De Soleil et de Lait

Assise tout en buvant son thé, Mancinia attendait l'arrivée de ceux qu'elle avait conviée à cette réunion. Ce n'était pas un événement incroyable au point de la rendre anxieuse, mais uniquement un moment pour remettre à plat l'état des réserves alimentaires d'Haute-Terre. Prit assez de court quant à l'arrivée des nouveaux venus, nombreux avaient été les importations en direction des Terres du Lac Bleu, mais les agriculteurs désiraient adapter le rendement, notamment parce que certains Anges se remettaient mieux que d'autres et montraient une volonté d'aider. Ils étaient surtout conscients que cette aide était bien vue, les Humains n'aimant pas vraiment ceux qui ne réalisent rien, même si dans ce cas-ci, c'était des petits travaux sans réelles dangerosité ou difficulté. Ils avaient tellement besoin de se remettre ... Nombreux étaient ceux encore avec des signes inquiétants, malgré le suivi, que ce soit psychologique ou physiologique, on ne se remettait pas d'années de privation en quelques mois, ce serait un processus long. Mais ces Anges avaient les nerfs solides sous leurs allures fragiles ! Ils avaient survécus à l'Enfer, ils pouvaient le vaincre entièrement aux côtés des leurs, l'Écuyère de l'Aurore en était convaincue. Quant aux tensions secouant les deux races, bien que palpables à certains endroits et dans certaines couches de la population, elles disparaissaient quand un des survivants arrivait quelque part.

Sans doute était-ce là signe d'hypocrisie, mais mieux valaient qu'ils râlent entre Humains que d'avoir des gestes répréhensibles envers ceux que la Royauté avait promis de protéger. Une rancoeur exprimée s'adoucissait avec le temps, mais le silence ne pouvait qu'engendrer de la colère. Néanmoins, même s'il y avait de l'amertume, personne ne voulait blâmer un être innocent qui revenait d'un lieu qui leur dressait les poils sur le corps. Une des survivantes avait expliquée son calvaire à la Famille qui s'occupait d'elle et leur fils aîné, qui n'avait cessé de pester contre ses parents de s'être portés volontaires quant à sa venue sous leur toit, était désormais prêt à casser la tête à quiconque lui manquerait de respect. Comment n'auraient-ils pas pu comprendre ? Ils étaient Humains. Ils étaient maudits par ceux maîtrisant la magie lorsque leur Ma'Ahid devenait conséquent. Ils avaient été exterminés, opprimés durant des millénaires, les Enfants de Sympan, abandonnés par leur Créature, qu'ils avaient eux-mêmes abandonnés ensuite. Ce cercle vicieux. Alors oui, les Anges avaient pactisé avec les Sorciers, oui, ils avaient osés ... mais qui les avait abandonnés dans cet état ? Où étaient leurs alliés pour sauver ces Anges des traitements des Vils ? N'auraient-ils pas fait la même chose ? En toute honnêteté, elle, elle l'aurait fait. C'est bien pour cette raison que, malgré l'idée insensée de Lancinia quant à une entende avec les Sorciers, elle avait choisi de la soutenir.

Elles devaient en converser avec la Reine Scylla avant son retour vers la Capitale, si c'était réalisable, mais en attendant, il était question de rendement et de recherches quant à quelques nouvelles fondations de l'avenir dont elle rêvait pour les siens. Ce n'était pas vraiment quelque chose d'officiel en l'état, mais elle avait besoin de quelques informations sur l'état alimentaire et des améliorations à accomplir. On ouvrit la porte, puisque les convenances ne s'appliquaient pas vraiment. Elle eu un sourire en voyant l'attroupement, composé d'hommes et de femmes, venir la rejoindre autour de la table.

— Selamat, Matasif Leenhardt. Cela faisait longtemps, comment vous portez-vous ?
— Selamat. Je vais on ne peut mieux. Merci d'être venus.

Ils s'installèrent, avec un semblant de soulagement. Ça n'avait pas dû être simple de travailler sous ce temps maussade, même si heureusement, aucune pluie n'était venue alourdir la chose.

— Je suis ravie de vous voir réunis. Je vous aient demandés de venir en vue d'obtenir des conseils, d'où cette réunion improvisée entre agriculteurs et éleveurs confirmés avec la novice que je suis.
— D'accord.
— Nous vous écoutons.

Fidèle à sa réputation, c'était ce qui traversait leurs esprits. Elle aimait apprendre et progresser seule, mais cela ne l'empêchait pas d'écouter les personnes de métier pour avoir un avis clair et sérieux. Cela ne pouvait qu'engendrer des bénéfices sur le long terme.

— Je souhaiterai une augmentation de notre cheptel laitier. Tout d'abord, à Haute-Terre, où le rendement doit être augmenté en raison de la présence de nos nouveaux pensionnaires. Je sais à quel point les extensions des étables sont coûteuses, mais ce sera certainement rentable sur le long terme. Je suis également prête à assurer un suivi financier quant aux éventuels surplus, qui pourront être transmis vers d'autres territoires angéliques, voire les Magiciens, s'ils le souhaitent. J'aimerai aussi étendre sur le Royaume de Qaixopia ... même si j'ai un doute concernant l'adhésion du climat à nos vaches laitières.
— Hum, se calait le plus âgé des représentants. Il est vrai que nous avons su réaliser des cultures peu compatibles avec le climat désertique sur ce territoire, mais de là à chercher un mélange de ces derniers ...

Ce ne serait pas simple de les convaincre de ce point précis de ses idées.

— Nous avons de lourdes températures et des pluies instables, mais les sous-terrains de Qaixopia sont plus accueillants sur ce point. Nous pourrions explorer une salle voisine et la dédiée à l'unique agriculture de la Cité, en plus de ce qui a été aménager ailleurs.
— Les vaches ont une capacité de transpiration limitée. Il leur faudrait de l'eau en grande quantité, ainsi qu'un lieu très humide pour rester à une température convenable et ne pas tomber malade.
— De l'eau qui serait perdue pour les Humains du Désert.
— Sans parler du fait qu'elles resteraient enfermées.
— Nous pourrions creuser des puits et créer des canaux d'irrigation factices, uniquement dans le but d'assurer leur bien-être, indépendants des nôtres. Leur aménager tout un terrain est faisable, nous avons de quoi faire. Surtout si cela génère de l'emploi.

Ils se lancèrent quelques regards entendus, un peu inquiets, de crainte de la vexer, mais Mancinia avait bien compris. Ils étaient contre une extension pareille vers un climat aride et complexe. L'élevage des chamelles et des dromadaires constituait une manière viable, quant à la production laitière traditionnelle du moins, dans leur Royaume désertique, où l'agriculture bovine tend à consommer de grandes quantités d'eau, ceux-ci n'en avaient pas besoin d'autant. L'Humaine comprenait également le sous-entendu d'un cheptel qui périssait sous la maladie, compte tenu du caractère labyrinthique de leur Capitale, ce serait le risque d'engendrer une épidémie touchant les animaux, voire pire, qui se transmettait aux Humains. Est-ce que le risque le valait vraiment ? Est-ce qu'elle était prête à assumer la mort d'autant d'êtres ?

— Je crains que Qaixopia ne puisse obtenir son indépendance en lait de cette manière, Matasif. Certes, nos frères et soeurs pourraient compléter leur nourriture de base, comprenant le lait de chèvre et de chamelle, mais ... Il y a trop de facteurs instables. Croyez-nous.
— Vraiment, c'est une mauvaise idée. Autant pour nos animaux que pour les consommations et les pertes d'eau engendrées.

C'était clairement la denrée la plus précieuse, elle ne pouvait pas se permettre non plus d'épuiser toutes leurs ressources par caprice.

— Surtout que les vaches ne sont pas vraiment les plus à même de produire du lait compatibles aux corps soumis à un tel climat. Il est un peu plus gras, ce qui correspond plus à notre alimentation, dans un climat tempéré.
— Sans parler du rendement plus élever ! Une chamelle produit presque trente litres à l'inverse d'une vache qui en produit variablement entre quatre et vingt-cinq litres et encore, selon son espèce.
— Oui, c'est vrai. On les élève surtout pour la consommation locale, que ce soit le lait, la transformation en fromage, ou leur viande.

Obtenir du fromage à partir de lait de chamelle est une opération plus difficile à réaliser qu'avec le lait issu d'autres animaux d'élevage, ça aurait été un avantage, mais comme leurs arguments le lui indiquaient, les risques n'étaient pas à la hauteur.

— Sans parler que certains ne semblent pas tolérer le lait de vache et en tombent malades.
— En même temps, ils s'en goinfrent ! Ce n'est pas étonnant que les Aetheri ne soient pas contents !

Les Commandements de Drejtësi avaient toujours été clairs et demeuraient encore dans leurs esprits, même si son être avait disparu lors du précédent conflit : on ne prenait pas plus que nécessaire aux animaux. On ne les tuaient pas pour le plaisir, mais pour la nécessité de se nourrir. On honorait la vie animale. Son projet concernant Qaixopia était avorté, mais cela ne refermait pas sa véritable demande, sur laquelle elle ne désirait pas trop dérivée, à moins d'être mise au pied du mur.

— Qu'en serait-il dans une Cité portuaire ?
— L'eau de la mer n'est pas plus adaptée à ce genre d'élevage, mais le climat doit être moins aride et la chaleur plus tolérable, surtout avec une bonne irrigation.
— Nous n'avons pas une telle Citée sur le Royaume de Qaixopia.
— Nous n'en avons pas encore.

Il y eu un silence suite à sa remarque. Ils n'étaient pas idiots. Les rumeurs courraient quant à l'annonce d'un nouveau chantier d'envergure sous l'égide de la Reine Scylla Taiji. Personne n'en savait rien, ni sa situation, ni la base de son économie, ni qui en aurait l'éventuelle gestion. Se pourrait-il ... ?

— Je souhaiterai une certaine auto-suffisance quant à nos cités du Désert. Je pense qu'il est nécessaire de développer une agriculture parallèle et nouvelle en se basant sur toutes nos connaissances actuelles et nos inventions potentielles. Même si Utopia et Qaixopia ne peuvent s'en charger, il est possible de construire le nécessaire à un endroit acceptable. Qu'en pensez-vous ?
— C'est ... envisageable. Nous pourrions l'étudier et trouver un terrain adéquat.

Ainsi, ce serait Mancinia Leenhardt qui serait amenée à régenter cette nouvelle Cité ? Celle que l'on surnommait l'Iskandar avait donc choisi d'améliorer le commerce, l'agriculture et les alliances par le biais d'un port ? C'était une idée. Une occasion de plus de prouver que l'ambition n'a pas de limite quand la volonté et, surtout, les moyens, sont là. Mancinia n'avait pas vraiment le choix que de chercher des solutions alternatives à la gestion d'une ville. Elle administrait le marquisat de Nylmord, Daniella lui avait énormément apprit quant à la gouvernance d'un domaine. Ce n'était pas des méthodes si éloignées. Seulement, à l'inverse que, si le Nylmord lui avait confié un territoire en état de marche, tout prêt et n'attendant que son arrivée ... elle découvrait la complexité de construire à partir de rien. Convenant l'augmentation du cheptel, ainsi que de la surface cultivable à négocier avec les Magiciens, la réunion se conclu sur une promesse de ce revoir prochainement. Asham vint à sa rencontre après que le dernier représentant fût partit, il était resté silencieux, mais avait su écouter également.

— Matasif ... Ça vous dirait de venir voir à la ferme comment ça marche ? Ça vous aiderait sans doute. Et Simin serait contente de vous voir.
— Je peux prendre une après-midi. Surtout si cela entre dans le cadre de ce projet ...

Et puis, elle devait l'admettre ... Mancinia aimait les vaches.

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