La pièce était grande et les senteurs qui s’en dégageaient exquises. Lui était au centre de tout cela, torse nu, des ailes d’un blanc immaculé repliées dans le dos. Alaster était en train de dormir dans un hamac, à côté. Parfois, de petits gloussements étouffés parvenaient de l’embrasure de la porte. Les vieilles Déchues les espionnaient, ce qui arrachait alors un sourire à Jun. De temps en temps, il se plaisait à leur faire quelques tours et à utiliser une once de magie un peu plus élaborée pour les éblouir. Le peuple avait beau être éternel, elles arrivaient toutes à un âge difficilement atteignable. Les produits de la ferme Dah Numen étaient excellents, si bien que les femmes y vivaient longtemps et s’occupaient jusqu’à leur mort. Ce n’était pas le cas des hommes, la majorité soldats. Beaucoup étaient morts et le groupe de vieillardes ne comportait que des veuves, des veuves qui ne désiraient plus ce qu’elles avaient souhaité jadis : la beauté, la gloire et toutes ces choses qu’elles trouvaient un peu futiles. Elles portaient leur âge et avaient à cœur d’apprendre aux plus jeunes, de transmettre leur savoir. Pourtant, depuis qu’il était là, Jun était devenu une attraction à part entière. Tout ce qu’elles lui avaient demandé, il l’avait fait. Il avait réparé la ferme, il faisait à manger, il les aidait à tisser la laine, à faire des vêtements, des fromages, à coudre, à cuisiner, à nettoyer, etc. Alaster, de son côté, se confortait dans la situation. Il savait globalement ce que son invité était et cela ne le dérangeait pas. Les ailes blanches qu’il arborait souvent ne contrariaient d'ailleurs personne. Ces derniers temps, il semblait que les Déchus étaient bien plus tolérants que les Anges.

« Et pour qui cuisinez-vous tout ça ? » finit par questionner l’une des grand-mères, en sortant de sa cachette. Les autres suivirent. Jun sourit. Généralement, il se contentait d’un plat mais ça ne lui plaisait pas plus que cela. Il aimait la diversité, pouvoir piquer quelques légumes ici, quelques morceaux de viande là-bas, passer du sucré au salé, parfois mélanger les deux. « Vous avez dû dépenser une fortune au marché… » Au moins. Il avait juste fait apparaître le tout pendant qu’elles regardaient ailleurs. Cela dit, il avait bien pris soin de créer tout ça dans les paniers destinés audit marché. « Il a un rendez-vous, ce soir. » souffla Alaster qui venait d’ouvrir un œil. « Vous avez rendez-vous avec dix personnes ? » Jun rit. « Non, il y en a pour vous aussi. » Le Déchu de la Paresse sourit, satisfait. Le spectacle de l’Æther faisant la cuisine pendant qu’il dormait lui revint. Il ne s’était que très peu aidé de magie. Il avait gardé un air concentré du début à la fin et, comme à son habitude, il s'était montré minutieux. Ce qu’il avait tranché était symétrique et à chaque fois qu’il avait tâché un endroit, il s’était arrêté pour faire disparaître la trace. Alaster était plutôt admiratif devant cette volonté de toujours bien faire. Jun avait pris un temps considérable pour faire en sorte que le tout soit beau et harmonieux. Il avait marié les couleurs, choisi une vaisselle spécifique en fonction du contenu qu’elle devrait porter et avait décoré les plats. Il s’était appliqué à éplucher et trancher certains légumes et fruits, simplement pour le confort des yeux. « Et qui est-ce ? » demanda une grand-mère. « Et qu’est-ce que c’est que ça ? » fit l'une de ses semblables en désignant une bouteille particulièrement belle. « De l’alcool de riz. » répondit l’ailé. « Il en faudra pour la personne qui dînera avec moi ce soir. » « Pour le supporter. » dit Alaster dans un sourire taquin. Il ne faisait que très rarement de l’humour. « Une femme ? » « Malheureusement, la femme que j’aime n’a jamais répondu à mes invitations à dîner. Elle n’a pas confiance en mes talents de cuisinier et redoute que je l’empoisonne. » « Vous devriez en aimer une autre ! » Il sourit. « C’est une femme difficile à combler. » Un voile de tristesse se déposa une demi-seconde sur son visage avant qu’il ne sourît de nouveau. « Mais ce soir j’ai rendez-vous avec un homme, si vous voulez tout savoir. » « Oh ! Intéressant ! » « Mémé… » murmura Alaster, néanmoins amusé par la tournure que prenait la situation. « Ne vous faites pas d’idées. Il s’agit de mon gendre. » Futur gendre en réalité mais elles n’avaient pas besoin de le savoir. « Ne me dîtes pas que vous êtes du genre vieux-jeu à mettre les points sur les i avant de laisser vos filles entre les mains d’autrui ! » « Mon fils, en réalité. » Il rit d’un air taquin. « Et c’est bien plus pour mon gendre que je m’inquiète que pour mon fils. Mes enfants ont la fâcheuse tendance à ne pas savoir quoi faire de leurs sentiments. Le résultat est souvent catastrophique. » À se demander de qui il pouvait tenir. Sans doute pas de lui.

Quelques minutes plus tard, alors que les habitants de la ferme Dah Numen s’étaient réunis dans la salle à manger pour partager le repas qu’il avait préparé, Jun avait rejoint sa dépendance, disposé deux coussins par terre et les contenants au centre. Le riz fumait, ainsi que le bouillon de légumes qu’il avait préparé pour accompagner le tout. Plusieurs dizaines de plats étaient étalés là, n’attendant que l’invité pour être dégustés. L’air était chaud. Jun avait enfilé une chemise blanche sans la boutonner et continuait de porter ses ailes. Quand il entendit les marches craquer et qu’il vit la porte basculer, il sourit. « Bonsoir Professeur Pendragon. Je vous en prie, asseyez-vous. » Il lui servit un verre d’alcool de riz d’un geste raffiné. Dans un coin de la pièce, un Wëltpuff dormait.

Adam : « Et merde ! »

J’avais dû me changer cinq fois. À ce stade, ça en devenait plus nerveux qu’autre chose. En temps normal, je m’habillais un peu toujours de la même façon : pantalon et chemise. Seulement, je n’avais aucune idée de ce pourquoi cet homme voulait me rencontrer. Enfin, si. Il me l’avait précisé. Il voulait me confier des secrets « qui intéresseraient son futur beau-fils ». Il m’avait recontacté entre temps pour me donner une adresse précise. Celle-ci m’avait étonné. Je connaissais la ferme Dah Numen. Elle était renommée depuis quelques siècles à présent. Y vivait-il ? J’avais du mal à imaginer Jun Taiji prendre sa retraite en tant que berger mais plus j’y songeais, plus je me disais que cela faisait longtemps que je n’avais plus entendu parler de lui. Aucun acte récent émanant de l’ancien roi ne semblait avoir troublé la paix ces dernières décennies.

Adam : « … »

Je me regardai dans la glace sans être convaincu. C’était sans doute bien trop habillé. Mon costume trois pièces, vraiment ?

Adam : « Tu fais n’importe quoi. »

Je me l’étais murmuré à moi-même, fixant mon visage déconfit d’un air navré. Je doutais vraiment que Jun souhaite me tuer. Je n’étais pas grand-chose et ça n’aurait certainement pas été très drôle. Il valait mieux qu’il prenne un adversaire à sa hauteur, surtout dans une configuration un contre un. Il voulait réellement me parler et j’en étais convaincu.

Adam : « Son beau-fils ? »

C’était ça le plus énigmatique. Je n’avais pas du tout l’intention de me marier. Pas du tout. J’étais trop volatil, même si ça n’engageait pas forcément à grand-chose selon les mœurs. Je préférais être libre et ne pas envisager une vie à deux. Je ne voyais pas ce que l’institution pourrait m’apporter de plus que ce que j’avais déjà. Plus que ce point, qui restait important, je ne connaissais pas les filles de mon hôte. En admettant que je devienne son beau-fils, par je ne savais quel hasard, c’est que j’allais épouser l’une de ses filles. Une fille à lui que je ne connaissais pas ? Une fille à lui qui ne m’avait pas dit ce qu’elle était ?

Adam : « Oh non… »

Je pensai tenir une piste à présent. J’avais mis l’une de ses filles enceinte et il allait m’obliger à l’épouser. Ça ne pouvait être que ça.

Fébrilement, j’enlevai mon costume et changeai d’avis pour la sixième fois, optant finalement pour un pantalon noir et une chemise bordeaux. Si je continuais, j’allais finir par être en retard.

Je le fus mais lorsque je poussai la porte de la maison que m’avait gentiment indiquée une vieille femme, visiblement hautement intéressée par ce qui allait se dérouler, Jun ne semblait pas avoir la tête de quelqu’un qui s’impatientait. Mes narines furent comblées et ma vue aussi. Décidément, je ne savais pas ce qui me prenait en ce moment mais il me semblait que je changeais drastiquement de bord. Je savais reconnaître quand un homme était séduisant. Je l’avais toujours su. J’acceptais volontiers de me prêter à des plans à plusieurs à partir du moment où il y avait au moins une femme. Seulement, j’avais tourné la page sur une relation exclusivement homosexuelle depuis que je n’étais plus Corvus. Quelle idée de laisser sa chemise ouverte aussi. Sans parler du fait qu’il arborait des ailes blanches. Quelle pire tentation pour un Déchu de voir ça ? Heureusement, je savais qu’il n’était pas vertueux. Avec les atrocités qu’il avait faites, c’était impossible. Je me mis pourtant à douter, sans trop de raison. Ça lui allait bien.

Adam : « Désolé pour le retard. J’ai eu quelques problèmes de… »

J’étais sur le point de lui dire que j’avais eu des soucis de vêtements. Je me désespérais.

Adam : « Peu importe. »

Je m’approchai et m’assis. Je me demandais…

Adam : « Écoutez, j’ai un peu réfléchi à ce que vous m’avez dit et si j’ai mis l’une de vos filles enceinte, je vous assure que je n’ai pas fait exprès et que je ne savais pas qu’elle était votre fille. »

J’essayais depuis quelques temps de consommer de quoi me rendre infertile. Depuis que sa mère m’avait remis Ikar et que je devais m’en occuper, j’étais devenu bien plus prudent, ne laissant pas la contraception au seul soin de ma partenaire.

Adam : « Je veux bien prendre en charge l’enfant… mais le mariage ça… »

J’étais vraiment en train de dire non ? J’essayais de le regarder dans les yeux.

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Un petit sourire apparut sur les lèvres de Jun lorsqu’il vit la porte pivoter. Il savait que son invitation avait rendu le Déchu fébrile. Il avait lu les questions que ce dernier se posait ainsi que la conclusion qu’il avait tirée. Ça aurait pu, mais non. L’Æther finit par rire devant la tentative de justification et de prise de responsabilité. Il prit ses baguettes et les trempa dans le kai lan sauté. Il avait mis quelques graines de sésame pour relever le tout. Il porta le chou à sa bouche et en apprécia la saveur. Après quelques secondes, durant lesquelles il invita son invité à commencer à manger aussi, il finit par tenter de le rassurer. « Vous n’avez mis aucune de mes filles enceinte si ça peut vous ôter d’un doute. » Il sourit. « Par contre, vous serez heureux d’apprendre que durant votre vie vous avez engendré environ deux-mille enfants. » Son sourire se fit taquin, si bien qu’il était impossible de savoir s’il disait la vérité ou s’il mentait. Sans plus s’attarder sur ce fait, il piocha de nouveau dans l’un des plats. « Vous devriez manger, vous savez. » lui précisa-t-il, l’air de rien.

Après un petit temps, il prit son verre d’alcool et le leva en l’air avant de boire. « Vous allez sans doute en avoir besoin puisque je vais aborder le sujet qui m’a amené à vous inviter ici. » Il se remit à manger, prenant du riz et quelques légumes dans son bol. « Ce n’est pas avec l’une de mes filles que vous allez vous marier mais avec l’un de mes fils. » Ses propos devaient sembler légèrement incohérents aux oreilles du Luxurieux puisqu’il était majoritairement attiré par les femmes mais le mariage n’avait pas besoin d’être fait d’amour ou d’attirance sexuelle. « Enfin, peu importe, ce n’est pas ça qui nous intéresse. J’ai plusieurs fils, vous savez, et je dois vous parler de l’un d’eux qui me préoccupe. » Il mangea. « Je crois qu’avoir quelqu’un à ses côtés lui ferait du bien, quelqu’un qui n’est ni un Magicien, ni un Sorcier. » Il avait l’espoir secret que ses enfants finissent par s’entendre, surtout ceux qui avaient sa préférence. Ce ne serait pas forcément une bonne nouvelle pour le Monde dans son ensemble mais ça lui paraissait légèrement secondaire. Il y aurait bien des forces bénéfiques pour confronter ses fils s’ils venaient à s’allier de façon néfaste. En réalité, il pensait à organiser des vacances en famille bientôt, voir comment les choses se passeraient. Ce ne serait pas évident de concilier tout ce petit monde. Bien entendu, il devrait couper le Temps pour permettre à tous ses enfants d’être présents au même moment sans les détourner de leurs objectifs. Enfin, il devait encore y réfléchir. Placer dans la même pièce un Ange et un Démon demanderait quelques aménagements, sans parler de ceux qui avaient la puissance nécessaire pour tuer les autres ou de ceux qui seraient forcément jaloux de leurs frères et sœurs. Certains se plaçaient dans les deux dernières catégories.

« Je parle de mon fils, Ârès. » Ça ne lui disait encore rien, c’était certain. « Celui que vous avez embrassé à Basphel, dans les bains. » Il sourit, son air taquin revenant soudainement. « Allez, je ne fais pas traîner le suspens plus longtemps. C’est celui que vous connaissez sous le nom de Kaahl Paiberym. » Il piocha de nouveau dans les plats, constatant avec délice que son omelette aux champignons était particulièrement savoureuse. Il en avait coupé plusieurs morceaux et en prit directement un deuxième. « Un charmant jeune homme en apparence, sauf que… Eh bien non. » Il rit et fixa son regard dans les yeux d’Adam avant de continuer. « C’est un espion Sorcier à l’esprit hautement perverti. Frustré, maniaque, violent, vous pouvez lui coller tous les adjectifs infectes et répugnants qui vous viendront en tête. Ils ne feront que se développer à l’avenir si les choses restent ainsi. » Jun reprit de l’omelette. Son fils avait aussi des qualités mais il valait mieux commencer par le pire. « À vrai dire, l’Empereur Noir l’a adopté et lui a donné la main d’une de ses filles. Il est donc Prince. » Il rit. Il n’y avait pas à dire : que ce soit génétiquement, par liens familiaux factices ou pas adoption, Kaahl remportait le palmarès en termes de sang noble et chaotique. Il ne pourrait pas l’empêcher de monter sur le trône. Ce qu’il voulait empêcher c’est qu’il se perde dans les tréfonds de la folie, à l’instar de Devaraj. Il ne s’était pas assez occupé du Chaman, peut-être le regrettait-il à présent. Plus la magie de Kaahl augmenterait, plus Lux in Tenebris se montrerait avide. « Et plutôt bien placé pour accéder au trône. » C’était son Destin. « Des questions ? » demanda-t-il. « De l’alcool de riz peut-être ? » continua-t-il avec un grand sourire amusé.

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