Les vices cachés

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Adriæn était concentré sur sa tâche. Il triait les fiches d’emprunt. Certains étudiants tardaient à rendre les livres, ce qui provoquait chez lui un certain agacement. Il préférait quand chaque chose était à sa place. Aussi, à chaque fois que le dépassement lui semblait trop important, il recopiait le nom, le prénom et le département de l’élève délinquant sur une feuille. Celle-ci n’était pas à destination de la gestion de la bibliothèque. Elle était pour lui et rien que pour lui. Il aimait s’emparer de ce qu’il détestait. Même s’il ne savait pas encore quoi faire de sa liste, il finirait bien par trouver. Il avait d’ailleurs remarqué qu’une fan de zoologie avait tendance à réitérer ses rendus tardifs. Peut-être devrait-il aller la voir, afin de lui mettre les points sur les i ? Pas de retards sous sa surveillance.

Quand il eut terminé, il s’adonna à une autre activité : celle du chaos. Puisqu’il connaissait la liste de ceux qui travaillaient avec lui, ainsi que le nom de quelques personnes qu’il désirait avoir sous sa coupe, il avait décidé de créer de faux fichiers d’emprunts. Ainsi avait-il sciemment entré dans les registres un livre au nom de Kiara afin qu’elle reçût, d’ici quelques semaines, une lettre de relance. Celle-ci viendrait sans doute le voir, puisqu’elle savait qu’il travaillait à la bibliothèque et il ferait ainsi semblant de l’aider. Le temps passé avec la blanche serait autant de temps pour admirer ses courbes et la convaincre de s’adonner à d’autres activités plus réjouissantes. Vu comment elle rougissait lorsqu’ils se croisaient, il était convaincu qu’il serait en mesure de glisser ses lèvres contre les siennes ou dans son cou, voire de jouer avec ses doigts dans une zone bien plus intime de son anatomie. Il sourit, certain que ce n’était là qu’une question de temps avant qu’elle ne lui déverrouillât tout ce qui était encore verrouillé.

Néanmoins, depuis quelques temps déjà, autre chose le préoccupait : cette Susannah et l’influence qu’elle pouvait avoir sur Johannês. Il l’avait retrouvé furibond suite à son service, après que la jeune fille fût passée à la cafétaria. Adriæn préférait lorsque son ami se montrait indifférent. Or, tout comme avec sa sœur, il lui semblait qu’il nourrissait à son égard quelques désirs malvenus. Ça devait cesser. La haine devait garder le dessus sur le désir, car l’Ondin était particulièrement possessif et jaloux. Surtout, il se rappelait parfaitement de cette fille. Il avait haussé les épaules lorsque le Magicien lui avait parlé d’elle mais c’était surtout parce qu’il ne désirait pas que la conversation s’étendît sur son cas. Bref, puisqu’il s’agissait de faire advenir le chaos entre eux, il avait, il y avait déjà quelques jours de ça, créé une fiche au nom de Johannês Taiji, liée directement à Susannah, puisqu’elle travaillait ici. D’ici quelques temps, il recevrait un courrier, l’informant qu’il n’avait pas rendu les trois livres qu’il avait emprunté, signé de la Sirène. La guerre continuerait ainsi, sans espoir de salut. Quant à Lana et Johannês, il allait trouver quelque chose d’autre, au même titre que cette insupportable fille du nom de Blu avec qui il passait trop de temps à son goût.

Comme l’heure de son départ approchait, il commença à ranger ses affaires et attendit la bleue. Il espérait qu’elle ne serait pas en retard.

Les vices cachés

☙ Caro Emerald - Tangled Up

Susannah était en retard. Cette guenon de Gloria avait le don pour poser des questions juste avant la fin du cours et quand la Sirène put enfin se libérer, il ne lui restait que cinq minutes pour traverser toute l'école et aller prendre la relève à la bibliothèque. C'était certainement faisable en courant. Au lieu de quoi, la bleue appuya son sac contre le mur pour y chercher tranquillement une sucrerie à se mettre sous la dent. Ses priorités étaient clairement définies, et tant pis si cela devait grapiller sur le temps de travail de son collègue. De toute façon, sa tête de premier de la classe, bien sous tous rapports, ne lui revenait pas. Sa tête, ou le fait qu'il soit connu pour suivre Johannês comme son ombre. Ou les deux.

Sans se presser, Susannah poussa la porte de la bibliothèque. Un bâtonnet coincé entre les dents, la Sirène ralentit en apercevant de loin la tête blanche de l'Ondin. Il l'attendait, déjà prêt à partir. « Tss. » Le sifflement agacé avait fusé par réflexe et le bâtonnet craqua, comprimé par sa mâchoire serrée. Si détester tout ce qui avait trait de près ou de loin à Johannês était un sport, elle remportait toutes les compétitions haut la main. Elle ignorait lequel des deux choisissait mal ses amis, lequel avait une mauvaise influence sur l'autre mais c'était un mélange dangereux. Peut-être devait-elle œuvrer pour les séparer ? Elle en parlerait à Lana. Sa jumelle pourrait peut-être lui donner des informations utiles à son insu pour semer la discorde entre les inséparables. Peut-être même l'y aiderait-elle, selon la nature de sa relation avec son frère.

Une fois près de l'Ondin, elle le détailla de la tête aux pieds sans rien dire, en prenant tout son temps. Un reniflement dédaigneux fut délivré en guise de salutation et ses lèvres émirent un bruit de succion humide en libérant à regret la sucette à moitié entamée. Elle avait envie de la lui essuyer sur la joue, juste pour voir ses véritables émotions transpercer ce masque. Elle était persuadée qu'il détesterait ça. À la place, elle tapota le bonbon acidulé contre ses lippes, songeuse. Agacer Adriaen ne devait pas être aussi amusant qu'avec son ami colérique. Elle fronça les sourcils. Déjà à l'époque, elle ne comprenait pas ce lien improbable qu'ils partageaient. Que pouvaient-ils bien avoir à se dire tous les deux ? La curiosité la dévorait comme une maladie. « Tu vas aller retrouver Johannês ? » Fit-elle, l'air de rien en déposant sa sacoche derrière le bureau d'accueil. « Pourquoi tu ne travailles pas tout simplement avec lui ? Comme ça vous seriez tout le temps ensemble. » Et je n'aurai pas à croiser ta tronche d'éponge à chaque fois ici, ajouta-t-elle en son for intérieur. Elle avait fourré de nouveau sa sucette dans sa bouche et redisposait les fournitures à son goût. Elle jeta un coup d'oeil à la note laissée par la bibliothécaire en chef. « Inventaire la semaine prochaine. » Lut-elle. « Su - per » Elle grogna et rapprocha brusquement un tabouret en entortillant sa cheville dans les pieds de métal. Une fois ses pieds posés dessus, elle profita de ce nouvel appui pour balancer sa chaise en équilibre vers l'arrière et scruta Adriaen sous ses paupières tombantes. « Je sais pas comment tu fais pour le supporter. Il a un caractère exécrable. »

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Adriæn regarda Susannah comme si elle avait fait partie du décor. Quelque part, c’était un peu le cas. Souvent, il songeait que ceux qui l’entouraient n’avaient été créés que pour lui. Certains avaient pour fonction de l’énerver, d’autres de le faire rire. Lorsqu’il se perdait dans ce type de considérations, il arrivait à relativiser. Pas tout, cependant. Ce qui touchait de près ou de loin Johannês ne pouvait pas être amenuisé. Il en allait de même avec sa sœur. En fait, dès qu’il avait décidé qu’un individu lui appartenait, c’en était fini de ces belles théories. Il était possessif à l’excès. Il avait déjà pensé enchaîner son ami et sa jolie petite gueule butée dans une cave fermée à double tour. Il voulait qu’il n’y eût que lui qui comptât pour ceux qu’il avait élus. Sa sœur était la moitié de lui-même et, si elle ne se laissait pas faire, si elle ne consentait pas à travailler main dans la main avec lui, alors il devrait sévir et lui prouver que les hommes égalaient les femmes ; qu’ils leur étaient même supérieurs.

Il ne répondit pas à la première question et se contenta de sourire, comme s’il répondait à un bonjour par une salutation silencieuse. « J’aimerais bien mais je suis bien trop maladroit pour faire ce travail. » Absolument pas. Il n’était simplement pas une boniche. Servir les autres ? Très peu pour lui. Au moins, dans la bibliothèque, il avait une forme de statut. Il détenait le savoir et les abrutis de l’école venaient le quérir. Si leur tête ne lui revenait pas, il pouvait très bien faire semblant de les aider sans le faire réellement. C’était facile et plaisant. Il adorait être mesquin. Ça l’amusait de tester les limites l’air de rien. « Oui, je l’ai vu aussi. Ça ne m’amuse pas mais ça nous fera une expérience. C'est important à nos âges. » dit-il, calmement et sérieusement.

Lorsqu’elle commença à se balancer, l’envie de la pousser le prit. Il ne le fit pas, bien entendu. Il ne ferait rien sans être sûr de ne pas la louper. Elle pourrait simplement tomber et se faire une entorse. Lui, ce qu’il désirait, c’était lui fracasser le crâne. Ça devrait attendre. « Exécrable ? Ah bon ? Je ne trouve pas. » répondit-il. « Mais c’est peut-être parce que je le connais depuis longtemps. » Non, Johannês avait un caractère exécrable. Il le savait puisqu’il s’était déjà pris son poing dans le visage au moins cinq fois depuis leur enfance. Le Magicien était sanguin, terriblement sanguin. Cependant, Adriæn savait également qu’il regrettait après coup. Ces regrets étaient un parfait terreau pour toutes ses manigances. De plus, objectivement parlant, l’Ondin savait qu’il méritait ces coups. Il lui faisait souvent endurer bien pire. Si Johannês n’avait jamais eu de copine plus d’une semaine, ce n’était pas pour rien. En fait, s’il avait dit que le Mage n’avait pas un caractère exécrable avec lui, c’était pour voir la réaction de la Sirène. Il ajouta un petit truc, en faisant un geste du menton vers les lèvres de l'adolescente. « D’ailleurs c’est drôle que tu me parles de lui parce que je crois que vous avez les mêmes sucettes. »

Il prit ses affaires et, sur le départ, la regarda. « Mais oui, il m’a demandé de passer le voir, même si je préférerais rester ici. Il est un peu chiant quand il est amoureux… » Il sourit. « Bonne soirée. » Peut-être que ça deviendrait très vite particulièrement savoureux à regarder.  

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☙ Caro Emerald - Tangled Up

Susannah avait émis un grognement incrédule en l'entendant énoncer les vertus de l'inventaire qui les attendait. Il ne fallait pas être diplômé de Basphel pour deviner que la tâche serait aussi assommante que chronophage, rien de plus. Ou peut-être était-il simplement masochiste. S'il aimait souffrir, peut-être trouveraient-ils enfin un terrain d'entente car elle serait ravie de jouer son tortionnaire.

« Oui. Détestable si tu préfères. » Précisa la bleue comme s'il était un simple d'esprit. Il lui plaisait de penser qu'il ne connaissait juste pas la signification du terme "exécrable". C'était un homme, il partait donc avec un intellect inférieur, il lui arrivait de l'oublier, parfois. Ne jamais trop en attendre des mâles. « Mmh. Il faut être aveugle pour ne pas s'en rendre compte. » Fit-elle à voix basse, mais suffisamment fort pour qu'il l'entende quand même. Aveugle, ou idiot. Les deux allaient souvent ensemble. La Sirène avait en horreur les attardés. Ils allaient avec les handicapés et les infirmes. Ne fallait-il pas se débarrasser dès la naissance de ceux pourvus de tares ? Ce n'était que bon sens et miséricorde. Le monde était bien trop cruel et y survivre était déjà difficile quand on partait avec un bon patrimoine génétique et le sexe parfait comme elle, alors elle n'osait imaginer le calvaire que c'était pour les autres. Il ne fallait pas mettre tous les crabes dans le même panier, et il était regrettable que Basphel ne sépare les garçons et les filles que dans les dortoirs.

Elle haussa un sourcil et cessa de lécher le bonbon qu'il venait de mentionner. Une moue méprisante déforma sa bouche. « Elles viennent de l'échoppe à sucreries de l'école. Tout le monde a les mêmes, crétin. » L'insulte lui avait échappé, venue trop naturellement pour la retenir. Elle ne s'excusa pas et le défia du regard de s'énerver. Ouais, c'est bien ce qu'elle pensait. C'était une lavette. Elle le regarda rassembler ses affaires, ravie de le voir débarrasser bientôt le plancher mais il gomma sa satisfaction dans le vent glacial de ses derniers mots. Les pieds avants en métal de la chaise firent un vacarme assourdissant en retombant brusquement au sol et sous le choc, ses dents claquèrent sur la sucette, la brisant définitivement en deux. Quoi ?! « Chut ! » Chuchota furieusement une voix anonyme dans la mer d'élèves qui étudiaient et que le bruit avait dérangé. Elle jeta un coup d'oeil à Adriaen mais l'Ondin avait déjà atteint la sortie. Du sang avait envahi sa bouche, sa langue entaillée par les bords tranchants du bonbon sectionné. « Oh, ça va ! » S'énerva la bleue comme si elle avait attendu cette manifestation pour extérioriser la brusque montée de colère. Elle chercha qui avait protesté et tomba sur un garçon aux cheveux coupés courts d'un rouge aussi vif que celui des boutons qui constellaient son front et ses joues. Les lèvres pincées, il affichait un air réprobateur qui fit grimper Susannah dans les stratosphères supérieures de la fureur. Brusquement, elle repoussa sa chaise et se dirigea à grands pas jusqu'à l'étudiant. Une fois à sa hauteur, elle lança son pied dans l'un des pieds de sa chaise. Il avait rougi en la voyant se rapprocher. Ces derniers temps, elle avait constaté que beaucoup râlaient, convaincus que la cible de leurs plaintes ne se rebellerait pas. Mais lorsque c'était le cas, ils étaient souvent si surpris qu'ils restaient cois et perdaient tout courage. Elle le fixa de tout son haut. « T'as un problème, le moche ? Va te plaindre à la directrice si c'est le cas, je suis sûre qu'elle sera ravie de jouer le rôle de ta maman en l'absence de celle-ci. Mais avant, attends, ne bouge pas pendant que j'essaie de me souvenir de ton visage pour te retrouver et te le faire payer plus tard. » Elle laissa passer un silence puis appuya sur le front du roux avec son index, visant un bouton de l'ongle. C'était répugnant mais elle se satisfit de l'expression de douleur qui traversa ses traits. Elle imagina que c'était son collègue qu'elle faisait ainsi grimacer. « Alors ? Qu'est-ce que t'attends ? »

Elle va perdre son boulot à cause d'Adriaen...