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— C’est vrai que tu vas partir demain ?

Yue avait posé la question comme une déchirure. Il savait pourtant que ce ne serait qu’un aurevoir et que, lui aussi, bientôt, serait amené à voyager pour rencontrer un Aisuru potentiel.

Cela faisait plusieurs jours qu’il avait entendu la nouvelle mais il n’avait pas osé demander une confirmation à qui que ce fût. Peut-être le déni avait-il été plus rassurant jusqu’ici ? Néanmoins, à la veille du départ de Natsumi, le garçon ne pouvait plus décemment éviter la problématique.

Dans sa tête, bien des interrogations n’avaient eu de cesse de se succéder. Il se demandait, entre autres, pourquoi est-ce que la jeune fille ne lui en avait pas parlé.

— Oui, répondit-elle, après un temps de latence.

Les deux adolescents étaient allongés dans l’herbe fraiche d’une plaine qui entourait leur village de naissance, Onikareni. S’ils avaient depuis longtemps l’habitude de venir ici et de river leurs yeux vers les cieux dans l’espoir d’apercevoir une étoile filante, les choses avaient pris une ampleur inattendue depuis quelques jours. Cela faisait des semaines que les étoiles avaient changé de place mais ce phénomène – déjà bien mystérieux – avait précédé celui qu’ils observaient aujourd’hui. La Voûte était, en effet, constellée de tracés multicolores, ceux d’étoiles qui voyageaient plus haut que les nuages et zébraient le calme habituel de la nuit de danses frénétiques.

Comme Yue n’osait plus rien dire, conscient qu’ils se verraient peut-être pour la dernière fois avant longtemps ce soir ou demain matin, Natsumi reprit la parole.

— Les autres Orines m’ont estimée prête à y aller mais… je t’avoue que ça me fait un peu peur. Je sais que je serai entourée mais… enfin… même… j’ai peur…

C’était une véritable confidence, à demi-mot. Il la reçut avec beaucoup d’humilité et chercha ce qu’il pourrait lui répondre, sans laisser paraître ses sentiments à lui, mais en l’encourageant bel et bien elle. Il aurait préféré qu’elle restât. Il savait que le jour où ils auraient chacun un Aisuru, leur relation ne serait plus la même. Il redoutait ce moment. Ils avaient beau être officiellement amis, plus ils grandissaient et plus les choses changeaient. Il avait envie de la considérer autrement, comme son amoureuse. Il ne lui en avait jamais parlé, parce qu’ils étaient des Orines. C’était, du moins, une bonne excuse pour ne pas avouer que ce qui le retenait, en réalité, était la peur de sa réaction. Pour rien au monde, il ne voulait perdre sa confiance et les instants qu’ils vivaient tous les deux, parfois avec d’autres, parfois seuls, comme ce soir.

Yue observa les cheveux sombres de Natsumi, étalés sur les brins d’herbe. Il laissa son regard dériver jusqu’à ses yeux en forme d’amande.

— Tu leur en as parlé ? Peut-être que si tu leur confiais tes doutes, elles penseraient différemment et qu'elles te permettraient de rester plus longtemps...

Le bleu éclaira le visage des deux Orines, puis le rose, au gré de l’état du ciel.

— C’est… c’est plus compliqué que ça. J’ai peur mais… j’ai envie aussi. C’est juste que… ici, c’est chez nous et, dehors, je ne sais pas ce qu’il y a, hormis ce qu’on a vu en cours.

Quelque part, il ne put s’empêcher d’être déçu. Il inspira et laissa son souffle se perdre ensuite vers les cieux. Il ne devait pas penser à lui. Ils ne pouvaient pas rester ici pour toujours. Les voyages étaient obligatoires pour leur formation, qu’ils décidassent de se lier à un Aisuru ou non. Ils ne pourraient pas être ensemble à jamais. C’était impossible.

Il dut prendre sur lui.

— C’est normal d’avoir un peu peur je pense. Moi aussi, quand j’y pense… je me dis qu’on ne sait pas sur qui on peut tomber. Mais je suis sûr que tu t’en sortiras. Tu as toujours réussi à t’adapter, comme quand ton kimono s’est déchiré avant le spectacle qu’on avait organisé tous les deux.

Il laissa quelques croassements de grenouilles passer et, d’un mouvement vif, tourna de nouveau la tête vers elle.

— Tu te rappelles ?

Elle était déjà en train de sourire, en se remémorant probablement cet épisode de leur enfance. À l’époque, cet événement leur avait semblé être la fin du monde. Ils étaient si loin des préoccupations géopolitiques qui englobaient l’extérieur. Ils n’avaient d’ailleurs pas encore eu de leçons sur ces aspects complexes de la vie des autres peuples. Ils avaient été innocents longtemps, sans qu’aucune guerre ne vînt les inquiéter.

Maintenant qu’ils étaient adolescents et qu’ils commençaient à entrevoir la réalité du monde, parfois, ils avaient peur. Ils en parlaient souvent et refaisaient le monde, comme s’ils pouvaient se soustraire au Destin et à ses Lois. Ils étaient encore candides mais ne le resteraient pas longtemps.

— Je ne pourrai jamais l’oublier, fit-elle, le ton de sa voix trahissant son amusement. Et je ne pourrai jamais t’oublier non plus, ajouta-t-elle.

Il détourna les yeux, en espérant que la sensation de chaleur qu’il ressentait en lui ne se voyait pas. La nuit et les couleurs du ciel devait protéger l’illustration de ses émotions sur ses joues.

Ils se plongèrent de nouveau dans une contemplation calme des cieux. Aucun d’eux n’avait besoin de parler pour être bien avec l’autre. Les silences n’étaient jamais gênants. Ils se faisaient confiance. Ils s’acceptaient. Ils ne se disaient pas tout, bien sûr, mais presque.

Au bout de quelques minutes, durant lesquelles Yue n’avait eu de cesse de répéter en boucle sa question dans sa tête sans oser la poser à haute voix, le garçon prit la parole.

— Est-ce que tu crois qu’on pourrait s’écrire ? Enfin, je veux dire, quand tu seras là-bas ?

C’était idiot de craindre de demander ça. Néanmoins, il ne voulait pas qu’elle crût qu’il désirait l’empêcher de s’épanouir ailleurs. Il savait qu’elle aurait beaucoup à faire et peu de temps libre.

— Ce serait génial ! Et si tu veux venir me voir, ce serait encore mieux !

Il se pinça les lèvres et répondit :

— Je viendrai, c’est promis.

Le reste de la soirée ne fut que discussions plus légères et jeux, comme si cette promesse-là avait effacé les peurs et les doutes et qu’il s’agissait maintenant de profiter l’un de l’autre avant le grand départ.

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