Bien du temps s’était écoulé depuis la dernière fois qu’il avait contemplé le mur verdoyant qui bordait les terres de son peuple. Bien trop de temps, durant lequel ses pensées avaient vagabondé à travers les mers pour venir se perdre dans le souvenir du Rocher. Et après ces longues errances hallucinées il devait bien se rendre à l’évidence : rien ne valait le sentiment d’être rentré. Déjà de là où il se trouvait, la brise tourbillonnante lui apportait les parfums de la forêt comme autant de réminiscences, et chaque pas qu’il faisait sur le sentier lui donnait envie de revêtir sa forme féline pour s’élancer à travers les bois, pour retrouver ces sensations magiques qu’il avait presque oubliées. Mais il se devait de rester digne, car déjà pesaient sur lui un millier de regards, comme autant de sentinelles éternelles qui gardaient ces forêts. Abel pouvait les sentir, il pouvait entendre leur chant avant même de les voir, il pouvait ressentir leur présence à travers son âme. Ses frères et ses sœurs, ils étaient là comme autant de présents que la Lune avait offerts à la Terre, comme autant de créatures dont Phoebe avait peuplé le monde et qui aujourd’hui régnaient sur ces contrées. Bien sûr, la Panthère devrait rendre compte à la Déesse, mais pour l’heure, elle allait profiter du trajet pour se mêler à ceux qui lui avaient tant manqué. Pouvaient-ils déjà le reconnaître ? Se souvenaient-ils de son odeur, de sa démarche ? Le nom d’Abel avait-il encore le moindre sens en ces lieux ? Perdu dans ses pensées, il se remémorait les cérémonies, la gloire et les honneurs. Il se rappelait de Mélinda, il se rappelait de Bénel. Il se rappelait de ses maîtres comme de ses fils. Etaient-ils encore là, quelque part ? « Alors, qu’est-ce que ça fait ? » Abel fut rappelé sur son long sentier de forêt par Amarel. Sa voix trahissait la joie qu’elle ressentait à l’idée de retrouver les siennes, à l’idée de retrouver son arbre et de passer quelques jours bien mérités en dehors de cette civilisation oppressante qu’ils n’avaient cessée de côtoyer. La panthère lança à son amie un regard convenu, avant de se tourner vers l’intérieur du Rocher. Le bas de son visage s’obscurcit lentement pour venir se couvrir d’un fin pelage noir, à mesure que ses crocs s’allongeaient. La mâchoire d’Abel changea lentement, de manière maîtrisée, et la transformation s’arrêta net lorsqu’elle eut englobé le haut de son torse. L’eversha ouvrit grand sa gueule et poussa un long rugissement qui retentit à travers les bois. Un sourire fendit le visage d’Amarel alors qu’Abel revenait à sa forme humaine. « Ça fait du bien d’être rentré. »
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Jeu 13 Déc 2018, 23:39
Le prieuré se préparait pour les fêtes. Toutes les salles de Bois-Lune avaient été ornées de guirlandes de fleurs en l’honneur de Phoebe et des lanternes avaient été disposées un peu partout dans les couloirs et les jardins. La coterie n’avait jamais été si étincelante dans la nuit, se parant d’une aura glorieuse et vibrante, à l’image de la foi qui animait les lieux. Tous les chapitres avaient été conviés aux festivités et quelques invités s’amassaient déjà autour des banquets destinés à fournir en ripailles chaque âme venue honorer la déesse de la nature. Samara veillait aux derniers préparatifs en donnant ses dernières recommandations à ses frères et soeurs venus la soutenir dans la réalisation de ce projet. Dans l’embrasement euphorique de l’avènement du discours d’ouverture, même le chanoine Benel ne se défaisait plus de son large sourire. Entouré d’inquisiteurs et de frères supérieurs, il écoutait attentivement les exploits de chacun et riait de bon coeur à toute bonne anecdote mettant à mal les ennemis du prieuré. Dans l’effervescence du chapitre de Samara, Helly rangeait ses affaires. Bien qu’elle avait apporté son soutien à sa soeur, le temps était venu pour elle de terminer ce pourquoi elle était venue.
_ Alors comme ça, tu nous quittes ? demanda Dorlung en recrachant un épais nuage blanchâtre.
Le nain fumait sa pipe dans l’alcôve du chapitre. Appuyé négligemment sur une colonne, il s’avança vers la jeune femme dès lors qu’il comprit qu’il n’aurait pas de réponse.
_ Ce n’est pas un reproche. Samara nous a expliqué … tenta t-il de préciser.
Helly soupira en arrêtant ses gestes. Son regard bleuté fixa vainement le vide à la recherche d’un point sur lequel s’ancrer avant de trouver les prunelles implorantes de son ami et de se résoudre à lui parler.
_ Ma place est à Dhitys. J’aurais voulu rester … mais des choses m’attendent là-bas. Je ne peux rien faire d’ici … Rien qui me permettra d’avancer vers le chemin que Phoebe a dessiné pour moi. Dorlung, tu es mon frère, mon ami, un véritable ami, ma famille, souffla t-elle d’une voix tremblante. J’ai renoncé à bien trop de choses pour me permettre de m’arrêter maintenant. _ Je sais cela. Le nain posa sa main sur son épaule pour la rassurer. Ce n’était pas un reproche. Tu auras toujours ta place ici … Nous sommes une famille et quoi qu'il se passera dans cette cité maudite … _ Maudite?piailla Andren en toussant dans son poing. Oh la, courtes pattes à barbe, tu parles de ma cité, révise ton jugement en ma présence ! plaisanta t-il en s’avançant à son tour dans l’alcôve.
L’eversha au longs cheveux blonds s’était approché sans bruit, tel un rapace à l’image du totem qu’il incarnait si bien.
_ Galéjades et billevesées nez crochus ! riposta le nain. Votre arbre est devenu l’antre des damnés !!! _ Comme il y va, railla Andren en dédramatisant d’un mouvement de la main. Ne l’écoute pas, il dirait n’importe quoi pour te retenir.
Le nain grommela allègrement dans sa barbe, enfouissant sa pipe entre ses lèvres en préférant étouffer toute parole offensante. Au fond de lui il n’en pensait pas moins. Dhitys était devenu le théâtre de bien des rumeurs, qui en avait motivé plus d’un à fuir vers des contrées plus clémentes. Helly s’était contentée de fermer ses paupières face à l’échange de ses frères. L’inquiétude qu’ils ressentaient à l’idée qu’elle rejoigne les rangs des fidèles d’Ava ne pouvait être que fondée. Elle avait vu bien trop de choses pour ne pas prendre en considération les recommandations des ses frères mais il en était ainsi, c’était devenu plus qu’une vocation et leur expliquer toutes les nuances d’un tel choix n’aurait fait qu’alimenter un débat qu’elle savait perdu d’avance. Elle n’avait partagé ses idées qu’avec Andren qui, bien que peu loquace sur le sujet, avait un avis bien tranché sur celui-ci. Dans un large sourire, il se risqua tout de même à étayer son point de vue dans une formulation quelque peu douteuse.
_ Ava peut paraître expéditive mais notre petit faucon sait voler dans les plumes des fabulateurs. Nul doute qu’elle saura s’élever au dessus du mensonge et monter vers des cieux semblables à nos principes. _ Je défends Phoebe et Ava est sa représentante légitime, trancha Helly en se relevant pour faire face au blondinet. _ Il est revenu !!!!
La voix de l’elfe Elenaril étouffa leurs échanges, obligeant chacun à se tourner vers la porte du chapitre.
_ Abel, chanta t-elle, il est là !!!! Hâtez-vous mes frères et ma soeur, insista t-elle en s’éloignant aussi vite qu’elle était apparue. _ L’enfant prodigue est de retour et elle court déjà au-devant de son pelage soyeux. _ Il doit puer le bouc, railla Dorlung en se dirigeant vers la porte. Le connaissant il a dû faire le trajet sans s’arrêter, sans prendre le temps de manger et se reposer …
Charmé par ce commentaire, Andren emboîta le pas du nain avant de se retourner vers Helly. Il vérifia d’un rapide coup d’oeil qu’elle ne lui en voulait pas pour ses précédentes paroles, avant de fixer le sourire discret qui s’était logé sur ses lèvres.
_ Tu es contente n’est ce pas ? insista t-il moqueur. Cela fait longtemps ! Je suis curieux …
Il s’interrompit, s’appuyant du bras sur une colonne.
_ Tu vas lui faire un câlin ?
Helly s’arrêta juste devant lui. D’un geste leste elle frappa l’estomac d’Andren, avant de passer sous son bras dans un large sourire. D’un pas léger, elle atteignit le seuil du chapitre avant de marcher à reculons en le toisant d’un regard espiègle.
_ Qui sait ? Cela fait longtemps et son pelage et si soyeux !!! _ Arrête, ricana Andren. Hey !!! lui lança t-il en la voyant s’enfuir. Tu n’es pas sérieuse … Pourquoi diable tout le monde est-il si pressé ? Moi aussi je peux partir des mois pour avoir des câlins !!!! Attends-moi !!! Maudite créature …
Andren se mua en aigle, dans une nuée de plumes qui se dispersèrent dans le couloir. Il rattrapa Helly sans mal et survola Dorlung et Elenaril, avant de s’engouffrer par une fenêtre. L’aigle monta droit vers le ciel et retomba aux pieds d’Abel sous forme humaine, dans un sourire flirtant aux frontières de l’arrogance et de la fierté.
_ Par Phoebe, tu es vivant !!! Et visiblement … entier ! se moqua t-il en ébouriffant la crinière de son frère. Mais c’est vrai que c’est agréable de te flatter dans le sens du poil, ça donne presque envie de te faire un câlin !!! Ça m’avait manqué !!! _Abel !!! s’époumona l’elfe en accourant vers Abel.
Elenaril l’enlaça tendrement, laissant place à Dorlung qui ouvrait grand ses bras à son tour.
_ Mon frère ! souffla t-il en frappant le flanc de l’eversha. Tu es plus grand que dans mes souvenirs, as-tu grandi ? _ C’est toi qui rapetisse avec l’âge, le nain, se moqua Andren.
Hilare, il se recula en voyant Helly arriver à leur hauteur. Dans un léger sourire le blondinet poussa le nain du pied pour laisser la place à la jeune femme qui s’était plantée devant Abel.
_ Abel, chuchota Helly avant d’afficher un franc sourire.
Lentement l’eversha étendit ses bras et l’enlaça à son tour, non sans une certaine retenue. Elle n’était pas de ceux qui s’épanchent sur des retrouvailles, préférant la discrétion aux manières trop familières. Il y avait toujours eu entre eux un profond respect qui malgré cette longue absence avait toujours du sens à ses yeux. Abel était son frère, son ami et quelque part sa famille, lui conférant une place à part dans son coeur et lui garantissant son indéfectible soutien. Ses lèvres carminées s’étirèrent en sentant la chaleur d’Abel se répandre dans son corps, la forçant à se défaire de son étreinte tout en lui chuchotant à l’oreille
_ Tu m’as cruellement manqué. Ce n’était pas pareil sans toi !
