« Anthéa. » L’Ange cligna des yeux, étonné. Il ne l’avait pas revue depuis sa dispute avec Ulrich. Elle lui sourit avec la douceur qui la caractérisait, visiblement gênée. « Bonjour, Priam... Je peux entrer ? » Il s’écarta. « Bien sûr. » Ses cheveux gouttaient sur ses épaules. Sur le sol, ses pieds traçaient de petites flaques, cependant, il ne semblait pas s’en préoccuper. Il était sorti de la salle de bains assez précipitamment et n’avait pas pris la peine d’enfiler des pantoufles – tous ceux qui le connaissaient savaient que généralement, il se baladait pieds nus. Il n’avait eu le temps que d’enfiler un peignoir duveteux que Kagamiko lui avait offert. Il contrastait avec la jeune Magicienne, dont la tenue bien apprêtée rehaussait sa silhouette. Elle portait une robe bleu nuit et ses cheveux étaient relevés en un chignon travaillé. « Attends, j’arrive. » Il repartit d’où il était venu et attrapa une serviette, qu’il jeta sur son épaule. Lorsqu’il revint, il demanda : « Tu veux un truc à boire ? J’ai de la bière, il doit rester une bouteille de vin et euh... de l’eau, évidemment. » - « Non, c’est bon, merci. » L’enfant de Réprouvés inclina la tête vers l’avant et frotta ses cheveux avec la serviette. « Qu’est-ce qui t’amène ? » - « Ulrich m’a dit que vous ne vous adressiez plus la parole... » Priam inspira un grand coup. Ulrich. Il redressa le buste et laissa ses cheveux humides tomber dans son cou. Sa colère allait et venait au gré de ses humeurs et des rumeurs qui lui parvenaient. Elles s’étaient calmées. D’autres sujets de médisance avaient émergé des méandres de discussions douteuses, et on avait presque laissé de côté cette Ange « si dévergondée qu’elle se fait engrosser par le premier Magicien qui passe ». La conversation dont était issu ce bout de phrase avait été édifiante. L’une prétendait que sa sœur était une catin digne des Réprouvées, quand l’autre pariait que la frustration trop longtemps contenue avait fini par avoir raison de sa vertu. Quand il se remémorait ces instants de grand dilemme, Priam était persuadé que, s’il n’avait pas été un Ange, il ne serait jamais parvenu à retenir ses élans de violence. Il se contentait de passer son chemin, le boulet de la colère accroché à la cheville. Comme il dévisageait Anthéa, il resta silencieux quelques secondes, puis lâcha : « Non. Je me suis un peu emporté. » Elle acquiesça doucement. « C’était exagéré. » Il lui adressa un regard noir, puis la contourna pour ouvrir un placard et se servir une bière. « Je ne crois pas qu’une Magicienne puisse me faire des leçons sur l’exagération. » Il déboucha la bouteille, la porta à ses lèvres sans élégance aucune et but une grande gorgée. « Priam… » Une deuxième grande gorgée. Il claqua le cul du contenant sur la table. « J’irai m’excuser quand je me sentirai apte. Éventuellement. Sinon, il peut venir le faire lui-m- » - « Je n’ai pas envie de débattre de ça avec toi. Ce sont vos histoires. » Le brun releva la tête, les sourcils froncés, un peu surpris par son ton tranchant. « D’accord. » Du bout des doigts, il fit tourner la bouteille. Il ne dit rien, dans l’attente qu’elle lui révélât la véritable raison de sa venue. « Est-ce que tu accepterais de m’accompagner au Bal du Cygne Bleu ? » L’Ailé cligna des yeux, étonné. « Le Bal du Cygne Bleu ? » - « Oui, tu sais, c’est un bal à l’extérieur, sur les berges du Lac Bleu… » Progressivement, il la vit rougir. Soudain, il eut peur de comprendre. « Je… » - « C’est dans quelques semaines. Tu n’es pas obligé, mais ça me ferait vraiment plaisir que tu acceptes, parce que… parce que… » Le silence dura à peine une seconde. C’était comme si, une fois interrompue, elle n’aurait jamais pu reprendre. Comme si le courage allait lui faire défaut. « Ça me manque de ne plus te voir. Même si… même si tu es un peu rustre et que parfois j’ai l’impression que tu es plus un Réprouvé qu’un Ange… je suis tombée amoureuse de toi. » Tous ces moments suspendus durant lesquels le temps s’arrête, et les impressions, les sensations, les émotions s’envolent et tourbillonnent, ont un goût doux-amer. Priam pinça les lèvres, puis passa une main dans sa tignasse brune. Son agacement était retombé brutalement, un peu comme les soufflés au fromage raté de Kagami. Il regarda la jeune femme, interdit, puis avoua : « Je suis désolé, Anthéa, mais je… » Comment faisait-on pour se sortir de ce type de situation sans blesser l’autre ? Les quelques fois où des filles l’avaient éconduit, elles n’avaient pris aucune précaution – culture réprouvée oblige. Elles l’avaient achevé avec leur vérité crue. Tout remonté qu’il fût envers la race des Mages Blancs et leurs atroces manies, il ne se voyait pas la repousser virulemment. « Pas moi. Je t’apprécie, mais pas à ce point… » Peut-être n’y avait-il aucune façon de le formuler avec tendresse ou affection ? Peut-être les amours avortées avaient-elles toujours ce goût âpre qui piquait le cœur et les yeux ? Il la vit opiner, l’entendit souffler : « ce n’est pas grave, ça arrive », puis eut à peine le temps de comprendre qu’elle partait. La porte se referma lentement, et il ne sut trop s’il devait lui courir derrière pour la réconforter ou la laisser digérer la lourdeur de cette révélation. Alors il demeura juste là, debout devant la table de sa cuisine, enroulé dans son peignoir, une bière à la main et le regard hébété. Il était pourtant persuadé qu’elle et Ulrich…