre. Je me sentais prise au piège entre quatre murs qui, petit à petit, se resserraient.

La pluie fine qui s’échappait du ciel n’avait rien pour améliorer mon état, ni le joueur de violon que je croisai avant de me diriger vers une fontaine : lieu de toutes les peines dans les contes. Alcide n’était même pas disponible. Je ne l’avais pas revu depuis qu’il était parti avec Sympan. D’après les rumeurs, il s’était rasé la tête. J’avais bien du mal à imaginer. Quant au bal, une amnésie générale semblait s’être posée sur tous mes camarades. À moins que la soirée n’eût été si extraordinaire qu’aucun d’eux ne voulût m’en parler en détails ? Je soupirai encore avant de remarquer la présence d’un individu. Je levai les yeux vers lui et répondis. « Bonjour. » Je l’avais déjà vu de loin, sans pour autant lui parler. Il ne m’inspirait rien de particulier. Il faisait un peu taciturne…. taciturne ou monsieur je sais tout, je n’avais pas encore décidé. Je suivis son regard et remarquai enfin le liquide rouge dans la fontaine. « Berk, on dirait du sang ! » fis-je, sans pouvoir me retenir. J’abandonnai néanmoins vite mon dégoût lorsque je remarquai les poissons. Faisant fi des commentaires du brun et ne remarquant pas sa surprise, je me penchai en amenant l’une de mes mains vers l’eau. « Oh les petits poissons ! Ils sont trop mi… » Lorsque les dents se refermèrent sur l’un de mes doigts, je poussai un hurlement. Je reculai, y laissant un morceau de peau. Hébétée, l’impression d’être idiote et la main douloureuse, les larmes ne tardèrent pas à monter. Je me mis à sangloter et me plaignis à voix haute de tout ce qui n’allait pas dans ma vie. « C’est trop nul ! Non seulement je ne peux pas aller au bal à cause de mon abruti de frère et en plus je me fais mordre par un poisson Vampire ! » Je finis ma tirade par une inspiration ponctuée de spasmes et me tournai vers le garçon, le regard perdu.  J'en ai marre ! » ajoutai-je, en me laissant tomber par terre. Sur les fesses, je ramenai mes jambes contre moi et les enserrai avec mes bras.

506 mots

Drôles de carpes
Rose-Abelle & Eutropius

☙ Leopold Stokowski · The Philadelphia Orchestra - The Nutcracker Suite, Op. 71A, Dance of the Sugar Plum Fairy

« Mais... » Eutropius n'avait pas fait un geste pour l'interrompre. Il avait surestimé l'instinct de préservation de la blonde. De toute façon, ce n'était pas l'âme d'un sauveur qui l'étouffait. C'était même plutôt l'inverse. Intéressé, il regarda son doigt mordu et se renfrogna quand elle se mit à geindre bruyamment. Il détestait les chouineuses qui se sentaient obligées d'imposer au monde entier leurs problèmes. Que croyait-elle ? Qu'un prince charmant galoperait vers elle pour l'emporter loin de ses tracas ? Dommage pour elle, il n'y avait que lui dans les alentours, et il n'avait ni cheval, ni désir de lui redonner le sourire, pas même un bonbon pour réconforter ce gros bébé. En fait, il avait même plutôt envie de la pousser dans la fontaine. Il la préférait hurlante à couineuse.

« Fais voir. » fit-il en se rapprochant d'elle. Il s'accroupit et prit sa main pour examiner sa phalange rougie. Avec son pouce, il effleura la petite plaie. Ce n'était pas grand chose. Il avait vu bien pire au club de torture. Il avait fait bien pire. « Tu as eu de la chance. Un peu plus et tu perdais ton doigt. » Et elle se serait encore plus plaint. Quel calvaire, cette fille. S'il avait été un Salvatore, il aurait eu honte d'avoir ce spécimen venir souiller son nom. Il se sentait gêné pour eux.

« Je me demande s'ils ont des propriétés comme ceux des Vampires. Imagine, tu pourrais te transformer en Sirène assoiffée de sang, une sorte d'hybride. Une abomination. Tu penses qu'ils te garderaient à Basphel ? Je suppose que oui. Pour t'étudier. Tu pourras dire adieu à tes amis. » Il la regarda. « Tu attendais la permission de ton frère pour aller au bal ? Il devait avoir une bonne raison de te le refuser. Regarde, tu n'es même pas capable de tenir tête à un simple poisson. » Il lâcha sa main et se redressa. « Ou bien, il ne voulait pas jouer à la nounou toute la soirée. Si tu pleurniches souvent comme ça, je peux le comprendre. Personne n'aime une fille qui pleure. Elles sont laides et répulsives. » Elle ne l'était pas vraiment mais il se garda de le dire. « À ta place, j'y serais quand même allé. Je me serais débrouillé. Ton frère ne sera pas toujours là. Je ne devrais pas te dire ça car tu dois l'écouter. Mais si tu es maligne et que tu te débrouilles pour ne pas t'attirer d'ennuis, tu pourrais faire tout ce que tu voudrais. » Il haussa les épaules. « Je rentre. » annonça-t-il simplement avant de tourner les talons.

Message II | 456 mots

Je relevai les yeux vers lui. À mieux le regarder, il ressemblait un peu à Érasme. Peut-être était-ce dû à mes cornées embuées de larmes ? « Quoi ? » fis-je, interloquée. Perdre mon poignet ? Mon regard se tourna légèrement vers la fontaine. La question de la possibilité d’un tel drame eut le mérite d’interrompre mes gémissements. La suite n’en fut que plus efficace. Jusqu’ici, à chaque fois que j’avais pleuré, quelqu’un avait fini par me réconforter, surtout depuis que je vivais avec les Magiciens et à Basphel. La situation fut différente avec lui et me replongea dans ma petite enfance, lorsque des Mages Noirs exigeaient que je me comportasse en adulte et dardaient sur moi leurs prunelles exigeantes. Si je gardai le silence, les illustrations de ce qu’il évoquait prirent forme dans mon esprit. Je vis mon corps muter puis mon frère me juger et me préférer d’autres personnes. Mes émotions se transformèrent. De la tristesse, elles passèrent à la colère, une colère comme je n’en avais plus ressentie depuis bien longtemps. Je savais déjà être une sorte de fardeau pour les Sorciers. Parce que je n’en étais pas une. Mon père ne me l’avait jamais reproché mais je voyais bien que ceux qui gravitaient autour de lui le jugeait pour avoir adopté une Magicienne. L’adoption était déjà un problème en soi, car un Roi se devait d’être fertile et de fonder une famille nombreuse. Mais que le fruit de cette adoption fût incapable d’être maléfique était bien pire. Je serrai les poings et les dents. Mes sourcils se froncèrent. J’en avais marre. Je les détestais tous, surtout ce pauvre type qui ne disait que des horreurs ! J’allais le tuer !

Alors qu’il partait, mes doigts se refermèrent sur des graviers et un caillou plus gros que les autres. Je me redressai et fis quelques pas dans sa direction. « Espèce de gros balafré puant ! » lui lançai-je, en même temps que mes projectiles. « Je te déteste ! J’enverrai mon père te tuer ! » Puis, sans autre forme de procès, je partis en courant dans la direction opposée. Je passai devant le violoniste et fis le chemin inverse, jusqu’à être certaine qu’il ne me suivait pas. Là, tremblante et essoufflée, je m’accroupis sous un porche et me remis à pleurer, incapable de savoir si j’avais de la peine, si j'étais en colère ou les deux. Pleurai-je par culpabilité ? Pleurai-je par frustration ? Pleurai-je parce que j’étais totalement perdue sur le bien et le mal ? Pleurai-je pour une autre raison ? J’étais incapable de le dire. Peut-être que si j’étais une Sorcière, tout serait plus facile.

436 mots
Vivement qu'ils se revoient au club de lecture