De l’eau jusqu’aux genoux, le Déchu s’affairait à sa vaisselle dans le ruisseau turbulent qui fendait la vallée à quelques pas de son domicile. Au cœur de l’ancien volcan qui hébergeait le territoire du Seigneur d’Avalon, la maison de plain-pied avait su avec les années se fondre dans la verdure, et le lierre qui rampait le long de ses murs semblait la couvrir d’un drap de fleurs blanches. Son propriétaire était, à l’instar de sa décoration, sobre et simple. Son pantalon noir retroussé sur les cuisses, ses cheveux négligemment noués d’un ruban de soie noire, il faisait sécher les assiettes derrière lui, posées sur la berge, en agitant doucement ses immenses ailes noires. Une barbe proprement taillée lui mangeait la moitié du visage, et ses yeux acier brillaient d’un éclat surnaturel, cadeau d’une déesse à un aveugle. Cela faisait déjà une centaine d’hivers qu’il avait recouvré la vue, et pourtant encore aujourd’hui il lui arrivait de perdre son regard dans le lointain, et de se guider au son de l’eau, du vent dans les feuilles et à l’odeur de feu qu’exhalait l’âtre au centre de sa maison. Un dernier coup d’éponge, et il laissa une chope reposer avec le reste de la verrerie, inspirant profondément, ravi d’en avoir terminé. Sans cesser de battre ses plumes, il se laissa aller à rêvasser, à songer au passé.

Il songea aux champs de son enfance, à l’apprentissage auprès de son père, la stratégie militaire, les engins de siège ; comment bâtir une forteresse afin qu’elle résiste au temps comme aux sièges, aux dragons comme à la neige. Les bâtiments ruraux du comté de Dreth défilaient, inaltérés, sur la scène de ses souvenirs, succédés de très près par les images de ses frères et sœur, ceux qui étaient disparus, ceux qui avaient changé. De cette petite famille il ne restait aujourd’hui qu’un frère, le régent de Dreth, et sa mère, éternelle politicienne à la langue aussi vive que la dague. Il se remémora avec une froideur qu’il n’avait su acquérir qu’avec le temps sa première femme, et avec une chaleur qu’il n’avait jamais su atténuer sa première fille. Karii était quelque part, en vie, mais elle n’avait jamais voulu le retrouver, et il n’avait pas eut le courage d’aller à l’encontre de sa volonté, de lui imposer sa présence à ses côtés. C’est après ce qui s’était passé avec sa mère que sa vie en avait vraiment pris un coup, le menant jusqu’à la Citadelle Blanche,. Il avait tenté de s'y tenir, jusqu’à ternir ses ailes à nouveau. Il avait rampé dans la fange et perdu la vue, s'était redressé et avait cherché la vérité et le savoir jusqu’à en savoir assez pour ne plus vouloir affronter la vérité.

Debout dans cette rivière, les reflets du soleil dans l’eau mettaient en avant la teinte noire de ses ailes, faisant parfois courir une vague irisée sur ses plumes. Ses vêtements sobres, sombres, variaient assez peu, qu’il soit seul chez lui ou à diriger la cité depuis la Grande Bibliothèque. Eerah recula de quelques pas, et se dirigea vers l’entrée de son antre ; il sentait d’ici l’odeur de viande qui avait persisté après son repas et le départ d’Erza. Impossible de ne lui servir que ce qu’il avait l’habitude de manger lorsqu’il était seul, quelques légumes, un peu de poisson, quelques fruits. Plus tenue, plus sauvage, il percevait également l’odeur musquée qui s’échappait de leur chambre ; elle n’était pas pour lui déplaire, mais il alla tout de même ouvrir la fenêtre, ne serait-ce que pour épargner un éventuel invité. La fin de l'après-midi commençait déjà à approcher, à une vitesse toujours étonnante quand le temps était aussi clément. Il alla ramasser sa vaiselle, rangea le tout et retourna s'asseoir au bord du ruisseau. Les pieds dans le courant froid, il gouta à la douceur de l'eau. Avec le temps, il avait appris à refouler tous ses besoins de vitesse, de violence, de brusquerie, et aujourd'hui c'était un homme centré sur la saveur qu'avaient ces instants de calme. Ça n'avait pas toujours été le cas.

Il s’était battu, souvent, et longtemps, il avait perdu autant d’amis qu’il s’en était fait, avait versé le sang et ri plus souvent qu’à son tour, parfois les deux en même temps, parfois avec honte et parfois avec rage. Ça l’avait mené sur des routes tortueuses, ça l’avait poussé à redresser la tête et à protester, et doucement, il avait commencé à ne plus se faire d’amis, mais à amasser des partisans. À partir de rien, il avait grimpé les marches du pouvoir en s’invitant la table des plus grands de ce monde, jusqu’à devenir l’un des leurs, jusqu’à poser sur ces autres monarques non plus un regard d’admiration, mais un œil attentif, évaluateur. Il avait bâti des cités, mené son peuple à la gloire ; il avait abattu Avalon pour mieux la reconstruire. Eerah avait parlé à des Dieux, il avait tenu tête à la mort et il avait épousé la plus incroyable des femmes. Il sourit en s’évoquant son visage, son rire et ses courbes.

Pourtant il restait tant à accomplir. Tout restait faillible, fragile ; perfectible. Avec le temps il avait acquis un pouvoir qu'il ne mettait pas toujours à l'épreuve, content de conserver une stabilité relative et d'observer une croissance régulière mais timorée. Un afflux de magie le fit inspirer profondément.

La Guerre des Dieux touchait à peine à sa fin, et alors que le monde pansait ses plaies, il aiguisait calmement la lame d’un projet qui mettrait ses adversaires à terre. Ses adversaires, et tout les autres. Le monde allait apprendre à se plier à la volonté d'un peuple trop longtemps sous-estimé. Doucement, il se releva, alors que le ciel s'assombrissait, le soleil s'évanouissant derrière les monts. Pendant un instant, un silence étrange pesa sur la vallée. Ses yeux s’éclairèrent plus violemment encore, et bientôt les quelques animaux à proximités s’arrêtèrent, le fixant sans pouvoir détourner le regard, jusqu’à ce que leurs pupilles s'illuminent également.

Oui, il allait changer beaucoup de choses.