L’entraînement céleste
« Retour aux origines »

Les combats que nous avions menés, les défaites que nous avions essuyées, les ennemis que nous avions affrontés et les amis que nous avions perdus en chemin… Tout cela forgeait un soldat. Le meilleur de tous était celui qui revenait, vivant, de ces affrontements auprès des siens pour leur raconter le champ de bataille qui avait défilé devant ses yeux. En même temps, quoi de plus normal, n’est-ce pas? C’était bien les vainqueurs, qui avait triomphé du chaos de la guerre, qui récitaient leur périple au milieu des batailles tandis que les perdants, eux, tentaient de tout oublier ou bien se trouvaient enfouis dans le sol terreux, six pieds en dessous de l’herbe sur laquelle ils avaient combattu auparavant. En hommage à ces frères, en hommage à ces sœurs, les survivants devaient devenir plus forts, acquérir plus de puissance encore pour être prêts à ne plus être défaits si une telle guerre revenait à les prendre d’assaut. Pourtant, malgré les batailles qui venaient d’être menées, nous n’étions pas ici en tant que vainqueur ou en tant que perdant: mon frère et moi remettions de nouveau le pied à la Citadelle blanche par simple sentiment d’être de nouveau parmi les nôtres. Peu importe la défaite, peu importe la victoire, nous n’étions pas ici pour cela et, en inspirant un grand coup, nous comprîmes tout de suite pourquoi cet appel tentant nous avait soudainement été envoyé.

« Cela fait si longtemps… Murmura Isiode en ouvrant les yeux, contemplant la cité qui nous avait vu naître, puis grandir, avant ce funeste jour…

- Oui… » Lui répondis-je en balayant l’endroit des yeux, légèrement incommodé.

Cela faisait si longtemps, en effet, que nous n’étions pas venus jusqu’ici… Avant la guerre, avant de voir grand nombre de nos frères chuter du ciel à cause des flèches et des épées, nous avions peur de reposer un pied dans cette cité. Pas qu’elle nous avait repoussé ou banni, non, loin de là se trouvait la vérité. En fait, c’était nous qui l’avions déserté. Suite à notre emprisonnement dans les souterrains des Démons, à subir mille tortures et humiliations jour après jour après jour, nous avions considérablement diminué en force et en puissance, nos esprits s’émiettant malgré la foi sans borne que nous vouions aux Ætheri. Nous étions enfermés dans les profondeurs de la Terre, n’entendant que le bruit de nos respirations dans le noir de ce qui pourrait ressembler à l’Enfer, blessés de partout, épuisés et fatigués de nous battre, d’encaisser. Nous étions en train de perdre espoir, de flancher, de croire que ni Yüerell ni les Dieux ne viendront nous sauver. Jusqu’à ce que la Déesse aux yeux de perle réponde présente à notre appel pour venir nous délivrer et nous sortir de ce profond trépas dans lequel nous commencions à succomber.

Isiode, alors, se remit à marcher et aussitôt, ce mouvement me sortit de mes pensées. Je le suivis sans hésiter, jetant des regards ici et là dans les alentours. En voyant cela, mon jumeau m’adressa un drôle de regard et, retournant ce dernier vers la cité qui s’étendait devant nous, il s’efforça à esquisser un sourire.

« Est-ce que tu crois que Yüerell se souvient de nous? »

Je ne fis pas savoir mon opinion, ne la sachant pas moi-même en vérité. Yüerell était notre passé, un fragment de notre présent que nous nous efforcions de ne pas intégrer dans notre schéma… Du moins, pas pour le moment. Même si l’envie de rejoindre à nouveau les troupes nous tenaillait le ventre. Yüerell était notre famille et loin d’elle, loin de ses membres qui en constituaient non pas les branches, mais le cœur, nous ne pouvions que ressentir une profonde déception à notre égard. Nous ne voulions pas retourner auprès d’elle tant et aussi longtemps que nous n’aurions pas retrouvé la force de lui faire honneur, mais était-ce véritablement l'unique raison? Je n'étais pas en mesure de le dire moi-même. Pourtant, nous revoilà à la Citadelle blanche, loin d’être aussi puissants que nous l’escomptions, loin des attentes que nous nourrissions. Était-ce par impatience de retrouver nos anciens frères et sœurs d’armes que nous avions remis le pied dans la Citadelle, finalement, ou était-ce véritablement par pure nostalgie de se remémorer notre cité-mère? Vivement, je secouais ma tête, tentant de balayer les pensées qui tournoyaient dans ma tête.

« Tient, Isley! Regarde droit devant nous! »

Je levais les yeux dans la direction indiquée par mon frère et à cette vue, je ne pus m’empêcher de sourire.

« Le terrain d’entraînement… Chuchotais-je, visiblement ému de le revoir après autant d’années.

- Et il n’a presque pas changé d’un poil depuis la dernière fois!

- Tu veux y aller? »

Isiode me gratifia d’un regard équivoque, qui en voulait dire long sur ses intentions et, sans hésitation, nous nous dirigeâmes d’un pied ferme jusqu’au terrain. Là-bas, des hommes et des femmes angéliques s’entraînaient à la sueur de leur front en s’opposant à toute sorte d’épreuve, que ce soit des activités pour renforcer notre force, notre agilité ou même notre Magie. Bref, comme autrefois, ce terrain était à disposition de ceux qui ne désiraient qu’une chose: s’améliorer pour avancer.


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L’entraînement céleste
« Retour aux origines »

Revoir le terrain d’entraînement remontait tant de souvenirs dans nos mémoires que s’en était presque… douloureux. Vous n’imaginez pas tous les moments que nous avions passés au milieu de cet endroit, à défier nos frères d’armes et à se mesurer les uns les autres pour mieux progresser dans notre mission divine qu’était la suppression du Mal et de sa Réincarnation. Nous chérissions cette mémoire d’un temps qui nous était, désormais, bien lointain, mais les ans n’avaient point été cléments, malheureusement. Des frères avec qui nous nous étions longuement entraînés, je ne saurais même pas dire combien se trouvaient encore en vie ou bien saint d’esprit. Peut-être la moitié, peut-être plus, peut-être moins; je n’en savais rien. Mon jumeau et moi avions vus bien des hommes se perdre dans les Péchés mortels, bien des hommes mourir sous le fil acéré d’une épée ennemie et qui, il y avait bien des années de cela, croisaient le fer avec mon frère et moi. C’était des amis d’une autre époque, d’un autre temps, que le Destin avait choisi de nous éloigner pour… … Est-ce qu’une raison était nécessaire? Le Destin, tout ça, ce n’était que nous qui en dessinait les ébauches: nous ne pouvions mettre la faute sur personne d’autre à part nous-mêmes.

Nous avançant jusqu’aux premières zones d’entraînement, saluant d’un respectueux mouvement du menton nos confrères qui se reposaient, en attente de leur prochain exercice, mon frère et moi échangions quelques œillades en coin. Le bruit des épées, du souffle des guerriers: tout cela nous rendait extrêmement nostalgiques.

« Isley, qu’est-ce qui te plairait? Un affrontement à l’ancienne? Me proposa Isiode en esquissant un sourire espiègle, que j’eus tôt fait de lui retourner en ces mots:

- Tu m’en vois désolé, mais tu perdrais mon frère…

- Ne sois pas si sûr de toi. »

Nous nous affrontâmes du regard avant de rire, le stress des derniers jours s’évaporant au fur et à mesure que nous nous imprégnions de l’ambiance de notre ancienne maison. Isiode m’envoya quelques tapes amicales sur l’épaule avant de me dépasser et de se diriger vers l’une des zones d’exercice qui était encore libre.

« Prépares-toi bien, mon cher Isley. Je t’attendrai sur ce terrain lorsque tu seras prêt », s’amusa mon frère et, comme toute réponse, je lui offris un roulement des yeux.

Oui, le temps nous avait marqué, avait filé, mais mon frère et moi, malgré toutes les intempéries, les cataclysmes, les tornades que nous avions dû affronter, restions à tout jamais unis de cette manière, à mon plus grand soulagement.

C’est alors que, non loin, nous entendîmes des sons, comme des projectiles que l’on lançait mollement sur un mur. Isiode suspendit son mouvement pour observer les alentours, découvrant alors la silhouette d’un jeune homme qui se confrontait aux cibles de lancer. Le ricochet que formait les couteaux suite au choc entre eux et la cible prouvait que les lancers n’étaient que très peu précis, voire même volontairement bâclés. Ses gestes étaient si mous, si peu convaincants, que nous nous demandions s’il le faisait exprès. Troublé, je pris les devants jusqu’à sa position, mon frère sur mes talons, et une fois arrivés à quelques mètres de lui, Isiode entama immédiatement la conversation. Étant le plus doué avec les mots et les discours, je le laissais, volontiers, s’occuper de cette affaire.

« Bonjour, jeune homme. Je m’appelle Isiode et voici mon frère, Isley. Vous semblez avoir quelques difficultés dans cet entraînement. Désirez-vous quelques conseils? » Lui demanda mon jumeau en se plaçant à sa hauteur, son visage tourné vers la cible qui nous faisait face, tous les trois, sûrement pour juger des habiletés du lanceur.

Lentement, je pris l’un des couteaux qui avait ricoché contre la planche en bois, qui faisait office de mur pour empêcher que les projectiles ne s’éparpillent derrière les cibles, avant de lui remettre l’arme en main. Dans ce simple geste, j’eus suffisamment le temps de croiser son visage, détailler ses traits sous cette tignasse de mèches noires – dont l’une d’entre elles arborait une singulière teinte écarlate – de pouvoir distinguer, aussi, la couleur noisette de ses yeux ainsi qu’une autre lueur… … Inconsciemment, je gardais entre mes doigts la lame du couteau que je lui tendais par le manche, intrigué par ce voile qui planait étrangement au milieu de son regard.

« … Est-ce que tout va bien? » M’enquis-je d’une voix basse, la question faisant aussitôt froncer les sourcils de mon frère qui tourna son visage dans notre direction.

Cet homme… Il était… Je ne saurais dire ce qu’il se passait avec lui, mais en regardant le fond de ses yeux, je ne pouvais que ressentir un étrange malaise.

« Excusez-le, intervint rapidement Isiode en posant l’une de ses mains sur mon épaule. Il est quelqu’un de particulièrement curieux. »

Je gardais ma main autour du couteau, ne le lâchant qu’après quelques secondes avant de hausser les épaules.


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L’entraînement céleste
« Retour aux origines »

« Vous déduisez… bien? » Me risquais-je à avancer devant l’attitude plus ou moins surprenante de notre compatriote, ne sachant vraiment s’il plaisantait en mettant l’accent sur ce point de notre identité ou s’il était véritablement sérieux, quoi que l’expression avec laquelle il nous gratifia, par la suite, était tout de même teintée d’amusement, ce qui me fit tout de suite penser qu’il plaisantait finalement…

Enfin, je crois…
De toute façon, cela faisait plusieurs années que j’avais compris que je ne saisissais pas, ou alors très peu, les sous-entendus. D’ailleurs, je ne comprenais toujours pas pourquoi les gens s’employaient à mettre autant de nuances dans leurs propos lorsqu’ils venaient à communiquer avec autrui. Pourquoi ne pas dire directement, de but-en-blanc, ce qui se passait dans leur tête au lieu de passer par mille et un chemins pour concrètement dire ce qu’ils pensent véritablement? Quoi que, venant d’un si piètre orateur tel que moi, ce genre de réflexions ne devait avoir de sens pour quelqu’un de plus vif de paroles et d’esprit comme mon frère.

Néanmoins, dans la situation actuelle, ce qui n’avait que très peu de sens pour nous, c’était ce jeune homme aux cheveux de cendres, décoré d’une mèche au coloris pour le moins particulier. Il avait ce côté volontairement désinvolte et décontracté et pourtant, dans son comportement et sa façon de parler, l’on pouvait sentir une bien curieuse sensation qui se plaçait loin derrière sa légèreté apparente. Malgré cela, Isiode ne semblait pas vouloir s’avancer sur ce terrain-là, quand bien même le prénommé Kuro paraissait particulièrement bavard en notre compagnie.

« Eh bien, pour répondre à votre question, nous sommes des… »

Nous nous coulâmes un regard en biais, durant la pause qui s’en était suivie. Lui comme moi savions que nous n’étions plus des guerriers, ni mêmes des soldats. Alors qu’étions-nous au juste? Cette question, si banale en apparence, nous apparaissait brusquement comme une révélation. Qu’étions-nous à présent que toute puissance avait quitté nos corps, que Yüerell nous croyait six pieds sous terre? Nous n’étions, en vérité, plus qu’Isiode et Isley, des Anges vagabonds, s’insinuant entre les nuages du firmament et les crevasses de la terre en contrebas. Notre identité, ce que nous étions… Qu’est-ce que nous étions? Si l’interrogation me troubla quelque peu, Isiode, quant à lui, ne vacilla pas et poursuivit sur sa lancée en offrant à notre interlocuteur un sourire bienveillant.

« Nous ne sommes que des combattants en quête de défis pour parfaire nos techniques. Appelez-nous voyageurs ou vagabonds, comme il vous plaira! D’ailleurs, mon frère et moi allions justement nous apprêter à nous échanger quelques coups pour nous échauffer. Désirez-vous vous joindre à nous? »

Isiode s’approcha de notre compatriote angélique, se penchant au-dessus de l’amas de coutelas pour en attraper un par le manche, qu’il soupesa tranquillement avant de se tourner vers Kuro.

« Et notre proposition tient toujours, vous savez? Il nous ferait très plaisir de vous apprendre deux ou trois choses si cela vous intéresse. »

Je gardais le silence, observant le visage toujours aussi détendu de notre compatriote aux cheveux noirs, ne pouvant m’enlever de la tête, comparativement à mon frère, ces quelques mots qu’il n’avait cessé de nous glisser dans son discours. Mon frère, fort enthousiasmé par un entraînement à l’amiable, comme dans le bon vieux temps, s’éclipsa quelques secondes de notre petit groupe pour aller quémander quelques projectiles à lancer nous aussi. Nous laissant Kuro et moi tous seuls, je ne pu lui adresser aussi facilement la parole qu’Isiode. Pourtant, je pris une grande inspiration, comme si je m’apprêtais à plonger à l’intérieur de l’eau glacée d’une rivière avant de me lancer:

« Puis-je vous poser une question à mon tour? »

Je plantais mes yeux dans les siens.

« Que voulez-vous dire par votre « réveil » au juste? Parce que… hum… »

Je n’étais pas doué avec les mots, ni avec les gens, alors tout ce que je faisais, c’était balancer ce qui me traversait l’esprit sans trop y songer.

« Parce que, si nous suivons fidèlement vos mots, rien ne semble aller chez vous en vérité! Un cerveau ayant autant de cavités que du gruyère? Qu’est-ce que vous insinuez? »

Ne me dîtes tout de même pas que l’intérieur de sa tête était aussi troué qu’un dé à coudre, littéralement…? Lorsque je vous disais que je n’étais pas du tout habile avec les sous-entendus et les métaphores…
Lentement, pourtant, je finis par baisser les yeux pour les fermer complètement.

« Vous savez, oublier n’est peut-être pas une si mauvaise chose en vérité… Vous pouvez tout recommencer à zéro. »


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L’entraînement céleste
« Retour aux origines »

Je n’avais pas pesé mes mots et pourtant, pendant une fraction de seconde, je leur trouvais une certaine légitimité. C’est vrai que tout oublier nous renvoyait à de nouvelles perspectives. Cela n’effaçait peut-être pas nos erreurs, mais ça nous ramenait à ne plus culpabiliser pour ces dernières. Elles appartiendraient à un autre temps, à un autre lieu, voire même à une nouvelle personne qui n’était pas nous. Notre identité toute entière serait à refaire et alors, notre vie devrait suivre le même cours. Enfin, vous avez bien noté que je « n’avais pas pesé mes mots » lorsque j’avais prononcé ces derniers, les yeux dans la vague, cherchant à me plonger dans mon propre mal intérieur qui me rongeait. Le poids de toutes mes fautes, de toutes mes erreurs me pesaient affreusement non seulement sur mes épaules, mais aussi sur ma conscience. Que ce soit mon inaction à la mort de ma Mère, que ce soit mon impuissance face à la tristesse de mon père, que ce soit ma faiblesse quant à la protection de ma Protégée et de celle de mon frère… J’avais tant de choses à me reprocher, que les autres ne me reprochaient peut-être pas en retour, mais pour toutes ces bévues, je me sentais affreusement et indéniablement responsable. Mais j’avais pensé à tout cela; j’avais dit ce petit bout de phrase sans connaître dans quel état, exactement, le jeune homme devant moi se trouvait. Ce ne fut qu’après avoir prononcé ces paroles que je les avais amèrement regrettés, remarquant sans mal l’oscillation du sourire de l’Ange à la singulière mèche rouge.

À son histoire, je ne pus m’empêcher de baisser les yeux, honteux d’avoir avancé de tels propos devant lui sans prêter attention à la situation dans laquelle il se trouvait. Je veux dire… Les signes avaient tout de même été un minimum évident, non? Je n’avais pas été prudent, ni très doux de langage. Je me sentais honteux et gêné par mon acte, redressant légèrement la tête dans sa direction lorsque je perçus son rire traverser sa gorge. N’étant pas le plus doué dans ce domaine, je ne pouvais dire si ce rire était plutôt de ton sarcastique ou sincère, comme pour évacuer la nervosité qu’il avait en lui rien qu’en racontant son récit.

« J-Je… »

Mais avant que je puisse aligner plus de trois mots, je fus aussitôt interpelé par sa main tendue, dans laquelle reposait le manche d’une arme brisée. Rien qu’en regardant l’usure du matériau sur la garde ainsi que des quelques mouchetures rouilles qui se trouvaient sur le peu de lame qui restait de l’épée, je pouvais facilement déduire que cette arme avait longtemps servie aux mains de ce combattant. Mais le drame des événements avaient radicalement réduit l’histoire que cette lame aurait pu créer; que cet épéiste aurait pu façonner. Brièvement, je croisais les mires de l’Ange.

« C’est… Enfin, c’était une très belle arme que vous possédiez. C’est tout à fait regrettable ce qui vous est arrivé, glissais-je avant de reprendre, déglutissant. Et pardonnez mon manque de délicatesse. Je n’ai pas réfléchi avant d’ouvrir la bouche et je m’excuse si j’ai retourné la lame dans votre plaie. C-Ce n’était pas volontaire… » Rajoutais-je, persuadé qu’il fallait me justifier pour les mots que j’avais dite, même s’ils ne lui étaient pas directement adressés.

Jetant un dernier regard vers la garde usée et la lame éclatée, je finis par répondre à sa question, lui adressant un léger sourire en coin.

« Un bon forgeron? Je serais même prêt à vous donner le nom du meilleur que je connaisse, lui avouais-je sans prétention, redressant finalement la tête vers le haut. Autrefois, c’est lui qui a confectionné ma fidèle épée, Providence. »

D’un caractère généreux pour aujourd’hui, je dégainais mon arme de ma ceinture pour la montrer à Kuro, tout en lui tendant l’épée pour qu’il puisse la prendre et la soupeser s’il le désirait.

« Les lignes sont fines, tranchantes, et la prise est tout simplement superbe. Elle est un peu lourde par contre, mais après un certain temps d’adaptation, on s’habitue à son poids et le maniement se fait alors plus aisément… »

J’amenais déjà l’une de mes mains dans mon dos pour en sortir Immortel, ma faux, mais la voix de mon frère qui retentit soudainement dans mon dos figea mon geste dans les airs.

« Déjà en train de vous échanger vos jouets? » Plaisanta-t-il avec légèreté, se postant à ma hauteur avec deux sacs, remplis d’armes de jet, dans les bras.

Il me tendit l’un des sacs, que j’attrapais rapidement avant de l’attacher à ma taille. Isiode fit de même, lorgnant du coin de l’œil notre partenaire d’entraînement pour la journée.

« Pour tout vous avouez, nous sommes beaucoup plus doués pour les combats au corps-à-corps que pour les combats à distance. Cela dit… »

Isiode tira un premier projectile de son sac avant de le lancer à bout de bras vers l’un des projectiles. Si le couteau ne toucha pas la cible en son centre, c’était tout juste en vérité.

« Je crois que nous sommes suffisamment aptes à vous montrer quelques trucs en plus. Montrez-nous de quoi vous êtes capable, Kuro. Nous adapterons notre entraînement en conséquence de tes performances. »

Détournant le regard de mon frère et du second Ange, je me mis face à ma propre cible, tirant également un couteau. Mais ce dernier rata lamentablement l’objet que je devais toucher. Je soupirais, alors qu’Isiode, interceptant mon geste, étira un petit sourire taquin.

« Ou plutôt, de vos performances. Dis donc, tu as rouillé, mon frère? »

Je roulais des yeux, étirant un maigre sourire à son commentaire. Puis, Isiode nous encouragea à tirer. Concentration, précision, calme et maîtrise: voilà ce qu’il nous conseilla de pratiquer en premier.


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L’entraînement céleste
« Retour aux origines »

Lorsque la première lame de Kuro partit à une vitesse vertigineuse vers nos arrières, nous eûmes, mon frère et moi, un hoquet de surprise en constatant que la lame planait et qu'elle pouvait, à tout instant, toucher quelqu'un. Par chance, il eut plus de peur que de mal et l'arme de jet se figea dans le sol sans avoir rencontrer quoi que ce soit – mais surtout, qui que ce soit – sur sa trajectoire. À notre plus grand soulagement. Mon cœur, pendant quelques secondes, avait tout simplement cessé de battre au fond de ma poitrine tant j’avais songé au pire. Au moins, la seule conséquence que cet événement eut comme incidence, ce fut de nous causer une bien belle frayeur. Par tous les Dieux, comme cela avait été terrorisant! J’étais encore sous le choc lorsque l’Ange amnésique alla dégager du sol son projectile sous l’œil vigilant de mon frère; sous mon œil écarquillé. Lorsqu’il revint à notre hauteur, suite à son commentaire, je m’exclamais soudainement:

« Si tu dois parfaire cette technique, entraine-toi dans une plaine où il n’y a pas âme qui vive à plus de cinq cents mètres, je t’en prie! »

À ma réaction, Isiode s’esclaffa de bon cœur, tournant son visage vers Kuro, à qu’il adressa un sourire.

« J’ai failli faire une crise cardiaque, mon jeune ami! »

Failli? J’étais persuadé d’en avoir fait une, pour ma part. Exhalant un soupir, nous le laissâmes retenter sa chance et cette fois-ci, au moins, le couteau fila droit vers la cible. Cependant, il ne parvint pas à s’enfoncer dans le bois de celle-ci. Pourquoi? Parce que le projectile, d’une manière ou d’une autre, était parvenue à tourner sur elle-même durant le lancer et si ce n’était pas la lame qui avait rencontré la surface de la cible, ce fût le manche qui, sur le côté, rencontra violemment l’obstacle. Freiné dans son élan, le couteau ricocha contre la cible avant de s’étaler au sol dans un petit son métallique, étouffé par le sable qui entourait la zone d’entraînement. Nouvelle déception pour Kuro, qui saupoudrait déjà sa déboire d’un nouveau commentaire d’allure sarcastique, quoi que l’on pût tout de même percevoir une pointe de regret dans le timbre de sa voix. Du moins, c’est ce qu’il me semblait entendre, convaincu que notre compère se désolait de ne pas avoir pu faire mieux. Empathie allant, mon frère s’approcha de l’Ange en considérant les couteaux de lancer ainsi que le manche du katana brisé. Puis, le saphir des yeux de mon frère partit en quête du marron des yeux de Kuro et il avança vers ce dernier pour lui partager ces quelques mots:

« Pour commencer, nous allons nous occuper de ta posture. »

Se positionnant à la même hauteur que l’Ange, Isiode poursuivit ensuite:

« Tu dois être face à face avec ta cible, ton buste tourné vers elle. Puis, visualise ton axe de tir. Dessine-toi une ligne dans ta tête qui part de ton couteau jusqu’à la cible. Ensuite, simule le geste de lancer ton projectile vers ta cible pour voir si tu te trouves dans le bon axe ou si, au contraire, ton couteau aura tendance à dévier de ton point de repère. Si ton couteau risque de dévier, n’hésite pas à te déplacer pour être dans l’angle qui te paraîtra parfait. »

Isiode marqua un long silence, laissant ainsi le temps à Kuro de s’exercer un peu pour former, dans son esprit, son axe de tir. Puis, il reprit, après s’être assuré que l’Ange était parvenu à se dessiner un axe dans sa tête:

« C’est fait? Bien! Maintenant, si tu es droitier, tu dois placer ton pied gauche vers l’avant et ton pied droit à environ quarante-cinq degrés de ton axe imaginaire. Si tu es gaucher, c’est exactement la même position, mais c’est ton pied droit que tu vas amener vers l’avant et ton pied gauche doit être tourné à quarante-cinq degrés. Cette posture te permettra d’être plus stable et de mieux équilibré ton corps lorsque tu t’apprêteras à tirer. »

Au besoin, mon frère aida Kuro à bien prendre sa position et, dans un sourire satisfait, mon jumeau poursuivit en invitant l’Ange aux mèches noires de tenter un tir vers la cible.

« Après, si tu te sens inconfortable ou malhabile, il se peut qu’il s’agisse de ta prise. Je te montrerai quelques manières de tenir tes couteaux, mais avant cela, lance ton couteau et dis-moi si cela te paraît plus facile maintenant. »


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L’entraînement céleste
« Retour aux origines »

Isiode se plaisait dans son rôle de professeur et cela se voyait aisément dans l’éclat, qui rendait plus brillant encore, le saphir de son regard. Près de Kuro, il lui enseignait et lui inculquait les bases afin d’aider l’Ange à se perfectionner dans sa maîtrise des tirs de jet et, par le fait même, il m’offrait un petit cours privé, puisque je m’étais rouillé en la matière. Cela faisait des années que je n’avais plus lancé de projectiles de la sorte, me réconfortant dans mon idée que la maîtrise, seule, de mon épée pouvait m’être utile et un rafraîchissement de ma mémoire n’était pas de trop. C’est pourquoi je ne me sentais aucunement offensé que mon frère ait soudainement pris la grosse tête au cours de l’entraînement, puisqu’entre deux leçons, il finissait toujours par me taquiner gentiment devant le jeune Kuro. Peut-être le faisait-il pour se moquer de moi parce que je m’étais ramolli depuis tout ce temps, peut-être le faisait-il aussi pour détendre l’atmosphère – et surtout notre compagnon d’entraînement – afin de faciliter les échanges et le rapprochement? Aller savoir… Quoi qu’il en soit, Isiode était particulièrement content de la situation. Un sourire éclairait son visage en permanence et plus je l’observais faire, alors qu’il s’entretenait avec Kuro de la prochaine étape de l’entraînement, plus une idée vint s’ancrer dans mon esprit; une idée qui me serra progressivement la poitrine au fur et à mesure qu’elle se concrétisait. Bien sûr qu’Isiode appréciait se qu’il faisait présentement, bien sûr qu’il se plaisait dans son rôle de professeur : comment n’ai-je pas fait le lien plus tôt? Parce qu’avant que nous soyons brusquement éclipsés du décor en raison d’aléas malencontreux qui s'étaient placés sur notre chemin, mon frère avait été un mentor au sein de la Compagnie de Yüerell : il avait eu à sa charge un jeune aspirant, un Ange fraîchement enrôlé dans la milice. Si les débuts entre le professeur et l’élève avaient été plus ou moins compliqués, Isiode m’avait, une fois, avoué que leur relation s’améliorait de jour en jour et que, finalement, il affectionnait particulièrement son apprenti. Il voulait lui apprendre tout ce qu’il connaissait pour que ce dernier puisse survivre et se débrouiller par lui-même. C’était la première fois qu’Isiode gardait sous son aile un aspirant et si l’enthousiasme n’avait pas été présent au commencement, il s’était de plus en plus attaché à ce rôle, conscient qu’il ne formait pas seulement la prochaine génération de soldats, mais également un homme.

« Isley, cesse de rêvasser! »

Je sursautais, clignant plusieurs fois des yeux avant de les poser sur mon frère et Kuro qui me dévisageaient. Gêné d’avoir été attrapé en pleine inaction, je laissais échapper un faible ricanement, me massant la nuque nerveusement.

« Pour la peine, tu me feras trente tirs sur les cibles. Si tu rates plus de la moitié de tes tirs, tu devras faire une centaine de pompes.

- Q-Quoi?

- Aller! » Souriait mon frère en m’incitant à me placer devant les cibles.

Je grommelais quelques mots entre mes dents avant de me repositionner comme il faut, mon buste tourné vers la cible. Puis, je me mis à tirer mes couteaux, y allant de manière plus minutieuse au début avant d’accélérer la cadence de mes mouvements.

« Plus vite, m’encourageait Isiode en hochant de la tête, satisfait de mes humbles prouesses. Qu’en dis-tu Kuro? Tu veux également tenter le défi? »

Notre compatriote amnésique hocha vigoureusement de la tête et s’était remis en place, jetant ses projectiles à toute vitesse en direction des cibles d’entraînement. Successivement, Isiode prenait en note les couteaux que nous échouions à enfoncer dans les cibles et, à la fin du compte, nous fûmes – Kuro et moi –  tous les deux obligés de faire les cent pompes demandées. Pendant ce temps, Isiode s’entraînait aussi aux lancers de projectiles, ratant rarement les cibles, même si la majorité de ses couteaux ne se plaçait pas exactement dans le centre de celles-ci.

« Arf… J-Je ne sens plus mes bras! Me plaignis-je en me soulevant par toutes les peines du monde.

- Qu’est-ce que tu as dis? J’ai dû mal entendre… »

Je pris une grande respiration, m’abaissant de nouveau pour mieux me relever à l’aide de mes bras.

« Soixante-dix-sept… Soixante-dix-huit… Soixante-dix-neuf… » Me remis-je à compter, faisant fi de la chaleur qui brûlait mes muscles et de la sueur qui mouillait mon front, l’astre de Jeriel ne nous épargnant pas le moins du monde au cours de cette journée d’entraînement.


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L’entraînement céleste
« Retour aux origines »

Le Soleil déclinait enfin lorsque nous crûmes bon de quitter définitivement le terrain, mettant ainsi fin à une longue mais fructueuse journée. Ramassant nos armes éparpillées un peu partout sur notre site d’entraînement, Isiode crut bon de proposer à Kuro un endroit où dormir pour cette nuit, avisant que nous nous étions mis d’accord, lui et moi, sur notre refuge pour ce soir. L’Ange semblait hésitant à nous suivre, mais fini par décliner notre offre, prétextant qu’il n’était pas simplement venu ici pour s’entraîner et recouvrer la force d’antan qu’il semblait avoir perdu en raison de son amnésie.

« Tu te rappelles de quelque chose en particulier? » Questionna mon frère, intrigué.

Ce à quoi le jeune Kuro acquiesça d’un hochement de la tête. Il semblerait que des bribes de souvenir aient refait surface au cours de notre session d’entraînement, dessinant dans l’esprit du jeune homme des silhouettes incertaines, des noms dont l’absence de visage rendaient l’association un peu plus complexe, mais il se souvenait de certaines choses, de certains sons même, mais surtout, une image revenait sans cesse frapper sa rétine : l’image d’une maison, pas particulièrement spéciale ou voire même originale, mais il s'agissait de l'une des visions les plus nettes qu'il lui avait été permit de voir et de distinguer dans son esprit; il avait le sentiment qu’elle se trouvait non loin d’ici, quelque part, dans la ville. Je lui proposais tout de suite notre aide pour trouver ce fameux endroit, ce qu’il refusa vaguement, son regard se perdant déjà dans les quelques réminiscences qu’il était parvenu à agripper. Le moindre souvenir était comme un enfant qu’il s’était mis à chérir : il le contemplait inlassablement, se demandant ce qu’il adviendra ensuite de celui-ci.

« Dans ce cas, Kuro, nous sommes très heureux d’avoir fait ta connaissance. J’espère que tu trouveras ce que tu recherches, finit par avancer mon frère en un sourire, tendant l’une de ses mains en direction de notre compagnon, qui l’attrapa solidement pour échanger une poignée de main.

- Fais attention à toi, et que les Ætheri guident tes pas », renchéris-je en basculant légèrement le buste vers l’avant, lui adressant finalement un petit sourire en coin.

L’Aile Blanche nous remercia et malgré son caractère particulièrement détaché, il paraissait ravi de sa journée. J’étais soulagé et content qu’il ne tire plus cette tronche horrible avec laquelle il nous avait accueilli lorsque nous nous sommes rencontrés : maintenant, son visage m’apparaissait plus radieux, plus épanoui aussi, comme s’il venait enfin de voir une faible lueur au bout de ce tunnel froid et sombre dans lequel il progressait depuis la disparition complète de sa mémoire et de son ancienne vie.

« … La nuit tombera vite, s’exclama mon frère lorsque Kuro disparut de notre champ de vision. Rentrons nous reposer. »

À ce rappel, je ne pus m’empêcher de baisser les yeux vers le sol, sentant un poids immense peser contre mon estomac. Qui aurait cru que revenir sur notre terre natale allait être aussi… étrange, aussi stressante. Pourtant, du plus loin que je me souvienne, la citadelle Blanche avait toujours été notre maison, notre foyer. Nous y avons vécu et grandit tout au long de notre existence. Le paysage était identique aux souvenirs que j’avais conservé de cet endroit, les odeurs aussi et même les bruits. Tout me ramenait brusquement des décennies plus tôt, alors que nous vaquions encore dans les rues de la cité en tant que soldats pour le compte de la Compagnie. Cette ville a toujours été notre maison et nous y étions familiers, sans aucun doute… Malgré tout, une sorte d’inconfort m’étreignait à présent que j’y remettais les pieds. Peut-être était-ce par crainte? Peut-être était-ce par honte? Je n’arrivais pas, concrètement, à mettre un sentiment ou une raison sur ce malaise, mais ce dernier était bel et bien présent, compressant encore et toujours un peu plus mon ventre.

« Toi aussi, tu es terrifié… »

Lentement, je tournais mon visage en direction de mon frère qui fixait l’intérieur de sa main, comme s’il l’observait pour la première fois. Je ne répondis pas, ajustant plutôt mes armes à ma ceinture tout en détournant les yeux de son visage.

« Ne traînons pas. »

Je sentais les yeux de mon frère s'attarder quelques instants sur mes épaules, mais il finit par détacher son regard, acquiesçant finalement par un simple « Oui » à peine audible. Dans un même mouvement, nous nous retournâmes, prêts à partir. Nous dévalions les rues à basse vitesse, profitant de ce moment pour admirer notre ville. Elle n'avait pas changé, pas le moins du monde et pourtant, tout nous paraissait quelque peu différent. Puis, au bout de notre chemin, nous nous arrêtâmes d'un même pas, levant les yeux sur la porte qui nous faisait face. Je n'étais pas certain de notre prochaine action, mais mon frère ne me laissa même pas le temps de répliquer qu'il cogna quelques coups sur le battant. Une poignée de secondes suffit avant que la porte s'ouvre sur un homme fin de corps, ses cheveux d'un blanc pur s'éparpillant en épis sur son crâne tandis que ses yeux, d'un vermeil chaud et délicat, se paralysèrent sur nos visages lorsqu'il nous reconnu sur le seuil de la porte. Il n'en croyait pas ses yeux.

« Bonsoir, Papa. Nous sommes enfin… rentrés à la maison. »


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L’entraînement céleste
« Retour aux origines »

Après toutes ces années, nous aurions pu croire que les retrouvailles auraient été plus touchantes, larmoyantes peut-être, mais certainement plus chaleureuses et réconfortantes. Pourtant, nous restions là, tous les trois, figés comme des statues de pierre à se dévisager comme de parfaits étrangers. Plus personne n’osait parler, si c’était autrement qu’avec les œillades que nous nous échangions discrètement, ne sachant sur quel pied danser. Maintenant que nous avions fait notre grand retour, que se passait-il? Devrions-nous le serrer dans nos bras? L'embrasser? Entrer sous le toit de la maisonnée? Je déglutit, cherchant une trace d'indice sur le visage de mon frère, mais ce dernier restait fermé, profondément concentré sur l'homme devant nous. Beör Kaesra… Ou plutôt, Papa…

« Les garçons… Chuchota-t-il finalement d’un ton à peine perceptible, sa voix se mettant brusquement à vibrer, comme si son corps dans son intégralité influençait la portée et l’assurance réelles de son inflexion. Est-ce… bien vous? Je ne rêve pas? »

Isiode et moi nous nous regardâmes brièvement, conscients que le choc de notre rencontre devait être horrible. Après tout…

« Vous étiez morts… Depuis cette mission, nous vous croyions morts… »

Nous détournâmes le visage, incertains. Au fond de nous, nous savions que la Compagnie avait dû décréter notre mort : en l’absence de corps et de témoignages pour attester de notre survie, le temps seul déterminait, finalement, si nous étions considérés comme macchabées ou vivants. Et c’est ce qui est arrivé dans notre cas. Pendant des années, nous n’avons donné signe de vie, les Démons nous cachant bien profondément dans les entrailles de la Terre pour préserver leur tranquillité et assurer notre agonie lente et lancinante. Alors, finalement, il était tout à fait normal qu’après tout ce temps, la Compagnie avait simplement fini par rayer nos noms et nous déclarer officiellement morts…

« N-Nous sommes en vie, Papa. Les Démons ont tenu une embuscade et nous nous sommes fait capturés, mais nous sommes parvenus à nous en sortir… Et nous voilà, aujourd’hui, de retour à la maison… »

Le visage de Beör était tellement choqué que nous ne pouvions savoir précisément ce qui lui traversait véritablement entre les deux oreilles. Était-il content? Triste? Nerveux? Soulagé?

« Nous rentrons enfin… Commença mon frère, mais ce dernier fut brusquement interrompu par notre paternel qui jeta ses deux bras autour de nos épaules, les serrant si fortement que nous avions l’impression qu'il désirait nous étouffer.

- Les garçons… Que les Dieux soient loués, vous êtes vivants… Mes garçons… »

Sa voix tremblait plus distinctement et bientôt, je sentis comme une humidité s’étendre progressivement à la hauteur de mon cou, sa chaleur et sa douceur m’étranglant d’émotion. Doucement, je répondis à l’étreinte de mon père en entourant sa taille de mes bras.

« Mes garçons… Répétait-il inlassablement, des larmes venant chauffer son timbre et renforcer l’étreinte de ses bras. Mes garçons… Vous êtes bel et bien vivants. Vous ne m'avez pas quitté. »

Mon frère et moi ne disions pas un mot, tentant simplement de réconforter notre paternel qui nous pleurait dans les bras. Nous savions que nous lui avions fait du mal. Nous savions que l’annonce supposée de notre mort avait dû le briser : d’abord, il avait perdu sa femme et après, ses enfants. Son cœur déjà émietté n’en avait été que plus rudement battu, la dépression le tirant de nouveau vers le bas, ses forces l’abandonnant, son souffle l’étranglant, ses larmes le noyant… Après la mort de Maman, Papa n’avait jamais pu redevenir comme il l’avait toujours été auparavant. Il avait changé, certes, mais n’avait jamais cessé de nous chérir et de nous aimer comme autrefois, gardant ses sentiments bien enfouis, cela étant dit. Toutefois, nous étions ses enfants, nous le connaissions. Même s’il faisait certaines choses que nous ne comprenions pas nécessairement à l’époque, même s’il nous laissait derrière au profit de la Compagnie, de cette nouvelle famille à laquelle il s’était associé pour étouffer sa peine sous des mœurs, sous des croyances, sous une tonne de travail qui le gardait occupé loin de ses tourments, loin de sa tristesse qui paraissait éternelle, nous savions au plus profond de nos cœurs que Papa nous aimait toujours. Il ne voulait simplement pas le montrer, la mort de Maman l’ayant retranché au fond de lui-même. Mais il était notre Papa, celui qui, malgré ses hésitations, son caractère fragile et sa peine incurable, avait toujours été à nos côtés pour nous soutenir et nous aider à grandir. Il n’a jamais été le meilleur, ni même le plus présent, mais il a toujours été Père avant tout.

« Pouvons-nous entrer? Souffla doucement mon frère en se détachant délicatement. Nous avons tant de choses à te raconter… »


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