Abel avait les yeux rivés sur l’entrée de la grotte, prêt à se jeter sur le seigneur démon comme s’il s’attendait à le voir sortir à chaque instant. Sa respiration s’était posée tout doucement, et il s’était affaissé sur ses pattes, prenant une position confortable de laquelle il n’aurait aucun mal à s’élancer si le besoin s’en faisait sentir. Le bélua resta immobile pendant plusieurs longues minutes, ignorant le sang qui tâchait le sol en dessous de sa plaie. Il ne perdait pas de grandes quantités de sang, mais la blessure était néanmoins assez grave pour devenir problématique à moyen terme, ce qui aurait dû alarmer Abel, mais celui-ci était trop concentré sur la situation, évaluant chaque scénario avec minutie, jouant l’affrontement dans sa tête alors qu’il n’avait aucune information ni sur le nombre de démons auxquels ils seraient confrontés, ni sur la configuration de cette caverne. Il n’avait qu’une certitude : son ennemi était là. Il y avait fort à parier que ce « découpeur » ne se souvenait même plus de lui, mais de son côté il avait su enfouir cette haine qu’il éprouvait, cette peine qu’il lui avait causé, et tout cela allait ressortir ce soir.
Si son totem n’avait pas saisi l’importance de la situation, il aurait sans doute continué de lui envoyer des pulsions agressives, le poussant à attaquer de front, mais sa mort aurait alors été aussi stupide que ce plan. Il allait devoir profiter de la présence d’Opalyne. Elle était en train d’absorber l’énergie des arbres et des plantes environnantes pour se régénérer. C’était là une magie impressionnante, qui aurait pu le mettre hors de lui s’il n’avait pas eu besoin de sa partenaire au mieux de sa forme. D’autre part, elle semblait s’arrêter avant d’aspirer assez d’énergie pour empêcher la flore de se régénérer, ce qui ne ressemblait pas au caractère d’un démon mais qui détourna l’attention du bélua de ce pouvoir qu’elle utilisait.

Abel laissa échapper un petit grognement au moment où les mains de la démone touchèrent son pelage près de sa plaie, mais il se rendit vite compte qu’elle cherchait à l’aider, posant une pièce en tissu sur sa blessure. Une démone qui aidait un bélua au beau milieu d’une forêt, l’histoire était insolite, et le fils de Phoebe posa son regard sur elle, une lueur de gratitude apparaissant dans ses yeux une seconde avant qu’il ne parvienne à contrôler ses émotions, redevenant impassible. Cette affection étrange qu’il avait pour cette démone lui jouerait de sales tours, il en était certain.
« Si tu avais fait un petit peu attention… Enfin, oublie ça. »
Le bélua ne pensait pas ce qu’il disait. En vérité, il se sentait coupable d’avoir blessé la démone et de lui avoir causé cette douleur. Il savait bien qu’elle ne se serait probablement pas gênée si elle avait pu lui faire subir la même chose, mais Abel regrettait de ne pas avoir été plus prudent avec elle. Non seulement il l’avait blessée, mais il avait par la même réduit leurs capacités dans une situation qui allait nécessiter qu’ils soient le plus lucides et efficaces possible.

Alors que ses yeux se reportèrent sur la grotte, observant les démons qui patrouillaient devant allumer des torches à mesure que la luminosité diminuait, le bélua fut surpris de sentir le corps d’Opalyne venir se coller à lui, trouvant un repos bien mérité. Lui aussi ne tarda pas à somnoler, dormant d’un œil alors que la nuit progressait lentement. Bientôt il serait temps.
Azazel surgit derrière eux, ce qui acheva de réveiller Abel tandis que la démone s’étirait, avant de lui expliquer son plan. La laisser lui passer les menottes et l’entraîner dans la tanière de ce démon à qui elle aurait tout aussi bien pu le livrer ne l’enchantait guère, mais en y réfléchissant un peu plus, c’était là un excellent plan. L’effet de surprise serait dans leur camp… Le bélua sonda longuement sa partenaire du regard. Faire confiance à un démon ne pouvait pas être une bonne idée, mais il décida de s’y résoudre tant bien que mal, laissant ses doutes de côtés. Les démons étaient avides de puissance, la perspective de l’avoir comme serviteur serait sans doute plus forte que son envie de se jouer de lui…
La nouvelle apparence que prit la démone lui arracha un petit sourire. Le plan était presque trop bien pensé. La pâle lueur de la lune éclairait les alentours alors qu’Abel, sous forme humaine, descendit vers la grotte, menottes aux poignets. Le mouvement fut vite repéré par les sentinelles qui pointèrent instantanément leurs armes sur eux, arrachant à Abel un soubresaut de panique qui ne dura heureusement qu’une fraction de seconde. Opalyne savait ce qu’elle faisait, et le bélua se replia au plus profond de son esprit alors que la démone servait son baratin à ses compères bien trop heureux d’avoir une prise à ramener à leur maître pour soupçonner quoi que ce soit. Les lueurs des torches se reflétant sur les murs, les visages plein de haine des démons qu’ils croisaient. Abel avait l’impression d’être un simple spectateur de cette scène, entendant de manière lointaine les mots que prononçaient Opalyne pour se jouer des derniers gardes qui défendaient la salle où se trouvait le seigneur démon.
« Qui ose pénétrer dans mon repère ? »
Un garde accouru auprès de son maître et lui chuchota quelques mots à l’oreille, ce qui fit apparaître un sourire sadique sur ses lèvres.
« C’est donc toi qui a attaqué le poste de guet et déclenché toute cette agitation dans les bois ? Je suis très déçu. Regarde-toi, tu n’es qu’un misérable humain. Tu tiens à peine debout, pauvre de toi. »
Abel leva la tête, feignant une plus grande faiblesse que celle qui l’accablait.
« S’il vous plait… Abrégez mes souffrances… »
Le seigneur démon éclata de rire, imité par ses sbires et Opalyne qui jouait admirablement bien le jeu, avant de le repousser de la jambe vers son adversaire. Cela avait été imperceptible, mais Abel l’avait senti. Un cliquetis, le léger relâchement des menottes. Elles étaient toujours attachées à ses poignets, mais le bélua savait qu’elles s’ouvriraient à la moindre pression. La démone avait été admirable, à présent c’était son moment, celui où tout allait se jouer. Elle lui avait servi la tête de son ennemi sur un plateau, il n’avait plus qu’à saisir l’opportunité.
« Non… Tu vas souffrir, je vais t’écorcher, je vais trancher chaque partie de ton corps, une par une… »
Le regard d’Abel était vide, comme s’il n’était plus là. Le démon s’approcha de lui en le toisant d’un regard méprisant. Il était à portée. Au fond du cœur du bélua, une force sauvage s’éleva, embrasant ses sens et assombrissant sa peau. Ses yeux brillèrent d’un éclat orangé et ses pupilles s’allongèrent.
« Tu vas voir, c'est ma spécialité. Tu sais comment les autres démons m’appellent ? »
« Oh, ferme-la ! »
La surprise marqua le visage du démon en même temps que deux pattes venaient saisir sa gorge. Un instant plus tard, les griffes d’Abel déchirèrent sa peau, noyant un cri de douleur dans un flot de sang avant de repousser violemment le seigneur démon.
Derrière lui, des sons de combat retentirent et lorsqu’il se retourna, il constata qu’Opalyne avait repris son apparence habituelle, non sans prendre au dépourvu les 3 démons qui se trouvaient dans la pièce avec eux et qui s’étendaient à présent à ses pieds.

Les bras du bélua perdirent progressivement leur couleur sombre et la transformation s’estompa sans avoir eu le temps d’aller plus loin que ses épaules. Mais alors que la souffrance habituelle qu’il ressentait lorsque ses griffes se rétractaient se manifesta comme d’habitude, une autre douleur, plus aigüe encore, semblait lui brûler le poignet. Alors que les traces de la transformation animale s’était complètement résorbées, un papillon était dessiné sur sa peau et brillait d’un éclat violet des plus étranges. Ses yeux se posèrent se posèrent sur Opalyne. Il n’avait pas besoin de demander, il savait pertinemment ce que cela voulait dire. Le pacte venait d'entrer en vigueur.