Plumes d’ivoire et d’ébène

~ RP affilié : La Grâce perdue ~

Elle se moque de moi. Elle doit se moquer de moi! Toute la journée, je n’avais eu de cesse de songer à cette idée, le contenu de la missive maraudant l’intérieur de mon crâne, tel un renard à l’attente de l’opportunité qui lui permettrait de saper le peu d’énergie qui me restait. Et pourtant, malgré ces distractions, j’étais tout de même parvenu à offrir un enseignement plus ou moins de qualité à mes étudiants – et seuls les Sept Vertueux savaient à quel point mon cerveau s’était fait ébranler par la continuelle résurgence de son message dans mes pensées. C’est une autre de leur mauvaise plaisanterie. J’en étais convaincu – à cent pourcent convaincu – mais alors pourquoi je ne réussissais pas à désencrasser ce malaise de mon esprit? Parce que, peu importe le temps et l’endroit, je ne réussissais pas à comprendre les intentions de cette femme ou parce qu’elle m’avait bien roulé dans la farine avec son avatar factice et ses paroles trompeuses? Pourquoi Carmine a-t-elle voulu commencer cet échange épistolaire de toute façon? N’était-elle pas intéressée par Isiode? Mais bien sûr qu’elle est intéressée par Isiode! Elle nous l’avait bien fait comprendre la dernière fois que nous l’avions croisé, et cela, c’était sans compter cette lettre absolument terrible qu’elle lui avait rédigée – je vous passe les détails, ce n'était rien de sérieux au final. Quoi qu’il en soit, je ne saisissais pas pourquoi elle s’acharnait maintenant sur moi; après tout ce temps, pourquoi revenait-elle à l’assaut en dévoilant son identité alors qu’elle était celle qui avait délibérément mis fin à l’acte de cette comédie? Car oui, à mes yeux, je ne pouvais interpréter autrement ses actions que par une ultime tentative à vouloir se divertir sur le dos d’autrui. Encore.

Par les Ætheri… N’avait-elle pas appris de la dernière fois? Ce Choucas d’Hrafninn avait dû lui conter ce qui nous était arrivé à Avalon après tout, alors pourquoi recommencer? Et pourquoi avec cette rédaction si craintive et désespérée sur ce bout de papier? Vivement, je secouais la tête, balayant cette réflexion dès qu’elle eut le malheur de se greffer à ma pensée. La dernière fois, elle avait usé d’un stratagème quasiment similaire pour nous attirer, mon frère et moi… Pourtant, comparativement à leur dernière « blague », j’avais également cette impression indéfinissable que quelque chose n’était pas fidèle – fidèle au caractère si particulier de cette rousse effrontée. C’était cette signature, en réalité, c’était la révélation de sa véritable identité. Pour quelles raisons aurait-elle si rapidement délaissée sa persona après ces échanges que nous nous étions partagés – et ce soudain silence qui les avait suivis et qui s’était soutenu jusqu’à aujourd’hui… Avait-elle réellement un problème?

Non, Isley. Ce n’est pas de tes oignons. Avec une personnalité comme la sienne, cela ne m’étonnerait même pas… Mais s’il s’avérait d’une véritable urgence? Elle a Pendrake pour se sortir du pétrin. Oui, exactement. Le Choucas et elle faisaient constamment les cent coups ensemble, et s’il y avait bien quelqu’un pour lui filer un coup de main, c’était ce bougre. Mais peut-être qu’elle ne veut pas le déranger, maintenant qu’il a une famille et un enfant. Ça n’expliquait tout de même pas pourquoi elle venait frapper à ma porte, parmi toutes celles qui devaient lui être ouvertes. Je me mordis la lèvre, assailli par mille arguments et contre-arguments, percuté par des centaines d’interrogations et un mal de tête naissant. Tant pis.

Je ne vais pas faire semblant d’apprécier votre lettre et, en toute sincérité, je ne comprends pas pourquoi je prends la peine de vous répondre au lieu de vous ignorer.

Maintenant que je connaissais l’identité de cette mystérieuse correspondante, je ne pouvais empêcher le déplaisir d’irriter mon humeur.

Est-ce l’une de vos nouvelles « blagues »? Un nouveau jeu peut-être? Dans tous les cas, vous devenez de plus en plus imaginative, je vous l’accorde, mais j’ai suffisamment goûter à vos idioties de la dernière fois.

Et pourtant…

Et pourtant, même en sachant pertinemment qu’il puisse s’agir d’un autre de vos traquenards, il y a plusieurs choses qui clochent concernant votre message… Pourquoi demandez-vous mon aide en particulier? Pourquoi n’allez-vous pas quérir l’assistance d’Hrafninn? Il est marié et ses responsabilités en tant que père de famille doivent certainement l’accaparer, mais il saura toujours tendre la main à une vieille amie, non?

Cela étant dit, elle avait dit avoir besoin d’aide pour sauver une âme en perdition, et le Réprouvé n’était effectivement pas le meilleur candidat pour cette action. N’empêche, Carmine devait connaître bien d’autres personnes, avant moi, qui seraient prêtes à la soutenir. Puis, à titre purement personnel, je ne pouvais m’enlever de la gorge ce goût âcre d’avoir été dupé par cette excentrique. Je ne te félicite pas, Isley du passé. Et je ne savais pas le moins du monde si, en lui accordant l’attention qu’elle réclamait, je n’allais pas encore le regretter. Cependant, cette sensation désagréable continuait de s’accrocher.

Honnêtement, je ne sais pas quoi penser et je n’ai pas envie de perdre mon temps et de faire perdre celui des autres, comme la dernière fois. Malgré tout, j’aimerais vous donner le bénéfice du doute, parce que j’ai bien conscience que, canular ou pas, vous êtes allée aussi loin pour me dévoiler votre identité pour une raison précise.

Si vous êtes aussi franche que vous prétendez l’être, alors dîtes-moi ce qui se passe, et de là, nous pourrons organiser une rencontre, vous et moi. Je vous le promets.

Isley Yüerell

Avais-je perdu la tête? Sûrement. Malgré tout, je comprenais également que je ne pouvais pas me rendre sourd à son appel. Factice ou non, elle me demandait tout de même de l’aide.


◆ 946 mots

Plumes d’ivoire et d’ébène

Carmine, la Rousse. Un Reflet… Tout en passant en revue les différents documents d’archives que m’avait adressé ma correspondante, mon esprit ne pouvait repousser le conflit interne qui bataillait en son sein, surtout en étant désormais conscient de la situation – que je crus, après avoir passé tout le contenu de la lettre au peigne fin. Pendrake et Carmine sont morts? Le choc m’obligeait parfois à prendre une pause entre deux paragraphes, malgré l’absence complète de tristesse à l’égard des défunts. Ce qui me heurtait de la sorte ressemblait plutôt à de la confusion, du doute, et à beaucoup de stupéfaction. Après tout, cela faisait des années que nous connaissions le Choucas, mon frère et moi – même si ce n’était pas pour les bonnes raisons. Il s’était bâti une réputation qui avait terminé par attirer l’attention de la Compagnie de Yüerell, avant qu’elle ne fusionne à l’Armée Céleste, et par plusieurs machinations élaborées et autres tactiques malhonnêtes, il était toujours parvenu à passer entre les mailles de nos filets. Par le passé, il était parvenu à se sortir des pires situations dans lesquelles il avait pu se fourrer, alors que toutes les variables le désavantageaient. Et après toutes ces années, j’apprenais aujourd’hui qu’il venait… de connaître sa fin? Comment? Depuis combien de temps? Que s’est-il passé? La retenue de la secrète Zuriel ne faisait qu’aviver la flamme de ma curiosité et de mon inquiétude. Pendrake était supposé s’être bien rangé. Il a…vait une famille et un enfant. Ma tête se releva vers le plafond de mon logement. Est-ce que sa mort serait liée à ce groupe de Réprouvés qui nous avait embusqué à Avalon? Avait-il fini par se faire attraper? Maintenant que j’y pense, il ne m’a jamais vraiment expliqué pourquoi ce groupe le pourchassait. Plus j’alimentais la réflexion en conjectures et soupçons, plus cette dernière se mit à peser dans mon crâne, énormément. Et il a fallu qu’il emporte Carmine dans son trépas, évidemment! Comme il avait terminé par nous embarquer indirectement, Isiode et moi, dès qu’il nous avait envoyé ces lettres maudites. Par les Sept Vertus. Si je ne portais pas nécessairement la Rousse dans mon cœur, je n’aurais jamais souhaité qu’elle meure de cette façon, assassinée; quant à Pendrake… son passé était finalement parvenu à le rattraper – je ne pouvais me l’expliquer autrement. Cependant, le problème, désormais, c’est que ce même passé avait levé la main sur une innocente. Quand est-ce que tu comprendras que toutes actions à ses conséquences?! Il était pourtant trop tard pour la leçon de moral.

Mademoiselle Zuriel,

Est-ce que vous allez bien? Avez-vous été menacée depuis? Le coupable a-t-il essayé de prendre contact avec vous? Avez-vous parlé de votre situation avec vos autorités locales? Parce que si vous connaissez l’assassin et que ce dernier a également aperçu votre visage durant l’agression, alors vous devez prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer votre sécurité : par prudence, si ce n’est pas déjà fait, communiquez avec vos forces de l’ordre. Certes, je suis soldat, mais je n’ai également aucune autorité sur un territoire autre que celui angélique, alors je ne sais pas exactement en quoi je vous serais utile.

À mes yeux, mademoiselle Zuriel était dorénavant cette « âme en perdition », son précédent message n’étant qu’un appel de détresse, qu’une demande de protection contre le meurtrier d’Hrafninn et de Carmine, puisqu’elle connaissait son identité et son crime. La logique voudrait alors qu’elle communique avec les forces de police de son territoire… Mais où habitait-elle? Se trouvait-elle sur l’une des terres des Ailes Blanches pour requérir de la sorte mon soutien? Les Jardins de Jhēn ou bien carrément les Terres d’Iyora? L’énigme que représentait cette mystérieuse Zuriel se complexifiait, plus encore si je considérais le contenu de la missive, comme quoi je serais certainement révulsé et dégoûté de la rencontrer en face à face. Les mots étaient forts et c’est peut-être pour cela que je ne les sous-estimais pas : cette demoiselle possédait des renseignements que je n’avais pas et semblait aussi me tenir en haute estime – va savoir comment elle en était venue à ressentir cela, d’ailleurs, surtout si j’avais été introduit dans sa vie par la Rousse. Quoi qu’il en soit, dans ces circonstances, il lui était sûrement possible de mieux anticiper ma réaction que moi-même.

Malgré tout, j’aimerais comprendre ce qui s’est passé, comment Hrafninn et votre Reflet ont connu un tel sort.

Si les événements funestes s’étaient déroulés à Sceptelinôst, il aurait très bien pu s’agir d’un conflit entre gangs rivaux, le Choucas et le Reflet ayant été pris entre deux feux. Ou alors, comme je le soupçonnais, Pendrake et Carmine avaient connu leur mort entre les griffes du groupe de Réprouvés qui nous avait pourchassé à Avalon.

Donnons-nous rendez-vous à Vervallée à cette adresse.

En dehors de mes obligations militaires, je me promenais très rarement à l’extérieur des territoires angéliques, encore moins pour voyager jusqu’aux terres de l’ancienne capitale magicienne. Outre son apparence, magnifiée par ses hauts édifices qui semblaient vouloir s’accrocher au ciel, et mon expérience plus ou moins pertinente des affluences quotidiennes de la Gare Principale, je restais plutôt ignorant des attraits et bons coins de la ville. Cela étant dit, je connaissais bien un endroit qui saurait guider nos pas l’un vers l’autre, ma main rédigeant aussitôt l’information nécessaire pour orienter la Zuriel.

Il s’agit d’une joaillerie située à proximité d’une librairie du nom « Les Milles Pages ». Vous ne pourrez pas la manquer.

En effet, il s’agissait de la même joaillerie dans laquelle nous avions fait évaluer les gains qu’avaient obtenu Isiode à la suite de sa participation au Lux in Caelum. En définitive, nous étions parvenus à les vendre à très bons prix, suffisamment pour payer l’ensemble des frais liés au projet de la Cavalerie, et bien plus encore.

Prochainement, rejoignons-nous là-bas.

Je lui proposais une date approximative. Cela permettrait ainsi à la lettre de se rendre jusqu’à son destinataire, à ce dernier de se préparer pour son excursion dans la cité magicienne, et à moi d’avertir mes supérieurs afin de prendre congé. Je songeais à m’arrêter sur cette phrase, mais mes doigts tremblaient discrètement, assujettis par un malaise inattendu.

Toutes mes condoléances pour vos amis. En dépit de la relation tumultueuse que j’entretenais avec eux, je peux comprendre qu’ils vous étaient très chers.

L’écriture me paraissait maladroite; le sentiment, lui, indécis, mais après plusieurs tentatives, ce fût les meilleures sympathies que je parvins à formuler sur papier.

Au revoir, Mademoiselle Zuriel. Et je suis désolé de m’être montré si agressif à votre endroit. Je croyais sincèrement qu’il s’agissait de… la Rousse.

Isley Yüerell

◆ 1 105 mots