Le torrent. Voilà ce qui tombait du ciel depuis quelques jours. Philemon avait porté son aide à un fermier dont la rivière avait emporté un pan de la clôture. Et voilà que ses bêtes allaient bonnement paître un peu partout dans les alentours ou se couvrir sous les arbres de la forêt avoisinante. Une assez grosse tâche qui allait lui prendre toute la journée dans des conditions pareilles. Toutefois, cela lui permettrait de faire quelques pièces. Il avait exigé que la petite reste à couvert et ne la suive pas. Il ne voulait surtout pas qu’elle se blesse ou s’épuise davantage. Toutefois, Sarya avait passé la journée sous un arbre à laisser goutte à goutte la pluie s’étaler sur son nez par le bout de sa capuche. D’habitude, elle se trouvait un trou pour se reposer puisqu’elle dormait très peu la nuit ou se mettait le nez dans son énorme bouquin. Avec cette pluie phénoménale, il était impossible de se reposer et gare aux pages de son ouvrage.

Les feuilles de l’arbre claquaient bruyamment sous le déluge. Tous les animaux étaient tapis. Il n'y avait pas âme qui vive. Personne ne se pointait le bout du nez hors de leur logis, sauf un ou deux voyageurs qui bravaient les profonds sillons de boue parcourant le chemin de terre, mais tous gardaient la tête bien baissée et le pas rapide. Les perles glacées éclataient au sol dans les flaques fangeuses pour assaillir leurs mollets. Tandis qu'un nid descendait le ruisseau improvisé par la nature tel un navire bravant la tempête. Les petites mains glacées de la jeune fille étaient serrées contre ses coudes sous sa cape. Transie par l’humidité ambiante, la relha laissait son esprit vagabonder sur la raison de sa vie. Philemon qui travaille pour deux et la petite maladive qui gêne plus qu’autre chose. Elle vivait pour la beauté du monde, mais ne pouvait pas participer à celle-ci. Un frisson la traversa de tout son être et se mit à grelotter de façon insupportable, ses dents claquant vélocement.

« Sarya tu es frigorifiée, pourquoi n’as-tu pas fait un feu. » Elle leva ses grands yeux bleus cobalt sur son compagnon qui avait fait son apparition. Ses cheveux acajou étaient trempés et plaqués sur son front, sa chemise blanche collait nonchalamment à la peau de son torse et son regard qu'il posait sur elle était angoissé. Elle gardait toutefois le silence, en jetant un coup d’œil honteux au tas de bois trempé qui choyait au sol. La petite avait le nécessaire pour partir un feu, mais malgré les techniques que Philemon lui avait enseignés dans l’art de la survie, ses maigres capacités furent veines. Aucune étincelle n’avait brulé un tant soit peu pour allumer les petites brindilles humides, alors que ses petits doigts fins avaient échoué à écorcer les branchages au centre plus sec. Elle s’était résolue à s’emmitoufler dans son chaperon. « Allons te trouver un endroit pour te réchauffer » . Il la prit par les épaules et l’entraina vers la ville. Sarya sentait des vagues dans la mare qui s’était formée dans ses bottines. Elle n’arriva plus à contenir ses frissonnements. La petite sentait le regard pesant d’inquiétude de l’élémental dans son dos.

« Nous nous arrêtons manger ici, tu dois avaler quelque chose » , dit-il de cette voix franche et incontestable. C’était une chose avec Philemon; il parlait peu, mais quand il disait quelque chose, pas question de discuter. Toutefois Sarya s’y risquait tout de même « Philemon, ne t’inquiète pas pour moi… » En levant les yeux, elle vit se balancer l’enseigne indiquant le restaurant. Comme s’il ne l’avait pas entendu, il poussa contre la porte qui lança un petit son de cloche. Les deux s’engouffrèrent dans l’établissement dans un tourbillon de gouttelettes.

L’odeur de boiserie, de nombreuses tables avec des chandelles en leur centre. « Cet endroit me semble hors de prix… j’t’assure que je vais bien… allons trouver une place pour dormir. » Elle tirailla contre le tissu épais de son pantalon, mais il ne prit même pas la peine de lui répondre et pointa la table pas très loin d’un foyer. Une douce chaleur réconfortante s'en échappait. Frémissant de tout son corps, Sarya se laissa charmer par la flamme bienveillante et s’approcha. Elle retira son lourd chaperon détrempé et le laissa tomber sur l’une de quatre chaises. Les mèches de ses bruns cheveux étaient collées à son visage et dans son cou. Elle prit la chaise près l’âtre, mal à l’aise, espérant que ses habits sécheront rapidement.

La relha réalisa, alors, qu’elle n’était jamais allée dans un restaurant auparavant. Un drôle de pressentiment habitait la jeune fille. Cet endroit l’embarrassait. Le problème avec les endroits publics était les personnes qui les fréquentaient. Préférant de loin la solitude, elle se sentait oppresser. Philemon le ressentit. Il jeta un regard à la petite voulant clairement dire : * Nous mangeons, tu te réchauffes, puis nous quittons. *Le serveur, probablement le propriétaire, s’approcha de leur table de son air hautain. Ses cheveux d’un blanc immaculé étaient parfaitement coiffés. Ses vêtements ajustés à la perfection à sa grande silhouette n’avaient pas le moindre faux pli. Un rictus de dégout quand il constata l’étrange duo ruisselant à la table s’afficha sur son visage sérieux. Comme si une personne qui était entrée dans son établissement n’était pas suintante d’eau… Bref, sans rien dire, il nous regarda à tour de rôle. « Un vin chaud pour la demoiselle et moi je vais prendre un verre de bourbon. Nous allons prendre le plat du jour » , dit Philemon sans prendre la peine de consulter la carte. L’homme hocha la tête avant de s’éloigner.

La gamine jeta un œil autour d’elle. La place était étrangement bondée pour une journée aussi mauvaise.