Le fracas de ses talons résonna dans l'imposante pièce, l'écho se propagea dans les longs couloirs serpentant le Domaine Dhisalia. D'un pas régulier et assuré, mains jointes dans le dos, le regard de Léto se balada sur les multiples œuvres ornant les murs. Ce n'était pas la première fois que ses aventures la menèrent à refouler les terres de Tælora, et plus particulièrement le Port Dirælla ; à force, elle commençait à s'acclimater à cet endroit, bien qu'elle connût davantage les environs de l'Île Orahna. Quant à l'extérieur du Domaine, ce qui englobait la Route de Phyvæsi, cela demeurait une toute autre histoire. Léto n'y était jamais invitée en tant que touriste, c'était en réalité une partie de son chez-soi. Un pacte tacite entre elle et Vanille Caël Deslyce : chacune réalisant son devoir pour satisfaire les deux partis. Ni l'une, ni l'autre n'en demandait tant. Le tout s'était tissé avec un naturel alarmant. Depuis, Léto veillait au grain concernant cette branche familiale et s'acceptait comme l'une des leurs.

Elle se planta devant un tableau, un portrait dont la technicité lui évoquait à la fois émerveillement et jalousie. Elle n'était guère femme à se sous-estimer, qu'importait les champs-de-bataille. En outre, l'Art dont s'était accaparée sa grand-mère maternelle lui faisait comprendre, à chaque mètre, que la Chamane avait encore beaucoup à assimiler, avant de pouvoir admirer ses propres travaux sur un quelconque mur. Toutes ses compositions furent personnelles, intimes, néanmoins la possibilité d'étendre son influence dans ce domaine ne la rebutait point. Enfin, l'illustratrice s'attaquait à une catégorie plutôt fermée de représentations, le challenge n'en sera que plus délectable.

Se raclant la gorge, la blonde réajusta sa posture pour paraître plus droite, plus grande. En dehors de l'Île Maudite, Léto semblait redevenir physiquement la téméraire aventurière qu'elle fût, autrefois. Pour cette occasion de la journée, elle s'était rabattue sur une tenue civile plus décontractée ; avec un haut beige à col large, glissant nonchalamment sur son épaule gauche, un corset à baleines assurant une certaine transition avec son pantalon en cuir marroné. Le tout d'une confection remarquable, d'une qualité propre aux chefs d'œuvre du peuple Ondin, à la hauteur de la dynastie des Deslyce. Toutefois, le comble du comble à ses pieds : des bottes à talon. Autant dire qu'elle se livrait à un parcours du combattant. Longtemps comportée comme un homme, la transition jusqu'à sa féminité actuelle fut pénible, éprouvante. Mais son charme grandissait lui permit d'être acceptée en tant que telle, et d'également s'assumer. Elle ne pouvait pas nier que son lien avec les Deslyce n'y fut étranger. Quoi qu'il en soit, peut-être bien qu'en ce jour incroyablement radieux, elle ne se viandera pas la tête la première à cause des talons.

" Miou. " Sur le pas de la porte, la petite boule de poils la plus célèbre du domaine se présenta à elle. Ce n'était pas censé être son visiteur attendu mais Léto, dans son reliquat de niaiserie, ne s'en plaignit aucunement. La Souriante lui présenta son sourire équivoque et s'accroupit pour que sa main puisse atteindre le pelage roux. " Mais c'est cette fripouille d— Euh, plutôt ce fringant Gribouille ! L'animal, dont la nature n'échappait absolument pas à la Draugr, ronronna et se délia bien vite du contact pour s'assoir et la fixer droit dans les yeux. Tu n'es pas avec Chô ? Ou ta petite chérie ? La créature répliqua par un léger miaulement. Si tu n'es pas avec eux, cela veut dire que… Elle releva le regard vers l'entrée de la pièce, où elle apparut enfin. Elle est là. " Léto se redressa face à cette femme qui l'avait invitée à se nouer aux solides racines de la famille Deslyce, cette ribambelle de femme et d'homme puissants sous la coupe de leur matriarche actuelle, et probablement éternelle, Vanille. La Chamane, par instinct, s'assura une dernière fois de la bonne tenue de sa coiffure – qu'elle s'assurât de faire paraître plus lisse qu'à l'accoutumée – et s'avança vers celle qui partageait son sang, de deux crans générationnels. Sans s'en rendre compte, Léto souriait davantage avec cette titanide abyssale sous les yeux.

" Ça fait longtemps que nous ne sommes pas retrouvées seule à seule, hors du domaine je veux dire. Cela nous fera du bien. Si Vanille n'aurait qu'à ignorer les regards des badauds, Léto devra d'autant plus redoubler d'effort avec les Esprits environnants. Souw était un nom célèbre parmi les trépassés. Prête ? Pour moi, c'est bon. J'ai suivi ton conseil de ne pas emporter la moindre lame, pour me sentir plus… détendue. Elle leva les bras horizontalement, les paumes vers le plafond. C'est depuis cette Coupe des Nations où j'ai dû me battre à mains nues, j'y pense tout le temps maintenant. Elle soupira et l'accompagna jusqu'à la sortie. Hormis le chant des eaux, cette partie de Tælora brillait par une quiétude remarquable, protégée de l'agitation des quartiers gravitant autour du palais. C'est paisible… Murmura-t-elle qu'à moitié ; si l'on omettait quelques envols de dragons – dont les siens – plusieurs mètres au-dessus de leurs têtes. Tu connais les lieux mieux que moi, je te laisse ouvrir la marche. " Ponctua-t-elle avec son sourire caractéristique. Calée sur l'allure de Vanille, Léto resta sur son côté, attentive et ses iris bicolores rivés sur l'horizon. Cela pouvait dépeindre la noble accompagnée de son plus fidèle garde du corps, mais cette journée ne devrait pas leur réclamer d'arquer les sourcils et encore moins de serrer les poings. Juste une vadrouille entre femmes. N'est-ce pas ?

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" Oh, jamais. Léto se devait d'être toujours plus grande, toujours plus imposante, impressionnante… Son appétit pour la victoire s'étendait autant dans ses actes que dans les plus infimes détails. Évidemment, elle n'avait rien à tirer du fait d'être largement plus grande que Vanille, si ce n'était cette notable différence qui les rendait si complémentaires. La blonde titanesque, l'élégante rousse, un portrait sûrement cocasse pour les artistes en quête d'inspiration. Merci. Depuis cet incident – qu'on pouvait décemment qualifier de décès, au sens propre du terme – son secret n'en fut plus un. Et finalement, avec l'entourage qu'elle côtoie quotidiennement, il lui aurait été bien difficile de masquer sa féminité. Ils auraient pu l'accepter par respect, mais jamais ils ne se feront à l'idée qu'elle était autre qu'une femme. Un mal pour un bien, qui l'amena à découvrir les fondations d'une famille, la douleur mêlée à la félicité de porter des enfants… Recevoir un tel compliment de sa grand-mère, c'était comme se faire caresser les cheveux par sa mère ; autrefois. Un sourire amer se dessina fugacement sur son visage, tandis que ses yeux s'égarèrent sur les merveilles qu'offrait la cité. Il était vrai que toute la majesté les cernant lui échappait complètement, tant elle était habituée à ne pas se poser, à simplement foncer d'un point à un autre pour accomplir son devoir, aussi bien professionnel que personnel. Je sais. Acquiesça-t-elle doucement. J'ai trop à cœur mes obligations, c'est comme ça. Tout particulièrement lorsque je sais que je vais devoir me retrousser les manches. Il était inutile de préciser que la matriarche des Deslyce l'avait principalement engagée pour sa force d'âme, d'autant plus que les ères passées lui inculquèrent le goût pour la barbarie. De manieuse de hache à bouchère, il n'y avait plus qu'un pas. Tant que tu ne me ménages pas, je n'ai pas à me plaindre. " Lui faciliter la tâche était contre-productif, surtout pour une dame de sa trempe.

Le mot "secret" piqua à vif la guerrière qui attendit la confession de Vanille. C'était typiquement dans ces moments-là que Léto ne regrettait nullement son choix d'embrasser son nom de Deslyce ; il existait entre ces deux femmes un filin solide, aussi étincelant que leur propre prestance respective. La Souriante rit tout bas aux explications de cette capacité apparemment ancienne. Elle ne doutait clairement pas de ses propos, d'autant plus que cela pouvait expliquer pas mal de choses. " Ce sera donc la première et dernière fois que je gambaderai sous forme spectrale au Domaine… Elle posa ses yeux vairons sur elle. Promis. Oh, elle ne lui reprochait sûrement pas cet écart qui datait de pas mal de temps, déjà, à l'époque où elle n'était encore qu'une Chamane inexpérimentée et surtout solitaire vis-à-vis des tribus naissantes. Ils continueront de nous tourner autour. Ses propres iris depuis longtemps habitués à ne pas se focaliser sur les Esprits lorsqu'elle-même ne foulait pas leur dimension. Ils sont mes yeux, partout. Elle braqua son regard sur elle, une nouvelle fois. Sauf ceux qui vont dans ta chambre. Évidemment, ils demeuraient des êtres libres, aussi irritants que bon nombre de vivants sur ces terres. Bien. Enchaîna-t-elle naturellement sur le second sujet. On peut dire qu'ils se sont habitués à m'avoir comme gardienne, surtout les plus jeunes. Levant le regard au ciel, ses souvenirs repassèrent un à un les visages les plus familiers. Eoghan me regarde comme s'il voulait me dévorer, vu qu'il est marié à une Númendil, cela ne m'étonne pas trop. Galaad est… sympathique. " Et ainsi énuméra-t-elle tous les Deslyce, plus ou moins proches d'elle, du moins ceux dont elle parvenait à retenir le nom ; sinon, elles se cantonnait à "celle aux cheveux ainsi", ou "celui qui a fait ça". Enfin, elle ne se plaindrait sûrement pas de cette branche familiale plus conciliante que celle de son paternel, dont le chaos ne saurait être décrit avec justesse.

" Oh, ça a l'air bon ! La Chamane parcourut la vitrine avant de daigner s’asseoir aux côtés de sa bienfaitrice, sous le regard – une fois de plus – sidéré des badauds. Ce fut ainsi depuis tout à l'heure, cela ne l'étonnerait même pas que certains tentent de s'installer avec elles. Hmm, il fallait bien remplir cette table après tout. Cela tombait très bien : leur faim fut vorace. Alors, moi… Je veux le même chocolat chaud. Un trianon, et un opéra. Je voudrais aussi ces macarons, mettez-moi en trois. Des financiers… à la pistache. Une part de mont-blanc à la crème de marron, et une de merveilleux à la framboise. Un chou à la vanille. Oh, pourquoi pas cet entremet au chocolat blanc et framboise aussi. Vous faites des amaretti ? J'en veux un bon bol. Des cookies au chocolat, deux cannelés, une part de cake au citron et au pavot, une au chocolat, quelques pains d'épice… Je voudrais un autre chocolat chaud pour faire passer le tout. Mais attendez, je n'ai pas fini : je veux goûter cette tourte aux pommes, et celle à la pêche. Un baba au rhum, un moelleux au chocolat, une religieuse aux marrons, et… je pense finir sur un cake au matcha. Léto lui offrit son plus beau sourire à cette serveuse devenue livide devant cette commande tenant sur trois pages. Merci bien. L'établissement devra sûrement fermer plus tôt, faute de stock, néanmoins un petit écriteau "approuvé par la Khæleesi et sa petite-fille" compensera largement ce désarroi. La blonde posa ses coudes sur la table, se concentrant de nouveau sur sa grand-mère, avec cette jovialité qui lui était propre. Et toi, comment cela se passe… Son sourire s'agrandit, ses yeux se plissèrent sous un voile de malice. Avec Cole ? Penchant la tête sur le côté, elle la soutint avec sa main. Tu sais, je commence à songer à me marier. Ce serait bien avant que je ne sois plus de ce monde, n'est-ce pas ? Elle tendit la main face à elle, ce fameux anneau d'or gravé à même la peau, destiné à un homme ne partageant plus sa destinée. Les premières pâtisseries commençaient déjà à être servi. Je n'ai plus très envie d'être une éternelle fiancée, je préférerais qu'on m'affuble du titre de "mariée", sans aucun regret. Elle la regarda à nouveau, foncièrement plus expérimentée qu'elle sur le sujet. Qu'est-ce que tu en penses ? Sur cette idée, sur l'heureux élu en question, et leurs descendants notamment, Vanille s'exprimait décemment sans retenue. Une fois la table bien garnie, l'ultime touche fut apportée par les deux chocolats dont les morceaux de biscuits baignaient dans le caramel et la crème. Se frottant les mains, la Draugr s'apprêta à livrer ce combat intense. Allez, bon appétit ! "

Et son chocolat se renversa sur ce haut choisi expressément pour cette occasion. " Oh, pardon, je… S'empêtra le fautif en se tournant vers la Chamane, il fit le tour de la table de sorte à être bien visible pour les deux jeunes femmes. Je voulais juste parler à votre petite sœur, monseigneur… On entendit un hoquet être réprimé à l'autre bout de l'assemblée. Avec toute la délicatesse dont elle était capable – c'est-à-dire, guère beaucoup – Souw déposa sa tasse à moitié vide et tourna la tête en direction du trouble-fête, sans se décoller du siège… pour le moment.
- Vous allez avoir des problèmes. "

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