Celle qui trompe

La pleine lune. Une nouvelle danse, un nouveau rituel, une nouvelle orgie. Le chaman regardait les danseurs évoluer autour du feu, leurs corps se tordant de façon brusque avant de se mouver lascivement. Kewanee avait tenu à l’amener avec elle chez les Raoni pour cette lune-ci. A travers le nuage de fumée, Devaraj aperçut les formes arrondies d'une jeune chamane qu'il n'avait jamais encore vu. Elle était nue, comme tous les autres danseurs et son corps alléchant était recouvert de symbôles roses et verts. Une si belle alliance de couleurs lui fit tourner la tête. Il suivit du regard ses pointes de pied, remonta le long des jambes si bien ciselées et finit sa course sur la courbe de ses seins. Il manqua de perdre le rythme de sa musique, car oui, c'était bien lui qui jouait du tambour ce soir. Hypnotisé par son propre rythme, ses yeux suivaient encore sa belle du soir, même si elle ne sera certainement pas seule. Les tambours résonnaient lourdement dans sa tête, l'empêchant tout bonnement de penser. Il reconnut ce moment si euphorique et puissant, ou la transe commençait.

Dans un soupir d'exaltation, il trembla et posa le bâton dont il se servait pour tambouriner. Les danses et prières étaient finies pour un petit moment. Essoufflé par son propre effort, il passa sa main sur son front pour en essuyer la sueur, puis se faufila parmi l'assemblée en folie, de morts ou de vivants. La danseuse était là, avec son sourire éclatant. Devaraj lui attrapa le bras. Leurs corps se collèrent sans gêne ni pudeur. Il passa ses mains dans son dos, remonta jusqu'à sa longue chevelure brune ornée de plumes colorées. Elle lui rit au nez, ses prunelles pétillantes le narguant de près. Ce soir, il suffisait d'un seul regard pour déclarer son amour, ou plutôt son désir commun de ressentir la Vie. Les couples se formaient et se déformaient dans un mélange bestial et instinctif. Certains dansaient encore et quelqu'un avait prit la relève du tambour abandonné par Devaraj. Le chaman tenait toujours le bras de sa belle et cette dernière en profitait d'avoir une main de libre pour attirer d'autres personnes avec eux avant d'entrer dans leur tente. Ils formèrent une chenille de corps colorées et de symbôles bigarrés. Chacun s'adonnant au sexe comme le voulait, avec qui il le voulait, parce-qu'aucun plaisir n'était interdit, parce-qu'ils célébraient la Vie et que c'était avec les enfants nés de ces unions que la race continuait son chemin. Dans un grognement d'excitation, Devaraj commença sa nuit.

Elle s'appelait Satinka, un nom que le chaman n'était pas près d'oublier vu les prouesses dont elle lui avait fait démonstration. Le chaman finit par quitter la réalité, son esprit allant visiter le monde des rêves, là où les Aetheri venaient leur parler. Aura-t-il lui aussi la chance un jour d'avoir la visite d'un dieu ? Il était loin de se douter que son vœu allait se réaliser aussitôt formulé.

Il y eut une brume noire, mais pas oppressante. Il s'y sentait bien, en sécurité. Puis le croassement des corbeaux retentit plusieurs fois autour de lui, sans qu'il n'arrive jamais à distinguer où était l'oiseau. Mais le chaman fut tout de suite persuadé au plus profond de son âme que c'était Lui, l'Aether de la Mort. Il en perdit son souffle et écouta ce qu'on lui disait en buvant chaque phrase, chaque mot. Bientôt, la voix puissante fût remplacée par un silence sinistre et froid. Le corbeau s'envola et la brume se dissipa aussitôt. Le chaman se réveilla en sursaut, le bruissement des ailes noires résonnant encore dans ses oreilles. Choqué, il expira bruyamment et réveilla Satinka qui était lovée contre lui. "Je dois... Je vais partir. Le corbeau, il m'a parlé." réussit-il à expliqué d'une voix hachée pour répondre au regard interrogateur de la jeune femme. Il se leva brusquement, rassembla ses affaires en toute hâte et sortit sans prévenir personne. Le soleil ne s'était pas encore levé sur les corps nus et enlacés. Sans perdre une minute de plus, Devaraj se mit en route pour le Phare Abandonné. Il devait trouver des esprits parasites pour aller éliminer des adeptes de Sympan. C'était une mission à accomplir pour les Aetheri, pour les siens, pour lui.

Celle qui trompe

Le voyage fut plus long que prévu. Les routes principales n'étaient plus sûres et le chaman dû se débrouiller pour passer par les sentiers les moins utilisés et entretenus afin d'éviter tout village, hameau et groupe de voyageurs. Il voulait passer inaperçu et ne pas avoir à provoquer de combat. Son départ avait été si hâtif et précipité que Khaal et Slanguen ne l'avaient pas suivi. Au bout du quatrième jour de marche forcée et repas frugal, Cendres le rejoignit dans la soirée, comme si l'animal avait toujours su où son maître se rendait. L'esprit félin lui offrit une douce compagnie, protectrice et rassurante que le chaman ne refusa pas. Car oui, Devaraj avait peur. Peur d'échouer, peur de ne pas avoir exactement compris ce qu'on lui demandait, peur de ne pas être à la hauteur. Une fois l'excitation retombée, venaient le doute et toutes ses questions. Il ne comprenait pas pourquoi on l'avait choisi lui, alors que les vétérans de sa race étaient bien plus apte à remplir cette mission. Mais d'un autre côté il se sentait incroyablement heureux, fier, exalté. Dans ce brouhaha d'émotions, il ne savait que penser. Le chaman ne s'était jamais beaucoup intéressé aux esprits parasites et ne connaissait que le strict minimum à leur sujet. Comment allait-il pouvoir faire pour les trouver, les convaincre de le suivre ? Tant de pensées qui se bousculaient dans sa tête et l'empêchait clairement de dormir. Dans un râle étouffé, il se blottit contre la fourrure de Cendres et ferma les yeux.

De nombreux jours après, le chaman arrivait enfin au pied du Phare Abandonné, sale et fatigué. Maintenant qu'il connaissait l'entrée pour l'avoir trouvé il y a de cela des années, il grimpa directement toutes les marches jusqu'en haut pour saluer le gardien des lieux. Car oui, le Phare Abandonné avait encore un gardien, même si ce dernier n'était plus qu'un esprit impuissant. Mais aux yeux du chaman, esprits ou vivants étaient sur un même pied d'égalité. Après s'être reposé pendant plusieurs heures, Devaraj commença ses recherches. Il s'installa dans une des pièces libres et poussiéreuses, chassa les toiles d'araignées et visita les lieux. Jours et nuits, le chaman parcourait chaque morceau du phare et de ses alentours, cherchant à communiquer avec tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un esprit. Il fallait qu'il trouve les plus puissants et ambitieux, ceux qui avaient eut une vie dramatique, ceux qui étaient hypnotisés par l'idée de revivre dans un vrai corps, avec une enveloppe charnelle bien à soi et uniquement à soi. Autrement dit, ceux qui ne pouvaient pas se satisfaire que d'une simple fusion et partage. Certains étaient si colériques ou perdus dans leur folie qu'il tentèrent de menacer le chaman, d'autres refusèrent de l'écouter. Il dut redoubler de patience et fini par oublier tout argument religieux pour simplement leur expliquer qu'il leur offrait une nouvelle vie sur un plateau en or. Heureusement pour lui, la plupart acceptaient directement, sautant sur l'occasion rêvée qu'apportait le chaman avec lui.

Après trois jours de recherche, le chaman s'était constitué sa petite troupe de combat dont il n'était pas peu fier. Il y avait Samyr, le sorcier mort dans une de ses propres expériences et souhaitant retourner dans son labo pour l'approvisionner à nouveau en chair fraiche. Ensuite venaient Adam et Eve, deux démons qui fidèles à leur race espéraient pouvoir continuer de mettre le chaos sur terre. Suivait Drazzärd, un ancien haut placé alfar assassiné par sa fille et qui n'avait cessé de ruminer sa vengeance pendant deux siècles disait-il. Devaraj avait aussi rencontré Gilbert, un pauvre humain qui, mécontent de s'être fait trompé par sa femme, brûlait de mettre à mal toute la gente féminine. Mais le plus puissant que le chaman avait trouvé, c'était Gidéon, un ancien ange aux pensées légèrement fanatiques, qui se devait de revenir à la vie pour éliminer toute trace du Mal sur terre.

Gideon était venu de lui même vers le chaman. C'était un personnage aux allures fières et nobles avec un visage aux traits fins et une façon de se mouver très raffinée. Seulement, son langage parfois extrême tranchait beaucoup avec son apparence. Rapidement, il s'imposa lui-même chef de la bande car il fallait bien désigner un des esprits pour fusionner et parler avec le chaman. Adam et Eve apprécièrent très moyennement cette odieuse prise de pouvoir. Bientôt, ce fut l'anarchie. Samyr parlait de disséquer Gilbert vivant dans son laboratoire et  Drazzärd décida de ne parler qu'en alfar car il ne supportait pas la présence d'êtres inférieurs. Priant pour ne pas céder à la colère, le chaman du les menacer de tous les abandonner et leur rappela aussi qu'ils étaient avec lui certes pour tuer des adeptes de Sympan et retrouver un corps, mais aussi pour que ces meurtres se fassent de façon discrète. Le calme retomba, pendant un certain temps. Le chaman se rendit compte qu'il devra passer dans plusieurs endroits pour séparer les esprits de façon efficace et de façon à ce que leurs fortes personnalités et impatience ne mettent pas tout son plan à l'eau.

Celle qui trompe

Le premier village se trouvait non loin sur la côte, avec une centaine d'habitants convertis à Sympan par des têtes charismatiques qui avaient prit le pouvoir. Devaraj prit soin de cacher son corps peinturluré et ses accessoires chamaniques. Il s'habilla en noir de la tête aux pieds et tenta de dissimuler son visage sous une longue capuche. Les gens étaient devenus méfiants et agressifs à la vue d’individus comme lui, qui montraient clairement leurs croyances sur leur corps et dans leurs gestes. Puisqu'il n'avait pas beaucoup d'esprits parasites sous la main, il se devait de les relâcher avec précaution et de viser seulement des personnes importantes aux yeux du camp adverse. Sans meneurs, ce sera la pagaille chez les hérétiques et ils seront fragilisés, projet qui réjouissait énormément le chaman. Cela dit, jouer les espions et agir dans l'ombre n'était pas son genre, il se sentait nerveux et mal à l'aise de faire semblant d'être quelqu'un d'autre, si bien qu'il demanda aux esprits d'aller chercher eux-même leurs victimes. Devaraj savait que vu leurs ambitions, ces derniers trouveront tout seuls les personnes qui leur convenaient le mieux. Il leur ordonna aussi d'observer pendant quelques jours le comportement des victimes pour pouvoir être capable de reproduire pendant un certain temps leurs gestes quotidiens. Pour le premier village, il choisit Adam et Eve car c'étaient les deux qui tenaient le moins bien en place. S'installant dans une grange à l'écart des habitations, le chaman réfléchit encore. Il se doutait que le changement de personnalité sera plus ou moins flagrant et qu'au bout de plusieurs possessions, des rumeurs se créeront et les gens feront le rapprochement entre sa venue et les changement brutaux. Ne trouvant pas de solution certaine, il décida d'agir sur des lieux différents et éloignés les uns des autres pour éviter trop de soupçons.

Adam et Eve revinrent deux jours plus tard. Ils avaient trouvé le couple qui régissait le village et pressèrent le chaman de venir avec eux. La fusion se fit en pleine nuit. Ils s'infiltrèrent dans la maison, puis dans la chambre principale. Un peu stressé, Devaraj tendit le bras vers le premier corps, celui de l'homme et se concentra sur sa propre magie. Il n'avait jamais essayé ce genre de processus et ne savait même pas si cela allait fonctionner. Mais avant qu'il ne puisse se poser plus de questions, un puissant flux magique le traversa, si bien qu'il réussi soudainement à forcer la fusion puis la destruction de l'esprit par Adam. Le cœur battant, il regarda sa propre main d'un air abasourdi et comprit que ce n'était pas sa force à lui mais celle des Aetheri qui l'aidaient dans sa mission. Frissonnant, il recommença une nouvelle fois pour Eve, savourant un peu plus cette sensation si jouissante de pouvoir ainsi tuer des hérétiques. Laissant Adam et Eve découvrir leurs nouveaux corps, le chaman ressortit du bâtiment. Le lendemain, les deux dirigeants vinrent faire un discours public. Dans l'ombre d'un mur; le chaman sourit malsainement. "Mes chers amis, nous avons une grave nouvelle à vous annoncer. J'ai le regret de vous avouer que je me suis trompé sur la voie à suivre. Les Aetheri me sont apparus en rêve cette nuit..." Sans en écouter plus, Devaraj s'en alla le plus vite possible.

Il parcourut ainsi tout le continent dévasté, agissant à chaque fois de nuit et avec le plus de précautions possibles. Gilbert fût laissé dans un gros village plus à l'intérieur des terres. Samyr insista pour se retrouver plus ou moins proche de la Prison et Drazzärd choisi sournoisement le premier groupe de béluas qu'ils croisèrent. Pour le moment, les éliminations étaient un franc succès, hormis le fait qu'on commençait à se méfier franchement de lui. Il faut croire que les rumeurs courent bien plus vite que les hommes. Cela dit le chaman ne s'en découragea pas. Il tenait absolument à remplir sa mission correctement et sans un seul échec. Rapidement, il ne resta plus que Gideon qui semblait rechigner à choisir un village de campagne et voulait pousser le chaman à se rendre dans une plus grosse bourgade. "Il faut viser haut pour éradiquer la menace." disait-il d'un air assuré.

Celle qui trompe

Il fallait viser haut, mais aussi viser bien. Ce fut la première leçon qu'en tira Devaraj lorsqu'il se retrouva entre deux barreaux au fin fond d'une oubliette. Le chaman avait voulu essayer un plus gros poisson, comme le lui avait conseillé Gidéon. Alors il s'était rendu dans une plus grande ville, mais n'en avait jamais dépassé l'entrée, les gardes l'ayant fouillé de la tête aux pieds et ayant compris qu'il n'était pas dans leur camp. Directement jeté aux oubliettes, le chaman finira sûrement décapité dans quelques jours s'il ne s'échappait pas d'ici. Il dut s'avouer heureux de ne pas avoir directement été brûlé vivant, comme cela avait bien failli lui arriver il y a quelques mois à peine.

Ce fut Gidéon qui dû parcourir la ville pour le retrouver. Ils attirèrent le gardien devant la cellule en faisant du bruit et l'esprit fusionna avec l'homme pour le tuer sur le coup et libérer Devaraj. Ce dernier regardait toujours ses mains les yeux remplis de fascination. C'était si facile et pourtant il savait que ce pouvoir ne restera pas bien longtemps en lui s'il échouait, surtout maintenant qu'il était dans un beau pétrin. Il fallait éviter toute la garde, réussir à approcher le dirigeant sans se faire repérer et s'il arrivait à le tuer, il fallait encore réussir à s'enfuir de la cité le plus rapidement possible... bien que mourir après avoir rempli sa mission ne lui faisait pas vraiment peur non plus. Dans tous les cas, ce n'était pas du gâteau. Gidéon abandonna le corps du gardien et le laissa pour mort. Le chaman cacha le cadavre au fin fond de sa propre cellule. Toujours guidé par l'ange, il remonta les marches dans la lueur du petit matin.

Parcourir les rues en restant incognito ne fut pas une partie de plaisir, comme prévu. De toute évidence, l'alerte avait été donné très rapidement, un peu trop même. Le projet de se rapprocher de la villa du chef fût bien vite mis à l'eau. Des cris résonnèrent, puis des pas. "C'est lui, le chaman ! Tuez-le !" Jurant entre ses dents serrées, Devaraj se retrouva rapidement encerclé par des gardes. La fusion avec Gidéon se fit par simple nécessité et action logique, sans préparation si réflexion préalable. C'était si naturel que parfois le chaman avait du mal à faire la différence. Il avait passé trop de temps à rester fusionné, avait à peine conscience du danger que cela pouvait représenter pour lui, alors qu'il était justement en train de tuer des gens avec cette même technique !

Sentant le combat imminent, le chaman décida d'inaugurer la danse. Il dégaina un poignard ramassé sur le corps de son gardien et trancha la gorge du premier garde à portée de main, d'un geste sec et brutal. Puis il le regarda agoniser pendant un court instant, quelques secondes qui durèrent beaucoup plus dans son esprit alors qu'il fixait les yeux révulsés de sa victime et le sang qui coulait à flot de sa gorge béante. Profitant du moment de surprise, le chaman finit de décapiter le garde, lança la tête sur le premier groupe d'attaquants et le corps sur les autres puis tourna les talons en toute hâte. Il bouscula habitants et étalages. La porte, la sortie n'était pas loin, il avait une chance, il devait la saisir. Ce fut Cendres qui libéra le passage, le lion déchiquetant avec la gueule rougie par le sang chaque bras et chaque jambe, comme si la cruauté de son maître avait déteint sur lui. L'esprit félin avait dû fuir lors de la capture du chaman et chercher dans l'ombre une occasion pour le retrouver. Maintenant que c'était fait, la bête était prête à mourir pour garder son protéger sain et sauf. Protégé qui, venant de se prendre une flèche dans le dos tout droit partie des remparts, peinait à ne pas faiblir et s'accrochait comme il pouvait à sa Vie.

Dans un dernier élan de sauvagerie, Devaraj se traîna hors de portée, dans les bois. Là, il s'évanouit directement dans un frisson de douleur et un grognement, brisant brusquement la fusion. Cendres tira son corps pendant plusieurs heures jusqu'à un village encore sous la protection des Aetheri. Là, on lui extirpa la flèche et on le laissa entre la Vie et la Mort pendant plusieurs jours. Il fit des drôles de rêves. Il y avait une sorcière brune surnommée l'Horrible, un manoir étrange, le Chasseur, il était prisonnier, torturé puis... plus rien. Le Noir. Il se réveilla, refit surface, ses visions allèrent se ranger dans un tout petit coin de son esprit. Il les avait oublié, mais elles étaient encore là, bien cachées. Il se rappela de sa fuite, de son échec. Devant la tête dépitée du chaman, Gidéon explosa d'un rire franc et tranché. "Ce n'est pas grave ! Il faut vaincre le Mal par le Mal. Nous trouverons un autre corps plus malsain que celui de ce dirigeant. Laisses-le donc pourrir dans son hérésie." dit-il, ses yeux incroyablement pétillants pour un mort braqués droit sur Devaraj.