Rêve et cabine

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Comme une malédiction, un vague à l’âme terrible ne quittait jamais la jeune femme. Alors qu’elle était entourée, elle se sentait seule. Il s’agissait de la pire des solitudes, une solitude qui ne pouvait être interrompue facilement. Parfois, elle arrivait à être forte mais, bien trop souvent, elle retombait dans les travers qui l’avaient poursuivie toute sa vie. Elle ne se trouvait pas assez bien, pas assez forte, pas assez, tout simplement. Son éducation au sein d’un orphelinat de Sceptelinôst en était la cause. Elle avait été carencée de bien des manières. Son petit corps en était le témoin le plus palpable. Pour les carences affectives, il suffisait de gratter un peu la surface. Elles étaient faciles à apercevoir. Ceux qui l’avaient entourée depuis sa fuite s’étaient montrés bons avec elle mais aucun n’avait pris le temps de lui montrer de l’affection. Finalement, cette solitude avait germé. Elle se sentait abandonnée, Reine d’un Empire aujourd’hui en ruines, femme presque vénérée par certains peuples et pourtant illégitime à ses propres yeux. Elle ne méritait pas tout ça et c’était le plus souvent le soir, lorsqu’elle était seule dans son lit, sans personne pour l’enlacer, que ses démons ressurgissaient avec le plus de cruauté et de puissance. Elle aurait aimé avoir quelqu’un à ses côtés, quelqu’un de confiance à qui parler. Souvent, elle pensait à Ezechyel Valärunkar, parce qu’elle le croyait capable de remplir ce rôle. Il était doux tout en étant fort. Peut-être l’idéalisait-elle un peu. Surtout, il était marié et père. Elle ne pouvait pas l’enlever à Mircella, quand bien même elle avait déjà cru voir dans les yeux de l’homme plus que de l’amitié. Il était plus sage de l’oublier, comme le reste de sa vie. Elle devait se concentrer sur sa mission. La Déesse de la Connaissance ne l’attendrait pas des siècles durant.

Circë tenta d’échapper à ses pensées en changeant de position. Sur le côté, les jambes repliées contre elle, elle se sentit mieux. Elle ne pouvait pas se permettre d’être fatiguée. Elle avait des hommes et des femmes à mener. Le voyage avait commencé et la situation sur les flots était digne de l’Enfer. Les monstres marins s’ajoutaient à certaines Sirènes, non emprisonnées par la sauge. Si l’embarcation volait la plupart du temps, elle devait parfois se poser. Durant ces moments-là, tout le monde devait être sur le qui-vive et donner le maximum de ses capacités. Elle ne pouvait pas être un maillon faible, pas encore. Finalement, elle finit par s’endormir sans s’en rendre compte. Le décor ne changea pas. Toujours sa cabine, toujours son lit, toujours la même mélancolie. Ses rêves eux-mêmes ne désiraient pas lui donner le moindre répit. Elle entendit un bruit, comme des pas légers sur le parquet. « Il y a quelqu’un ? » demanda-t-elle, en se redressant lentement. Ses cheveux détachés tombèrent sur le tissu de son pyjama couleur de lune.

462 mots

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« Je gémissais ? » Quelques secondes s’écoulèrent, quelques secondes pendant lesquelles la jeune femme prit conscience de son état, des faibles tremblements qui parcouraient ses mains. Elle faisait beaucoup de cauchemars ces derniers temps. Si elle ne s’en souvenait plus à présent, elle ne pouvait que le croire. Elle lui sourit, comme si sa présence à ses côtés était normale. Il voyageait avec elle. La conscience de ses doigts ne vint qu’après, à rebours. Elle planta ses iris dans les siens, surprise. Une chaleur diffuse engloba son corps, quand bien même le mouvement ne se termina-t-il pas en caresses. C’était tout comme car l’intention y était, cachée mais présente. Elle aurait aimé qu’ils parlassent à cœur ouvert de ce qui les hantait l’un et l’autre. Elle aurait aimé pouvoir lui avouer les élans qu’il provoquait chez elle. Le secret, pourtant, cadenassait ses lèvres. Parfois, elle songeait que les choses étaient bien mieux ainsi, non dites. Elle pensait que les mots pourraient briser quelque chose. Lorsqu’il était près d’elle et qu’elle sentait son corps attiré par le sien, elle pouvait se frayer un chemin vers des pensées qui n’appartenaient qu’à elles. Si elle les avait livrées, peut-être auraient-elles paru stupides. Et puis, finalement, le sentiment même de l’espoir créait dans sa poitrine des vagues merveilleuses qui ne manqueraient pas de s’éteindre dans d’autres circonstances, par le refus prononcé ou par la force du temps. « Je l’ignorais. » Elle ne put s’empêcher de penser aux enfants dont il était le père. Il avait dû s’habituer, au fur et à mesure des couches de Mircella. Elle l’imaginait parfaitement se lever la nuit afin de soulager son épouse du poids de ce qu’impliquait la maternité. « Oui. » accepta-t-elle.

Elle se redressa doucement et attrapa une robe de chambre assortie à sa tenue. Elle enveloppa son corps à l’intérieur, comme pour se protéger de la brise marine ou des comportements inappropriés qui pourraient surgir sans prévenir, de l’un comme de l’autre. Le tissu couvrit ses épaules et ses bras et caressa ses chevilles.

Dehors, elle leva le visage vers la lune. Il ne faisait pas froid, loin de là. Le bruit des vagues étaient doux. Elle sourit tristement. « Depuis que Devaraj est mort, je pense souvent à notre première rencontre, lorsque tu essayais de me retrouver et qu’il est arrivé pour m’emmener avec lui. » Il ne pourrait plus venir à présent. Il n’était pas vraiment mort. Il n’était pas devenu un Esprit. Il avait disparu à jamais. Elle se tourna vers l’Ygdraë. Il était bien plus grand qu’elle. Circë avait l’impression qu’ils avaient vécu mille aventures ensemble. En réalité, ils existaient surtout séparément. Pourtant, depuis qu’il avait embarqué, ils se voyaient chaque jour. Néanmoins, se côtoyer au milieu d’une foule n’était pas la même chose que de se retrouver dans l’intimité. « Ta famille te manque ? » demanda-t-elle. Il avait dit avoir besoin de compagnie. « Ou quelque chose te tracasse peut-être ? »

496 mots

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L’interrogation d’Ezechyel sur sa famille créa chez Circë une impression étrange. Elle la balaya, comme on balaye l’instinct protecteur lorsqu’on refuse de croire ce qu’il murmure. « Oui… là où nous allons… » L’Ygdraë tourna son regard vers l’horizon plongée dans l’obscurité. Où allaient-ils déjà ? Elle avait du mal à s’en souvenir, comme si cette destination était impossible à atteindre et qu’elle s’était résolue à l’échec des expéditions. Elle frissonna à cette pensée, troublée. Comme pour chasser l’horreur d’un futur incertain, elle blottit un peu plus ses vêtements contre elle. Parfois, elle rêvait de pouvoir faire la même chose avec un autre corps, avec celui d’un homme. Ceux qui l’entouraient étaient nombreux mais le fait qu’ils la regardassent comme une femme spéciale, comme une Élue, comme leur cheffe aussi, ne facilitait pas les relations. Si l’un d’eux s’était rapproché d’elle, elle aurait eu l’impression d’un mensonge intéressé ou de profiter de son statut pour obtenir des faveurs. La solitude lui pesait trop. Et lui, Ezechyel ? Le considérait-elle comme n’importe quel autre homme de l’équipage ? Non. Pourtant, sa première mission la concernant avait été de la ramener à Melohorë. Il avait conscience, plus que les autres, de ce qu’elle représentait. Elle soupira doucement, comme si elle avait souhaité garder ses états d’âme à l’intérieur d’elle.

« Ah oui ? » Circë leva les yeux vers lui. Ce que sa remarque créa en elle fut une sorte d’espoir. Il avait parlé de ses enfants. Pas de Mircella. Pourquoi ? Elle n’aimait pas ressentir un certain bonheur à ce qui pouvait potentiellement causer le malheur d’une autre. Peut-être l’avait-il omise parce qu’il avait peur de la blesser en l’évoquant ? Peut-être avait-il remarqué qu’elle… Elle passa sa main sur la pointe de son oreille. Elle n’était pas la seule à ressentir quelque chose pour l’autre. C’était visible. C’était aussi la raison pour laquelle elle devait rester à une distance raisonnable de lui. Elle était convaincue que si elle se rapprochait trop, elle ne pourrait plus se décoller d'Ezechyel. Elle serait obligée de le toucher. Heureusement, il ramena la conversation vers des sujets moins légers. « Oui, même si, avec le temps, j’ai appris à vivre sans elles. » répondit-elle. Bien sûr, son cœur pensait toujours à elles mais elle savait ses filles heureuses. Chacune suivait la voie qu’elle avait choisie. Elles étaient débrouillardes, probablement plus du fait du sang de leur père que du sien. Elle cacha une grimace de dégoût en pensant au Démon et l’effaça de son esprit au profit de Devaraj. « Oui, il me manque. Il a toujours été bon avec moi. Tout ça, c’est grâce à lui en partie. Et grâce à toi aussi. » ajouta-t-elle, en le regardant encore. « Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans vous… Heureusement que vous êtes apparus à ce moment de ma vie. J’avais besoin de rencontrer des gens comme vous... vraiment. » Elle sourit, avant de le questionner. « J’imagine que ça a été dur pour Mircella de te laisser partir, en sachant que le voyage va durer, non ? » Elle s’arrêta et hésita, craignant de le faire changer d’avis. Pourtant, elle poursuivit. « Il risque de durer des années. Tu ne regretteras pas de ne pas voir tes enfants grandir ? C’est un gros sacrifice que celui d’embarquer à mes côtés… » Elle détourna les yeux, pour les plonger dans les ténèbres étoilées. « Tu crois que je serais une bonne Impératrice ? »

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Les yeux de Circë parcouraient tranquillement ce qui l’entourait. Parfois sur Ezechyel, ils changeaient de direction lorsqu’elle pensait percevoir dans ses iris plus que de l’amitié. Il y avait une tendresse chez lui qui avait le pouvoir de la rendre fébrile. De temps en temps, elle réfléchissait à leur relation et se disait qu’elle ferait mieux de ne pas chercher à le revoir. Elle se sentait seule mais peut-être qu’un homme qui était ignorant de son histoire et de son identité lui conviendrait mieux ; un presqu’inconnu qu’elle ne verrait qu’en de rares occasions. L’idée d’instants volés lui plaisait, bien qu’elle pût en avoir avec lui, parce qu’il était marié et ne renoncerait pas à ce qu’il avait construit à Melohorë pour elle. Elle avait grandi dans un bordel. Elle savait parfaitement ce que les hommes promettaient aux femmes pour obtenir leurs faveurs. Elle préférait simplement lorsque sa mémoire lui faisait défaut sur ce point.

Elle voulut en savoir plus sur Mircella mais ne demanda pas. Il avait détourné les yeux. Pourquoi ? « Il y a des choses que tu regrettes ? » demanda-t-elle doucement. Une vie sans amertume. Et elle ? Regrettait-elle la vie qu’elle avait mené jusqu’ici ? Une partie d’elle ? L’ensemble ? Les choses n’avaient jamais été faciles, elle avait souvent été découragée. Parfois, elle se demandait où elle avait puisé la force de continuer. Parfois elle cherchait cette force. Elle avançait par automatisme. Parce qu’elle n’avait pas le choix.

Elle redressa la tête lorsqu’il vanta ses qualités. Un sourire embarrassé habilla ses traits de douceur. Encore sa famille. S’y sentait-il enfermé au point de prendre le large avec elle ? Elle le croyait sincère. « Tu n’aurais pas… » répéta-t-elle tout bas. Que voulait-il dire ? Il était tard. La fatigue embrouillait son esprit. Elle se surprenait à voir des choses qui n’existaient peut-être pas, à entendre dans ses silences des mots qu’il n’aurait probablement jamais prononcés. Leur relation était trop ambiguë. Ses questions la surprirent. Elle le regarda. Empereur ? À ses côtés ? Ou Roi ? Aux côtés de Mircella probablement. Sa femme avait été Reine des Ygdraë. Elle se pinça les lèvres. Elle devait être prudente, malgré ce qu’elle ressentait cogner dans sa poitrine. Elle s’était déjà dit qu’elle ne devait pas le tenter, qu’elle devait rester raisonnable. S’il dépassait les limites, elle ne voulait pas l’avoir provoqué. Parfois, c’était difficile de résister. Elle se retourna et plaça ses mains sur le bastingage. Elle fixa l’eau. « Je pense que tu serais un bon Empereur et un bon Roi. En tant que Roi, nous pourrions faire des échanges qui seront probablement bénéfiques à nos deux peuples. En tant qu’Empereur… » Sa voix glissa lentement vers le silence. Elle tourna la tête vers lui et leva les yeux pour le regarder. Cinquante centimètres les séparaient. Elle sourit pour éteindre le feu en elle. Elle prit un air espiègle. « Essayes-tu de dire que tu comptes me voler mon Empire ? Je ne te pensais pas si conquérant. Moi qui te croyais sage et réservé, je suis surprise. » Elle détourna les yeux et les fixa de nouveau sur l’horizon.

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Les mots d’Ezechyel se détachaient nettement, comme emportés jusqu’à ses oreilles par le vent de l’évidence. Était-ce parce qu’ils n’étaient que deux sur le pont du navire, à une heure trop tardive pour être raisonnable ? Était-ce parce qu’il s’agissait de lui ? Lui aurait-elle prêté la même attention au milieu d’une foule ? Instinctivement, elle désirait répondre que oui, parce qu’il lui était spécial. Sage et réservé, c’était ce qu’il renvoyait. Un Ygdraë puissant, qui fixait le monde de ses yeux emplis de l’expérience des décennies. Elle-même était vieille mais elle ne ressentait pas cet état. Elle avait la sensation de marcher dans un univers où sa psyché n’évoluait pas, où les mêmes questionnements la taraudaient chaque jour. Elle se sentait enfermée dans un cercle vicieux de doutes et d’angoisses. Elle devait pourtant ériger un empire de ses mains. Ses yeux glissèrent lentement vers la balustrade et leurs peaux. La tension qu’elle ressentit se répercuta dans tout son corps. Ce n’était pas la première fois. Il ne la touchait pas mais une petite voix à l’intérieur d’elle la questionnait doucement : « Et si… ? ». Et si leurs doigts se touchaient ? Et s’il se montrait soudainement plus entreprenant ? Si la sagesse volait en éclat et si ses réserves disparaissaient ? Que ferait-elle ? L’idée la fit chavirer dangereusement. Elle le laissa parler, ses mots ne faisant qu’accentuer son état. Elle espérait que son trouble ne se voyait pas. Elle soutint son regard. L’espièglerie lui allait si bien. C’en était déconcertant, comme voir une statue de marbre prendre soudainement vie. Il lui semblait souvent être un pilier inébranlable. Pourtant, il restait un homme, avec des envies et des désirs, avec des sentiments qui pouvaient aussi le consumer. Elle l’imaginait difficilement prendre feu mais peut-être avait-elle tort. Peut-être n’était-il pas aussi tranquille et paisible qu’un vieux chêne. Leurs peaux se touchèrent. Les lèvres de Circë s’entrouvrirent et son regard rejoignit leurs doigts quelques secondes. Elle ne chercha pas à déplacer sa main. Il avait raison. S’il était réellement sage, ils ne seraient pas là.

Quelque chose changea dans l’expression de l’homme. L’Ygdraë s’en inquiéta plus qu’elle ne se méfia. « Ça ne va pas ? » lui demanda-t-elle, avant qu’il ne donnât une quelconque explication. Peut-être était-ce trop ? Peut-être, finalement, cherchait-il à se dérober ? Son discours sur sa mémoire, sur la perte… « Oui… le sommeil… » murmura-t-elle. « Nous devrions aller nous coucher. » Ce serait plus raisonnable, moins interdit. Il valait mieux qu’ils se vissent la journée, au milieu de la foule. Elle fit quelques pas, avant de se raviser. « Tu me le dirais si tu avais quelque chose sur le cœur, n’est-ce pas ? » Si quelque chose n’allait pas avec Mircella, par exemple. « Malgré mes fonctions, j’ose espérer que tu sais que je suis là pour t’aider si tu en as besoin, si… » Elle s’interrompit, expira et lui sourit. La lune se reflétait sur son visage. « Allons nous reposer avant de regretter de n’avoir pas assez dormi. » reprit-elle, avant de tourner les talons.

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