Les lèvres pincées, je portais un regard panoramique sur ce qui m'entourait. Les lieux, les personnes présentes. Mon regard s'attardait sur tout ce qu'il touchait. J'étais inquiète, et c'était visible. Mais je ne l'étais pas pour moi cette fois-ci. Je détaillais chacun des Anges présents, le désespoir gonflant chaque fois un peu plus ma poitrine. Elle n'était pas là. Celle qui m'avait dotée d'un nom. Un vrai. Elle était celle qui connaissait mon passé et elle avait disparu. Depuis trop longtemps maintenant. Ce qui lui était arrivé aurait paru logique pour n'importe qui. Mais moi, non. Ça me paraissait si inconcevable et jamais une seconde l'idée que je ne la retrouve jamais ne m'effleura l'esprit. « Tameka ? ». Je raffermis ma prise sur le sac comme je posais mes yeux sur la silhouette d'Isaak. L'on avait convenu d'échanger peu lors de nos rencontres, mais de rester ensemble tout de même. C'était un peu de réconfort en ces lieux de soumission mais aussi un esprit de sauvegarde depuis l'échec de la dernière révolte. Au moins nous nous étions tous deux sortis vivants. « Qu'est-ce que tu cherches ? » me souffla-t-il au plus discrètement qu'il le put. « C'est Rinn. Ça fait plusieurs jours que je ne l'ai pas vu. ». Je marquais une pause, jetant un œil sur les côtés afin de vérifier qu'aucun Démon n'était en approche. « Ils l'ont emmené et... » - « Ça va faire combien de temps maintenant ? » me coupa l'Ange sans un regard et avec une voix monocorde, comme s'il n'avait rien à faire de ce qu'il avait put arriver à celle qui se présentait comme ma cousine. En vérité, ce genre de cas était si commun que ça en devenait presque banal de voir un Ange disparaître du jour au lendemain. Inadmissible, certes, et révoltant, bien sûr. Mais pas anormal. Il était là bien avant moi et n'avait jamais pu se défaire de sa condition d'esclaves depuis l'annexion de la Terre Blanche par les Démons. Il avait vu défiler à ses côtés des Anges ayant subi le Génocide et des nouveaux nés épargnés avant d'être envoyés à la potence pour un mot déplaisant, par jeu, ou simplement parce que ce jour là leur bourreau était d'une humeur de chien. Alors oui, il se questionnait de façon détaché car, pour lui, il y avait de fortes chances qu'elle fasse partie de ces victimes. « Je ne sais pas trop. Une semaine. Peut-être plus. Peut-être moins. Je n'ai pas vraiment compté. » répliquais-je tout de même, agacée, inconsciente de son ressenti. « Tu sais que... ». Il s'arrêta. Baissant la tête et creusant la terre avec plus d'entrain en me faisant signe de faire de même. Du coin de l'œil, je captais un mouvement. L'air bougon, un Vil s'approchait de notre position, attendant la moindre opportunité pour sauter sur l'un d'entre nous, au sens propre comme au sens figuré. Aussi m’apitoyais-je à mon tour, refermant le sac de terre plein et le traînant derrière moi pour le poser à côté des nombreux autres, baissant la tête face au Démon non sans penser à la satisfaction que je pourrais ressentir si nos rôles étaient inversés. Un sifflement mécontent lui échappa en voyant à quelle lenteur je traînais le sac, Ô Sympan, d'une lourdeur telle que je me demandais comment j'arrivais à seulement le déplacer. Avec beaucoup de motivation, probablement. « Bouge-toi grognasse, tu veux pas non plus que je fasse le taf à ta place ?! » me cracha-t-il en me donnant un puissant coup de pied dans le dos, m'arrachant un râle de douleur comme je me retrouvais la visage dans la poussière. « Ça ira, merci, ce serait dommage de déranger ton brushing. » avais-je envie de répondre. Je ne le fis pas, évidemment. Ce serait signer mon arrêt de mort, et je tenais encore à ma vie pour m'y oser. Aussi me complais-je dans le silence avec une indignation qui me tordait les boyaux de dégoût. « Et ben, on a perdu sa langue le pigeon ? » continua-t-il, sarcastique, en me broyant le crâne de son pied, m'empêchant ainsi de me relever. « Merci... » susurrais-je difficilement, les dents serrées. Il força un peu plus. La douleur, lancinante, se fit plus intense et, un instant, je cru défaillir. « Merci. Je saurai faire seule. » répétais-je plus fort, retenant un sanglot, tandis que la honte et le mépris m'étreignais. Je me haïssais ainsi. Je les haïssais à nous rabaisser de la sorte. Je haïssais cet endroit, tout simplement.

Je penchai légèrement la tête, de manière à voir si quelqu'un approchait de ma cellule. Personne. De toute façon, c'était à peine s'ils prêtaient un quart d'attention à ma personne lorsqu'ils n'avaient pas besoin de moi. La clochette entre les mains, je la faisais rouler contre mes paumes, le tintement clair apaisant mon esprit. J'étais triste. Je m'étais fais à l'évidence. Rinn n'était plus. Je n'avais plus personne avec qui échanger le soir venu. Il y avait Cupidon, oui. Mais ce n'était pas pareil. Je m'étais éveillée en ces lieux telle une coquille vide. Sans un souvenir, rien sur quoi poser mon identité et ma personnalité sinon que je suis une Ange. Un être de Vertu. Rinn avait comblé ce vide en m'apportant des réponses à des questions que je ne me serai parfois même pas posée sans elle. Aujourd'hui, elle ne pourrait plus m'éclairer sur celle que j'avais oubliée être et ceux dont j'avais oublié l'existence. J'avais pu mettre des noms sur les visages de mes rêves et la cité lumineuse que j'habitais dans ces songes. Mais ça s'arrêtera là. Je n'en saurai pas plus. Pas maintenant qu'elle n'était plus là. Je me tournai légèrement, posant le regard sur la fine brèche qui nous permettait d'échanger autrefois. J'étais triste, oui. Pas seulement pour Rinn finalement. J'étais triste parce que ce que nous avions fini par croire être chimère était devenue réalité. Que nos frères et nos sœurs libres s'étaient portés à notre secours et que nos cœurs se furent gonflées de joie en voyant cela. Que cette opération fût un échec et qu'il y eût plus d'Anges captifs ou tués que de libérés, soufflant le mince Espoir qui avait osé prendre feu dans certaines de nos âmes, nous questionnant alors sur notre Destiné. Étions-nous réellement condamnés à vivre enchaînés ainsi pour l’éternité ? Je refuse à croire qu'un dieu, quel qu'il soit, accorde si peu de crédit à un peuple, qu'importe sa race, au point de le laisser crever dans la fange. Et si ce dernier devait un jour exister, pourrait-on me crier au blasphème, celui-ci je lui cracherais sur son autel et toute ses effigies pour tout le mépris qu'il oserait afficher. « Hum... ». Je fronçai des sourcils et levai la tête vers le plafond de ma cage. Je restai ainsi quelques secondes, sans bouger, fixant seulement la pierre uniforme. Rien. Je n'avais blessé personne semblerait-il, ça avait un côté rassurant. Soit. Il faut bien l'admettre, l'esprit peut songer à des choses bien absurde sous le coup de l'émotion. Et je devais bien l'avouer moi aussi, je le laissais souvent libre-penser comme il le souhaitait. En ces lieux où la parole était bridée, je refusais à m'empêcher de penser. S'ils peuvent me forcer à dire en plein jour qu'il fait nuit, d'aucun n'a le pouvoir de me forcer à le penser. Quoi qu'ils en disent, mon esprit m'appartient encore et il en sera toujours ainsi. Je posai un regard au sol. C'était triste en soi, de ne plus avoir comme libre expression que celle de penser. Surtout lorsqu'on les entendait eux, nos geôliers. On ne pouvait même pas échanger sur la banalité du monde sans être soupçonné d'un putch en leur encontre. La veine tentative de sauvetage de nos pairs ? Non, on doit l'ignorer. L'apparition de ces Démons aux ailes blanches ? Non, elle passe sous silence. Le mutisme du Monarque Démoniaque, qui impacte grandement notre condition en passant, car agace nos bourreaux, ça aussi - surtout ça - c'est motus. Alors oui. Il ne restait que l'expression de la pensée. Silencieuse et pourtant salutaire ou la folie m'aurait déjà tendue une main salvatrice depuis longtemps déjà, probablement.

J'exhalai un souffle et me levai pour rejoindre ma couche, de l'autre côté de la pièce. Quoi que j'aurais très bien pu m'allonger à même le sol où je me trouvais précédemment, le confort était exactement le même. Je fermai les yeux et pris une profonde inspiration, me remémorant les rares points positifs de la journée. Les rares sourires échangés avec mes camarades. Je délaissai le mal et le négatif avant le sommeil. Ma nouvelle routine. Elle me permettait de passer une nuit plus douce, plus agréable. Le réveil et le retour à la réalité étaient dur. Mais les journées se succédaient avec plus de facilité ainsi. A défaut de croupir ici, j'essayais de me convaincre ainsi que la réalité n'était qu'un cauchemars récurrent et sans fin tandis que je me complaisais à voir le monde onirique comme l'unique vérité. Je fuyais, oui, c'est vrai. Mais ainsi la vie me semblait d'un coup bien plus supportable.

En silence, je devançai le Démon qui me bousculait régulièrement, ce dernier trouvant que je n'allais pas assez vite à son goût. Sous l’œil attentif de ce dernier, nous prenions la direction des carrières. Il était de mauvaise humeur. Plus encore qu'habituellement. Comme tout ses comparses. Cela faisait quelques jours que ça durait. Était-ce pour cela qu'ils avaient embarqués tant des nôtres ? Était-ce pour se défouler ? Un châtiment de leur part ? Dans ce cas, pourquoi ne riaient-ils toujours pas de notre sort ? J'étais inquiète. Car la rumeur avait parcouru nos rangs. Un nombre incalculable d'entre nous avait quitté leur geôle et n'y était pas revenu. Ce n'était jamais une bonne chose lorsque ça arrivait. Et, régulièrement, ils venaient chercher un nouvel Ange, à moitié ravi, à moitié ronchonnant. C'était curieux. Étonnant. Inquiétant. D'autant que les menaces ne changeaient pas. Elles n'évoquaient jamais ces enlèvements réguliers. Sur place, il me délaissa brutalement avec une injure à mon espace de travail et torture. Je me saisis mécaniquement de la première pioche à portée de main et commença à miner. Après de nombreuses minutes, je me décidai enfin à quitter mon mutisme, tournant légèrement mon visage vers mon voisin. « Pssst. ». Aucune réponse de sa part. J'insistai. « Hey ! » - « Chut. ». D'un regard explicite, il me fit comprendre que mes appels à répétition avaient attirés l'attention du Vil à proximité. Je baissai la tête et me pinçai la lèvre, minant de plus belle. Longuement il posa son regard sur moi. Je le sentais. Il ne prononça pas un mot. Il ne fit pas un geste. C'était évident qu'il m'avait démasqué et que c'était un avertissement malgré tout. Alors je me renfermais dans mon mon silence solitaire, attendant patiemment la relève.

Du coin de l’œil, je vis le Démon être aborder par l'un de ses égal. Il était temps. Je profitais de leur inattention pour interpeller à nouveau mon voisin. « Hey ! » - « Quoi ? Tu vas nous faire tuer à vouloir absolument échanger tu sais ? » me répondait-il dans un murmure violent en jetant un regard au duo démoniaque. C'était vrai. C'était dangereux. « Alors réponds rapidement. Est-ce que c'est moi ou ils sont vraiment irrités en ce moment ? » lui demandais-je en indiquant d'un signe de tête les Vils. Il ne répondit pas de suite. Je compris que leur attention étaient de nouveau focalisée sur nous et me concentrai alors sur ma tâche. « Non, ce n'est pas toi. » me fit-il après quelques instants. « On les entends parfois critiquer Azmog, dire qu'il n'est plus bon à rien. ». Je gardais un instant le silence. C'était vrai. Je les avais également entendu quelques fois parler du Monarque Démoniaque depuis quelques temps. Sans réellement entendre les mots exacts, le ton ne semblait pas prêter aux louanges. Je laissais quelques minutes s'écouler entre ce premier échange et celui que je m'apprêtais à reprendre. Discuter diminuait le rythme de travail. Diminuer le rythme de travail c'était attirer l'attention et la mauvaise humeur de notre geôlier vers nous. Un mauvais plan en soi. Rapidement je posais un regard à droite. Puis à gauche. « A ton avis, où sont passés tout ces Anges qu'ils ont emmenés ? Qu'est-ce qu'ils en ont fait ? » - « T'as pas fini avec tes question ? » siffla-t-il agacé. Je retroussai le nez. Lui aussi était agaçant. S'il se confortait dans l'ignorance et la soumission, c'était son problème. Mais je voulais savoir le sort qui pouvait potentiellement m'arriver. Voyant mon regard insistant, il exhala un souffle. « Non, personne n'en sait rien. J'ai entendu certains dire que, justement, ils avaient été expédiés en Enfer. » expliqua-t-il avec une moue dégoûté. Il n'ajouta rien de plus, comme si la suite le répugnait. Je me l'imaginais alors parfaitement et l'imita dans sa grimace. Le fait étant que, de part notre totale ignorance sur la destination qu'avaient empruntés ces Anges, de nombreuses rumeurs s'étaient mises à fourmiller. Une nouvelle expérience de torture. Un nouveau jeu de mise à mort. Un convoi en direction de l'Enfer. Et j'en passe et des meilleurs. Mais ce n'était là que des rumeurs. Rien de véritablement concret. Et aucun des Démons ne lâchait le morceau. Sinon que, de mémoire, ils étaient d'une humeur exécrable le jour où tous avaient été embarqués. Nous étions bien loin de la vérité. Une vérité bien plus douce qu'un combat à mille contre un.

Je posais un vif regard sur le Démon derrière nous avant de reporter mon attention sur ma pauvre pitance peu ragoutante. Si au début on s'y faisait, à force de manger toujours la même chose, ça devenait écœurant. Déjà que ça l'est de base. Le Vil nous surveillait d'un œil sévère, pianotant des doigts sur ses bras croisés. Je dois bien admettre qu'habituellement je n'aime pas passer mes journées dans le silence que je trouve étouffant et déprimant. Oh, le soir, je décompresse bien un peu grâce à Cupidon – que j'eus d'ailleurs appris de Rinn qu'il ressemblait trait pour trait à un membre de ma famille, Nefraïm – mais ce n'était pas la même chose et il s'écoulait bien douze heures avant que je ne puisse faire tinter la petite clochette. Douze heures où l'on devait subir les insultes et les maltraitance à répétition, et plus nombreuses, de nos geôliers. Lorsque nous avions appris la vérité sur ce qui était arrivé à tout ces Anges qu'ils avaient enlevés, une mince lueur d'Espoir avait commencé à briller à nouveau parmi nous. Nous avions également compris la raison du mécontentement de nos bourreaux à ce moment-là. Rendre sans aucune gratifications tant de leurs esclaves avait de quoi agacer. Leur colère envers le Monarque Démoniaque était également soudainement compréhensible. C'était une bonne chose pour nous. C'était une aubaine pour nous à saisir s'ils devaient se diviser à cause de ça. Mais non. Suite à cela, rien d'autre ne se passa. Nous, ou du moins je pensais qu'après cet événement aurait lieu une révolte afin de renverser le pouvoir en place parmi les Démons. On les avait trop entendu critiquer Zane Azmog pour ne pas y songer, non ? Mais rien. Ce fut le calme plat. Il ne se passa rien qui pût nous permettre de fuir, ne serait-ce qu'un dixième d'entre nous. Dommage. Alors nous resterions enfermés ici finalement. Le croyais-je. Car c'était vrai. Je ne m'étais pas totalement trompée. Ce n'était pas en Enfer que je devais regarder, pas dans l'immédiat du moins, et le départ de nos compatriotes fut réellement le début d'un changement. Le vent s'était enfin mit à tourner. Les Démons le sentait également. Ils étaient bien plus susceptibles, à notre grand désarroi. Ils étaient bien plus facile à contrarier et notre sort était encore plus incertain qu'auparavant. Avais-je alors décidée de me taire, même ne  serait-ce que pour saluer Isaac. Celui-ci était d'ailleurs du même avis que moi. Mieux valait rester prudent tant que la tension ne serait pas redescendue. Toutefois, elle ne risquait pas de redescendre immédiatement. S'il fut plus ou moins aisé de retenir la joie qui m'avait saisit en voyant les débris qu'il nous fallu déblayer au sud de l'île, la chose fut bien moins aisée lorsque, mon oreille traînant écouter l'une des conversations de nos geôliers, j'entendis le massacre qu'avait subi leur race sur leur propre terre, à l'égal de ce qu'ils s'étaient permis de commettre. Je dus alors durement me mordre l'intérieur de la joue pour contenir la satisfaction qui m'avait envahit. Pourtant, même ainsi je ne pus retenir un sourire. Ils avaient voulu anéantir notre peuple et avaient réduit ceux n'ayant pas réussi à fuir à l'état de ''chose'', nous traitants moins biens encore que des animaux. Aujourd'hui ils étaient amoindri, faible. Presque anéanti eux aussi. Il ne suffirait que d'un rien pour que nos places soient échangés. C'était cruel de penser ainsi, j'en avais conscience. Mais c'était également tellement satisfaisant. Alors je me murais dans le silence autant que faire ce peut, autant pour sauver ma peau que dans l'attente de la dernière bourrasque qui balayera ces derniers Démons encore debout. Car j'étais certaine qu'elle arriverai. Les choses ne pouvaient pas s'arrêter en si bon chemin. Je me refusais à le croire. Quelque fois, avec des camarades, nous échangions des regards, des mots d'encouragements et d'Espoirs dans le dos des Vils. Je n'étais pas seule à vouloir croire que les choses allaient changer. Les dieux étaient enfin avec nous et avaient enfin décidés de punir cette race de sauvage. C'était certain. J'en étais certaine. Il ne restait qu'à attendre et faire force de patience. Je fermais les yeux. Une larme glissa le long de ma joue. Ce n'était pas une larme de tristesse. Pour la première fois depuis ma séquestration, c'était la joie qui s'exprimait. Peut-être était-ce trop tôt ? Peut-être m'avançais-je ? Rien ne me garantissait que cela arriverait après tout. Mais j'étais heureuse et, à l'instant, c'était la seule chose qui comptait.