Tandis qu’il marchait sur l’un des sentiers qui menaient au Fjörd, Abel se demandait ce qu’il serait advenu du sommet si l’une des deux attaques avaient été couronnées de succès. Les relations diplomatiques étaient déjà assez complexes comme cela, sans avoir à y ajouter des soupçons de sabotage des négociations de part et d’autre. Il semblait bien qu’au sein des deux races, ce traité avait de sérieux détracteurs. Les ailes noires avaient été mises en fuite, et on avait informé les responsables déchus de l’intervention de certains d’entre eux pour qu’ils puissent régler la question, mais pour le garde bélua, c’était une toute autre affaire. Abel et ses compagnons s’étaient mis sur la trace de ce fameux dignitaire bélua qui avait commandité l’assassinat de leur émissaire, et il n’avait pas eu autant de mal à le trouver que ce qu’il avait pu croire. Ce « baron » n’était en effet pas des plus discret, et il ne cachait pas son hostilité envers les déchus qui étaient, selon ce qu’on lui avait raconté, responsables de la mort de plusieurs membres de sa famille, sans qu’Abel n’ait pu en savoir plus.
La rumeur de l’échec de l’attentat était rapidement parvenue jusqu’à Dhitys, et bien évidemment, lorsqu’Abel fut de retour avec la délégation, leur cible s’était déjà éclipsée, sentant sans doute l’étau se resserrer sur lui. Il avait pris la fuite vers le Fjörd, à ce que disaient certains de ses partisans. Bien que le territoire vampire ne lui inspirait rien de bon, et malgré les souvenirs qu’il avait de ces lieux, Abel avait consenti à se lancer à sa poursuite, laissant Amarel et Saphir tenter d’en savoir plus tandis qu’il suivait la piste de son ennemi. Les agitateurs béluas n’étaient pas nombreux dans le Fjord, et il n’eut aucun mal à entendre bientôt parler d’un complot visant quelqu’un de haut placé dans la hiérarchie bélua. La piste des conspirateurs l’avait menée à un petit village en bordure du Fjörd, mais le baron, s’il avait été présent en ces lieux, était déjà parti depuis bien longtemps lorsqu’Abel parvint à proximité. Recevant plusieurs courriers d’Amarel et Saphir chaque jour, qui lui étaient transmis par la magie qui animait les lettres, le bélua se retrouva bientôt à la poursuite d’un des lieutenants du baron, un sorcier que l’on appelait Elyas et qui, selon les informations transmises par ses amies, saurait où se cachait son maître.

Abel parvint à le retrouver en écoutant les conversations d’un groupe de béluas attablés dans une taverne où il était entré. D’après ce qu’il avait entendu, il avait trouvé refuge dans une ferme un petit peu au Nord de l’endroit où ils étaient, et avait avec lui un petit groupe de conspirateurs qui semblaient préparer quelque chose…
Le bélua attendit la tombée de la nuit pour se diriger vers la ferme, qui semblait gardée par plusieurs hommes. La lueur de leurs torches était visible depuis l’endroit d’où le fils de Phoebe les épiait,  et il put dénombrer au moins sept gardes qui patrouillaient dans la nuit. Le fait qu’ils se donnent autant de mal à protéger cet endroit ne pouvait que donner du crédit aux rumeurs qu’Abel avait entendues… Personne n’aurait pris la peine de garder une ferme, à moins de s’en servir comme repaire pour préparer de sombres projets. Le sorcier devait certainement y être.
Abel hésita un instant à aller prévenir la garde du village, avant de se dire que même s’ils acceptaient de l’accompagner, le renfort des quelques gardes qui devaient être affectés au village ne lui serait pas d’une grande utilité face à une bande de malfaiteurs organisés. Il allait devoir agir seul, et aussi discrètement que possible, s’il voulait parvenir à obtenir quelque chose du sorcier.

Deux gardes étaient appuyés à l’un des murs de la ferme, ne prenant visiblement pas leur tâche très au sérieux puisqu’ils étaient plus occupés à parler entre eux pour tuer le temps qu’à réellement surveiller les environs.
« Tu as entendu pour l’émissaire ? demanda l’un des gardes. Il paraît que les déchus ont bien merdé. Ils se sont fait repérer avant d’avoir pu attaquer, et cette vipère de Zaul s’est fait serrer en essayant de tuer Varen. Je savais qu’on n’aurait pas dû l’envoyer. Si ça avait été mois, je peux t’assurer qu’il aurait eu un poignard au travers de la gorge en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.
_ Ouais, bah en tous cas à cause de lui on est dans un beau pétrin, répondit le deuxième en lançant un bref regard aux environs de la ferme. S’il avait réussi, on aurait pu passer directement à la deuxième étape et on n’aurait pas été obligés de se terrer ici. Le Fjörd… quelle région pourrie.
_ Je te le fais pas dire et, eh ! s’exclama le garde, se redressant soudainement en tendant l’oreille. Tu as entendu ?
_ Entendu quoi ?
_ … non… ça doit être mon imagination, conclut finalement le garde après quelques secondes de réflexion. »
Abel avait bien failli se faire repérer, mais à la nuit tombée, son pelage noir et ses mouvements félins étaient particulièrement difficiles à discerner de la pénombre ambiante… Une ombre glissa dans le noir, s’approchant d’une lucarne d’où elle pourrait observer l’intérieur de la ferme. La pièce était de taille moyenne, et une grande table trônait en son centre. Eclairés par la lueur vacillante d’une bougie qui semblait avoir longtemps brûlé, des parchemins étaient étalés un petit peu partout à sa surface. Certains semblaient représenter une carte avec un emplacement marqué d’une croix rouge, d’autres présentaient une série de chiffres, sans doute la trace de l’argent qui transitait au sein de ce groupuscule d’agitateurs. Penché sur la table, un personnage à l’allure sombre semblait griffonner sur l’un des parchemins. La lueur qui venait du bas donnait à son visage ridé une apparence encore plus sinistre, comme si la vie avait quitté son corps depuis longtemps. Une aura maléfique émanait de ce personnage inquiétant. Abel n’eut pas besoin de beaucoup de réflexion pour deviner qu’il s’agissait d’Elyas.

Un des sbires du sorcier entra dans la pièce.
« Tout va bien dehors ? lui demanda le mage sombre sur un ton détaché.
_ Rien à signaler, la garde se tient tranquille depuis notre visite d’il y a deux jours.
_ Ca nous aura coûté quelques pièces, mais au moins ces pochtrons ne devraient plus se mettre en travers de notre route. Tiens, tu vas apporter ça au baron, ordonna la voix mielleuse du sorcier alors qu’il lui tendait un sac dans lequel il avait glissé une partie des parchemins. Il devrait être en possession du poison à présent. Tu lui diras que c’est ici qu’il faut le répandre s’il souhaite faire un maximum de victimes.
_ Très bien, je pars tout de suite. »
Le sorcier regarda son acolyte se diriger vers la sortie et, une fois qu’il fut sorti, fit quelques pas vers la fenêtre. Abel baissa rapidement la tête, craignant qu’il se soit rendu compte de sa présence, mais après quelques secondes de tension, il entendit les pas du sorcier s’éloigner à nouveau. Le bélua se mit alors à la recherche du sbire, qu’il ne tarda pas à retrouver en se dirigeant vers les étables. Quelques instants plus tard, le sombre héraut réapparut sur le dos d’un cheval filant au galop à travers la nuit, poursuivi par l’ombre imperceptible d’une panthère à plaques.

Le félin n’eut aucun mal à suivre sa cible, se laissant aller à la ralentir grâce à ses facultés de contrôle lorsqu’elle semblait s’éloigner un petit peu, et il arriva quelques heures plus tard à proximité d’un village voisin. Le jour commençait à se lever, et si dans la nuit son apparence animale l’avait aidé à passer inaperçu, plus le soleil grimpait à l’horizon plus sa forme féline menaçait d’attirer l’attention sur lui. Il allait devoir trouver rapidement une autre approche, sans quoi il allait vite être repéré. Alors que le bandit semblait se diriger vers un bâtiment un petit peu à l’éccart des autres, Abel estima qu’ils étaient encore assez loin pour se permettre d’intervenir. Le cheval du brigand s’arrêta net avant de faire demi-tour et de se diriger vers un bosquet situé non loin de là. Le cavalier pesta, tira de toutes ses forces sur les rennes et eut beau insulter sa monture de tous les noms qui lui venaient à l’esprit, rien n’y faisait, et quelques instants plus tard, celle-ci le désarçonna en se cabrant, le projetant au sol. Alors que le bandit se relevait pour châtier sa monture pour ce comportement récalcitrant, il ne vit pas la forme noire qui fondait sur lui et, avant qu’il n’ait vraiment eu le temps de se rendre compte de ce qu’il se passait, la mâchoire puissante du félin se refermait sur lui, mettant fin à ses jours.
Abel, reprenant forme humaine, s’empressa de cacher le corps, récupéra le sac et grimpa sur le dos du cheval qui revint rapidement sur la route qui menait à la bâtisse qui, s’il avait bien saisi la situation, servait de refuge au baron. Un petit peu tendu après avoir attaché le cheval à côté du bâtiment, le bélua fut accueilli par les regards suspicieux de deux grands gaillards qui semblaient garder l’entrée. S’ils ne le mettaient pas particulièrement à l’aise, ils eurent au moins le mérite de lui confirmer qu’il avait vu juste. Rassemblant son courage et tâchant d’adopter une attitude aussi neutre que possible, Abel s’approcha de l’entrée en levant machinalement le sac à l’attention des deux gardes.
« C’est Elyas qui m’envoie, je dois remettre ça au baron. »
Les gardes le dévisagèrent quelques secondes de plus, avant d’échanger un regard pour finalement s’écarter, le laissant pénétrer à l’intérieur.

Le bélua n’eut aucun mal à repérer le baron, qui semblait occupé aux mêmes machinations qu’Elyas quand il l’avait aperçu dans la ferme. Il semblait lui aussi assez âgé, même si la colère qu’il pouvait sentir bouillir en lui témoignait d’un manque flagrant de sagesse. Abel lui tendit les parchemins qu’il tira du sac, les cartes sur lesquelles il reconnut un des points d’eau qui servait à alimenter Dhitys en eau potable. Le baron hocha la tête, son regard s’illuminant avec un air machiavélique.
« Alors c’est l’endroit qu’Elyas conseille pour répandre le poison, très bien, fit-il en attrapant une coupe remplie d’un breuvage rouge odorant pour en boire une grande lampée. C’est parfait. Tu vas lui apporter ceci. »
Le baron sortit une petite fiole de sa poche, contenant un liquide noir assez concentré.
« Fais très attention, c’est très puissant. Une goute suffirait à tuer un bicorne adulte. Le contenu de cette fiole, une fois répandu dans les réserves d’eau de Dhitys, fera comprendre à la Lionne qu’elle ne peut pas se dresser contre nous. Contente-toi de la remettre à Elyas, il saura quoi en faire. »
Le bélua prit la fiole et son geste brusque vint renverser la coupe du baron qui le foudroya du regard. Abel la ramassa en bredouillant.
« Je… pardon, je suis désolé, je vais vous en chercher une autre ! »
« Dépêche-toi, incapable ! »
Le bélua s’exécuta, se dirigeant vers la réserve de boisson des brigands. Puisant dans un des tonneaux, il remplit la coupe et réapparu quelques secondes plus tard pour l’apporter au chef des agitateurs, qui ne remarqua pas qu’elle était légèrement plus sombre que ce qu’elle aurait dû.
« Maintenant part, avant que je décide d’envoyer quelqu’un d’autre à ta place. »
Tandis que le baron reprenait une gorgée de son breuvage, Abel s’exécuta sans discuter, se dirigeant rapidement vers son cheval. La monture s’élança au galop et le fils de Phoebe jeta sur le bord du sentier une fiole vide, alors que les cris de douleur qui émanaient du repaire du baron ne furent bientôt plus qu’une plainte sourde dans le vent.