« Je ne préfère pas.» murmurais-je tout bas. Honteux et gêné, je détournais les yeux pour échapper à l'emprise de Rêve, bien que mon interlocutrice ne marche pas à mes côtés. Elle m'observait, de loin, dans les hauteurs célestes. « Caleb ...» soupira-t-elle, cette douce étoile qui éclairait mes nuits et me guidait à travers les ténèbres de mon monde. « Aies confiance en moi. S'il te plaît.» Force de constater que je ne pouvais décemment rien lui refuser, pauvre patin entre ses mains blanches et habiles, dans un soupire vaincu, je plongeai ma main dans les méandres de mes poches pour dénicher la pierre blanche que j'avais tirer des abîmes bien trop profondes à mon goût un peu plus tôt. Du bout de mes longs doigts pâles et glacés, je caressais la surface étrangement lisse de ma petite trouvaille. « Regarde. Vois au delà de la roche et du matériel. Laisse toi voguer. Tu es en possession de certaines informations. Va plus loin dans la compréhension. Rends toi maître de ton Destin. Accepte la Vérité. N'entends tu pas … ?» Sa dernière phrase resta en suspend et sa voix mourut. Songeur, je ne me mordis les lèvres presque jusqu'au sang, le cœur battant la chamade dans un rythme endiablé. « Toutes les vérités ne sont pas bonnes à entendre.» - « Celle-ci est primordiale pour quelqu'un comme toi, Caleb.» Paupières closes, je pris le temps de réfléchir quelques instants, sans pour autant m'arrêter de marcher. J'étais après tout au beau milieu des Terres d’Émeraude, ces immenses plaines verdoyante noyées par les rayons de Lune. Les obstacles étaient rares, et si je n'étais même pas fichu de prévoir un arbre ou un rocher, j'étais bon pour la reconversion. « Cesse de te dénigrer, Caleb.» Je tâchais d'ignorer Rêve qui s'était de toute évidence glisser dans mes pensées. Terriblement agaçant. Je comprenais à présent ce que je faisais subir aux autres en permanence.  Mal à l'aise, je me mis à penser, tout simplement. Plongé dans le flot de mes souvenirs et de mon malheureux passé, je tâchais de réunir les pièces d'un puzzle que j'avais décidé de ne jamais achevé autrefois.

Pouvais-je continuer à ignorer l'évidence même ? Depuis ma naissance, jamais je n'avais été réellement seul, même lorsque j'errais à la recherche de solitude. Des murmures me suivaient en permanence. Ces voix lointaines avaient d'abord résonné de façon douce à mes oreilles. J'ignorais tout d'elles, de leurs dires jusqu'à leur provenance. Puis leur présence pesa sur ma conscience, et j'étais évertuer à les oublier, à les chasser de ma tête. Malgré tout, oui, je les entendais et elles m'accompagnaient. « Rêve ?» - « Je suis là.» J'aurais juré qu'elle avait ajouté quelque chose, mais mon esprit dégénéré devait délirer. « Quel est le rapport ?» Tel que je l'imaginais dans mon esprit, elle me sourit. « Je ne peux te révéler ce que tu dois comprendre par toi même, ou aidé par les tiens.» - « Je ne connais que peu les membres de mon espèce.» - « Pourquoi ?» Troublé, je songeais à la question, sans parvenir à trouver une réponse satisfaisante. « Je ne me sens pas attaché à eux. J'ai toujours vécu une vie de vagabond. De rejetés. C'est ma nature. Je ne me sens pas à ma place en ce monde. Et la présence d'autres Rehlas ne m'apaise pas.» - « Pourquoi ?» - « Je ne sais pas.» lâchais-je avec amertume dans un chuchotis après quelques longues minutes de réflexion peu fructueuses. « Je n'ai jamais voulu trouver de réponses à ses interrogations.» - « La Nuit porte conseil.» - « Et je dois accepter de faire face au Secret.» - « Tu as compris.» - « C'est que tu es bon professeur.» Elle rit. « Qu'est-ce que tu vois ?» En élève sage et discipliné, je balayais de mon regard ocre les environs à la recherche d'un détail inhabituel.

Et mes yeux furent bien vite attiré par un étrange scintillement. Au loin, je reconnus un petit lac où j'avais l'habitude de me rendre avec Lily-Lune. Mais sa surface brillait d'un éclat de diamant. Curieux et ébahi, je changeais de direction presque inconsciemment pour voir de plus près ce drôle de phénomène si merveilleux. Je ne pouvais que contempler la splendeur de l'eau illuminé par je ne sais quoi. J'approchais, hésitant, des flots, pour finir par plonger ma main. J'avais l'impression d'être entouré par de l'argent liquide et froid, parsemé de poussières brillantes. « Pourquoi ?» - « Pour que vous veniez là. Pour vous attirer. Pour que vous vous rencontriez.» - « Qui donc ?» -  « Toi. Et elle.» Je relevais la tête. Une fine silhouette élancée et féminine pourvue d'une épaisse chevelure claire s'approchait. Une Rehla. Cette constatation me glaça le sang. Devais-je préciser à Rêve que les seuls Rehlas que je n'ai jamais connu étaient mes défunts parents ? C'était stupide. Mais la rencontre avec quelqu'un comme moi me terrifiait. Car elle pouvait avoir des réponses à ces questions, celles que je ne voulais pas poser, celles que je m'évertuais à oublier, celles que je ne pouvais à présent plus chasser. « Rêve. Ne me laisse pas.» - « Jamais. Je suis prête à venir vers toi si tu le désires.» - « J'aurais hâte de voir ça.» Je grinçais presque des dents. C'était impossible. Enfin je le croyais. Rêve aussi semblait hésitante. Devait-elle vraiment faire cela et enfreindre des règles ? En réalité, il n'y en avait pas, mais cela semblait si évident. Et contrairement à moi, elle savait qui était la jeune femme qui s'approchait. Comprendrait-elle son statut ? « J'arrive.» L'étoile cessa de briller dans les cieux. J'écarquillais les yeux. Comment était-ce possible ? Un faisceau lumineux jaillit pour s'effondrer en une pluie de paillettes non loin de moi. C'est ainsi qu'elle m'apparut. Elle était belle et me souriait. Rêve. Les cheveux blancs aux reflets argentés, les yeux d'un gris translucide et la peau blême, elle était tout simplement magnifique. Et tremblante, elle glissa sa main dans la mienne. « Attendons ensemble celle venue éclairer ta lanterne.» Sa voix, si précieuse, était d'autant plus fragile sur terre. J'étais surpris de sa venue. Mais je l'imitais et tournais la tête pour guetter l'étrangère qui s'approchait. J’espérais qu'elle ne me questionne pas sur ma compagne d'un soir. Et qu'elle ne lève pas les yeux dans les cieux, elle verrait peut-être qu'un astre manquait à l'appel.

J'avais l'étrange et inquiétante impression de commettre une grossière et impardonnable erreur. La Bête que je sentais tapis au fin fond de mon être devait très certainement se rire de cette drôle de situation. Elle pressentait mon mal à venir et le chaos obscur de mon existence, tandis qu'une petite voix dans les tréfonds de mon esprit malade et brumeux me sommait de réagir avant qu'il ne soit trop tard. Seulement, il n'y avait qu'une seule et unique chose qui comptait dans mon cœur en cet instant, et c'était la délicate main de Rêve, si pâle et froide, qui serrait la mienne avec une pointe d'appréhension. C'était l'une des plus belles créatures qu'il m'ait jamais été donné de voir. Par certains aspects, elle me rappelait ma douce Lily-Lune. L’Étoile possédait la même beauté fatale et envoûtante, illuminée d'une douce candeur. Elle avait des cheveux démesurément longs et soyeux, et des grands yeux à l'éclat ensorcelant. La peau diaphane sans le moindre défaut, la lueur de l'Astre de la Nuit les sublimait et les peignait d'argent. Mais ses couleurs étaient le blanc et le gris, tandis que mon Orine était faite de rouge et de noir. Rêve tourna la tête vers moi, et elle me sourit. Je ne pus lui rendre. D'un visage étrangement sérieux, je laissais glisser l'ocre de mes yeux sur les traits angéliques de son visage nacré, prudent. Elle était magnifique. Et j'étais en train de sombrer dans un monde que je ne contrôlais pas. La lutte entre deux univers ne faisait que commencer, et je craignais les retombées sur ma pauvre morale déjà bien entamée. Malgré tout je savais que j'avais déjà commis l'irréparable. J'étais, envers et contre tout, un homme méprisable. Mais ce n'était en rien une nouveauté. Après tout, je n'ai jamais été quelqu'un de bien.

Mais il n'était guère l'heure aux tergiversions, et je ne pouvais me permettre de sombrer dans la dépression et la mélancolie. Rêve, si fine et frêle, se mit sur la pointe de ses pieds nus pour s'approcher de mon visage et me glisser à l'oreille : « Chasse le sombre de tes pensées Caleb. Et tâche de te détendre un peu. Personne ne va te dévorer.» Elle fit une brève pause, pensive. « N'oublie pas de ranger tes crocs, car c'est peut-être toi au final qui risque de mordre.» ajouta-t-elle dans un petit rire clair, tentative d'humour pour que j'esquisse un sourire. Elle écarta du bout de ses longs doigts pâles une mèche de mes cheveux sombres qui tombaient sur mes yeux, frôlant au passage mon visage. C'était étrange, car j'avais toujours été d'une grande pudeur, à imposer des distances entre moi et les personnes qui m'entouraient. Même Alice dût attendre quelques années avant que je la laisse me tenir la main. Mais Rêve venait tout juste d'arriver, et elle s'était emparée de moi sans le moindre effort. Peut-être était-ce parce que j'avais l'impression de déjà très bien la connaître. Et comme une seule et unique personne, Rêve et moi tournions la tête pour observer la silhouette que l'on pouvait distinguée sur la ligne d'horizon maquillé de bleu, de clair et de sombre. On distinguait sans peine les lignes féminines et la grâce propre aux demoiselles. Et c'est bel et bien une toute jeune femme aux yeux clairs et aux cheveux pâles. C'était très certainement la première fois que je me retrouvais aussi proche d'un Rehla. J'avais toujours fui mon peuple, depuis le décès de mes parents, et d'une femme que je tâchais d'éliminer de ma mémoire. Ce n'était que des fantômes d'un passé trop lointains, des ombres de ma jeunesse, lorsque je n'étais qu'un gamin d'à peine vingt ans. Et depuis une macabre journée, j'avais éviter les miens. À présent, je frôlais les deux siècles d'existence. C'était une petite révolution dans ma vie.

Rêve et moi offrions un drôle de tableau, que la Rehla ne mit pas plus d'une seconde à démasquer. Un coup d’œil lui suffit à reconnaître la créature céleste, mais loin d'être offusquée par sa présence, elle semblait plutôt ravie et honorée qu'un être de cette importance se rende sur la terre du Yin et du Yang, auprès d'un simple mortel. Mais plus qu'une simple visite de courtoisie, on pouvait pressentir quelque chose de plus fort. C'était main dans la main qu'un fils des cieux et qu'une étoile se tenaient. Pour l'heure, ce n'était pas grand chose. Mais on frôlait l'hérésie face à un tel rapprochement. Mais loin de m'en préoccuper pour l'heure, je me contentais d'observer la Rehla et ses cheveux roses. C'était un joli brin de femme à l'apparence délicate qui dégageait l'étrange mélancolie propre aux nôtres. Me retrouver face à elle n'était pas aussi dramatique que ce que j'avais prévu. En réalité, rien n'avait changé. Ou tout du moins, après l'arrivée de Rêve à mes côtés, un Aether aurait pu m'inviter à boire le thé que j'aurais décliner son invitation si l'étoile devait s'en retourner.

La Rehla s'adressa tout d'abord à Rêve, ce que je ne pouvais que comprendre et appuyer. Il était de rigueur de saluer tout d'abord les créatures de son genre, dont la beauté, la grâce et la puissance éclipseraient n'importe quel souverain. L'étoile sourit, et prononça de sa voix aérienne des plus pures. « Certaines situations méritent une considération toute particulière. J'avais envie d'être présente. Là-haut, on nous rabâche les dangers de la terre. Je veux me considérer comme bon juge de la nature humaine.» Et le silence s'installa.

De toute évidence, c'était à mon tour de prendre la parole, mais je demeurais muet. Je n'avais pas encore bronché, et mon visage demeurait lisse, dénué de la moindre expression ou sensation, comme si pas même l'ombre d'un sentiment ne daignait se peindre sur mes traits. Si ce n'est que je devais aborder mon habituel face mélancolique. J'étais ainsi. L'on m'avait souvent reprocher le flegme qui me caractérisait. Était-ce un crime de ne jamais s'épancher ? J'avais appris depuis bien longtemps à contrôler mes sentiments. Je finis par murmurer de ma voix basse : « Plaisir partagé, Hope Kuhshi.» Qu'elle connaisse mon nom n'avait pas été une surprise, c'était le genre de chose que j’infligeais à mes connaissances. Les dons de ma race combinés à mon talent qui consistait à infiltrer les pensées me rendaient redoutable et particulièrement agaçant, et ainsi, peu d'information de premier ordre m'échappait. « Je crois en un certain ordre des choses.» C'était peu dire. « Je crois au Destin. Ce ne sont guère hasard et erreur qui t'ont guidé jusqu'ici. Ta présence n'est point anodine. Seulement ...» Je soupirais, en passant ma main dans ma tignasse désordonnée. Lorsqu'elle revient à sa place, j'effleurais ma poche, où reposait la pierre dénichée plus tôt. « Je ressens une étrange et pesante présence, qui appuie tellement sur mon esprit que je ne peux qu’espérer me délivrer de l'ignorance pour retrouver une certaine légèreté. Mais est-ce que la Vérité me sera réellement bénéfique ? Je ne suis pas sûr de vouloir réellement savoir, bien que je ne puisse qu'être intrigué.» Nouveau soupire. « Ces voix ne me quittent plus, je ne parviens plus à les occulter.» Je ne précisais pas qu'elles me collaient des maux de tête insupportables.

C'était dur. Je n'arrivais pas à lui parler. Elle devait le voir. C'était d'autant plus gênant. Car j'avais l'impression de ne rien avoir à lui dire. On ne pouvait bouleverser une vie en quelques secondes. Et moi, j'étais du genre entêté.

Je n'étais pas à l'aise, c'était un fait. Mais cela n'avait rien d'étonnant face à la situation exceptionnelle que cette rencontre au clair de Lune représentait. Avec une pointe d'inquiétude dans l'ocre de mes yeux, largement dissimulée par l'air dépressif que je me connaissais, je contemplais Hope et ses réactions. Étais-je fou ? En tout cas je me savais perdu. Quoiqu'il en soit, je n'étais pas sûr de craindre réellement, en cet instant précis du moins, ce que cette femme avait à m'apporter. Je préférais la scruter avec prudence et appréhension. C'était ce qu'elle pensait qui m'intéressait. Sans mal, je lisais dans les tréfonds de ses prunelles claires un éclat de surprise qu'elle ne parvenait à refréner devant l'étrange tableau que moi et Rêve offrions. Qu'une étoile quitte les cieux pour rejoindre un pauvre mortel était déjà un fait qu'on ne pouvait ignorer, et je serais sans aucun doute épier par bon nombres de septiques, d'envieux ou de colériques. Mais Rêve n'avait pas chercher à se voiler sous un masque de mensonges. Et le Lien qui se tissait lentement entre elle et moi n'allait pas plaire, à plus d'un. Hum. J'allais à coup sûr finir écarteler ou pendu, emprisonné loin. Un charmant destin, digne de la misère qui me caractérisait. Loin d'être tendue, Rêve souriait tranquillement. Ses pouvoirs étaient effrayants. Et son corps fragile, elle savait que je le protégerais. Rêve tourna très légèrement la tête pour me contempler brièvement de ses grands yeux argents. Et elle sourit, la sincérité même mêlée à une pureté sans égale. Elle était belle, gentille et sensible. Mieux valait qu'elle évite la terre des loups.

En élève sage et discipliné, j'écoutais les paroles de la Rehla, malgré tout un tantinet pensif. J'avais toujours eu tendance à m'évader et à être dissipé. Et peut-être cherchais-je simplement à fuir. Je n'étais pas à ma place. Je crois que je ne l'ai jamais été. Je serais mort depuis bien des années si Alice ne m'avait pas repêcher le jour où je m'étais envoyer valser sans regret. Quelque chose ne tournait pas rond. La Vérité m'aiderait-elle ? Était-elle cruelle ou douce ? J'entendais tant d'immondices. Autant que mon esprit ne pouvait plus supporter. J'avais beau frôler les deux mètres de haut, mes épaules n'étaient pas plus fortes que celles des deux frêles créatures qui m'entouraient, peut-être même que je n'avais pas la carrure pour survivre à certaines choses. J'aurais dû mourir. Ça aurait été certainement mieux pour tous le monde. Pourtant, j'aimais mon existence, douce et paisible depuis quelques temps. Mais sur les très longues années de ma vie, c'était peu, et j’espérais que l'allégresse perdure. Tu le mérites. C'était ce que me disait le sourire de Rêve.

Dans un soupire, je passais ma main libre dans ma chevelure désordonnée. Je devais bien avouer qu'avoir un peu de calme dans mon esprit était un soulagement. « Et bien. Plus efficace que les remèdes de la boutique du coin.» Tentative dérisoire d'humour et de manifestation de bonne volonté. Je n'étais décidément pas habile pour m'exprimer lorsque j'étais un peu pris au dépourvu. Du bout des doigts, je tapotais la pierre qui reposait fébrilement dans ma poche. Et je la sortit, pour tendre le cailloux blanc à Hope. « Puis-je savoir le réel intérêt qu'il représente ? J'ai faillis terminer au bout d'une corde, à me balancer comme porte bonheur à un mât d'un bâtiment pirate.» - « Ils ne t'ont même pas vu.» reprit doucement ma belle étoile. « Non, mais puisque j'ai littéralement vu ma vie filer, que personne ne me dise le contraire ici.» Je souris. J'essayais du moins. Pourtant, je trouvais cela plutôt drôle. Les présentes avaient un don de voyance poussé. Et même moi j'avais vu que j'avais plutôt intérêt à courir vite pour échapper à une mort certaine. Au moins, c'était une motivation infaillible. « Face à la beauté de l'avenir qu'on me dessine dans l'ignorance, je ne peux que choisir la voie du savoir. Et il serait déraisonnable de chercher à demeurer inconscient.» D'autant plus si cela débarrassait des migraines et des voix. Mais pire, j'étais sincèrement intrigué.

Doucement, je courbais la tête pour contempler la voie lactée. « Alors quelle est la suite des événements? » Je me doutais bien que je n'allais pas rester inlassablement debout à écouter sagement ce que l'on avait à me dire. Cela aurait été bien trop paisible. Mais je craignais qu'une Vérité digne de ce nom se mérité. Quant à ma fierté d'homme, je l'avais aisément mise de côté. Je me fichais pas mal qu'une jolie demoiselle me tende la main et cherche à m'aider. Curieuse, Rêve me traîna, puisqu'elle ne voulait pas me lâcher, jusqu'au bord du lac argenté pour tester la température de l'eau du bout de ses pieds nus. Ce monde avait l'air de lui plaire.

« Caleb ...» souffla doucement Rêve dans un murmure. Mal à l'aise et gênée, la belle étoile enroulait ses longs cheveux argentés autour de ses doigts blêmes. Je ne la voyais pas. Mais je sentais peser sur mon dos le poids de son regard réprobateur. Elle désapprouvait le chemin que je venais d'emprunter. Pourtant, je savais que, d'un certain côté, elle en était heureuse. Car j'étais resté avec elle. Et cela la rendait réellement heureuse. « Je sais ...» répondis-je tout bas, déjà las, et le regard au sol. Je vis son ombre vaciller lentement pour se rapprocher de moi. Et doucement, elle posa sa main sur mon épaule. « Tu aurais dû suivre Hope et prendre le temps d'écouter ce qu'elle pouvait t'apprendre. Tu vas vite regretter ce choix douteux qui ne peut que t'enfoncer davantage dans les abîmes dont je cherche désespérément à t'extirper.» Elle avait raison, évidemment. Malgré tout, pour rien au monde je n'aurais désirer revenir en arrière. Je ne craignais point les conséquences de ce que me dictaient mon cœur et mon âme dévasté. « Elle aurait très bien pu accepter ta présence à mes côtés. Il est déjà rarissime que l'un des tiens descendent sur la terre ferme. Je ne tenais guère à perdre une miette de ta visite. Et si elle me pensait assez faible pour être inattentif à ses dires par le simple fait que tu me tiennes la main, c'est qu'elle me tenait en bien basse estime.» Rêve fit glisser ses doigts dans mes cheveux. « Et je suis descendue pour toi. Toi seul peut me protéger. Je ne me laisserais entre les mains de personne d'autre. Malgré tout, tu as laissé passer ta chance de comprendre. Et je m'en veux.» - « Tu n'as rien à te reprocher Rêve. Tu es littéralement l'étoile de mes nuits et la voix de mes journées. Tu comptes pour moi. D'autres occasions se représenteront.» - « Peut-être pas ...» - « Et bien je vivrais cette vie sans peine. J'ai toujours mené mon existence ainsi. Et je continuerais.» Elle secoua doucement la tête. « Je le refuse. Je me dois de faire quelque chose pour toi.» - « Ne t'en préoccupe pas. Viens.»

Je me levais, un léger sourire aux lèvres, et la main tendue vers Rêve pour qu'elle la saisisse, ce qu'elle fit sans l'ombre d'une hésitation. La demoiselle, accrochée à mon bras, suivit mes pas alors que je la menais au lac à la surface brillante. Elle sourit avant de se détacher de moi pour s'accroupir près du rivage. « Ce monde est merveilleux.» dit-elle avec les yeux brillants. « Je l'ai toujours contemplé de loin sans jamais oser l'approcher. Et aujourd'hui, je l'arpente. Tu as été pour moi d'une aide précieuse.» - « Je n'ai pourtant rien fait.» Elle rit doucement, amusée et pourtant désappointée. « Tu te sous-estime vraiment, Caleb. Tu n'as pas idée du bien que tu repends autour de toi. Tu es quelqu'un de bien.» Cette conversation ne me plaisait guère, et je choisis de détourner puérilement la tête pour scruter l'horizon sombre, muet, en espérant que ma jolie Rêve change simplement de sujet. Mais, entêtée, elle voulut continuer sur sa lancée. « Crois-tu que si tu étais un homme mauvais et sans intérêt, tant de monde t'entourerait ?» - « Même les créatures les plus viles ont un entourage et des amis.» - « Certes. Mais toi tu irradies d'une aura blanche et pure qui attire les gens biens, comme toi. Depuis des années, la petite Alice te suit et se damnerait pour toi. Si elle est un peu brute parfois, elle est pourtant animée d'une adorable compassion et a l'âme d'une enfant. Une Orine t'a piégé car elle voulait t'appartenir, et son esprit demeure libre car tu ne lui imposes rien. Une Ange a décidé de voyager à tes côtés. Et la petite Magicienne que tu as sauvé est tellement attachée à toi qu'elle se considère comme ta petite sœur. Sans compter sur le fait que tu as fait fondre le cœur d'une Reine des plus prestigieuses et puissantes.» - « Et une étoile m'a jugé digne de sa présence charnelle.» Elle sourit. « Tu sais Caleb je ...» Ses joues se tintèrent d'une charmante couleur rose, elle tourna la tête et soupira. « Non rien. Ce n'est pas bien.»

Je la contemplais sans rien dire, scrutant ses traits célestes. Et mon éternelle constatation, froide et cruelle, me sauta aux yeux. Je n'étais décidément pas quelqu'un de bien. Rêve, comme si de rien n'était, se mit à longer le bord du lac et s'assit sur un rocher pour mettre les pieds dans l'eau. La situation devenait compliquée, et je devais absolument y remédier, avant que les choses virent au désastre. Lentement, je courbais la tête pour perdre l'ocre de mes yeux dans l'immensité de l'océan des cieux et ces pointes lumineuses. Ces voix. Toutes ces voix qui me murmuraient des phrases sans sens et torturaient mon âme brumeuse. Elles se faisaient plus fortes, plus insistantes, comme pour me faire regretter de ne pas avoir suivis Hope.

Ces voix me hantaient, et en quelque sorte, m'épouvantaient. Sans répit, jour et nuit, elles résonnaient dans les tréfonds de mon esprit brumeux et anéantissait en quelques paroles mystiques le peu de raison qu'il me restait. Mais en cet instant, je comprenais certaines brides, quelques mots, deux ou trois phrases. Insistantes et presque violentes, elles me sommaient de lever la tête et de scruter l'horizon pour trouver la clef de mon histoire. Et je finis par obtempérer. Je fis deux ou trois pas, comme un animal égaré qui tournerait en rond. Et c'est alors que je la vis. Une grande caravane tirée par six chevaux attelés assez misérablement. Des hommes tout vêtus de noir chevauchaient à côté, et ils ne semblaient guère prompt à la conversation et peu accueillants. Rêve, qui avait du me voir plongé dans le flot de mes pensées, me rejoignit rapidement et glissa sa main dans la mienne avant de suivre mon regard. « Qu'est-ce que c'est ?» s'étonna-t-elle. « Un convoi de prisonniers, je suppose.» - « Pourquoi les transporte-t-on ? » - « Peut-être pour qu'ils soient jugés dans leur Cité respective.» Moi-même je n'étais que très peu convaincue par cette explication qui laissait clairement à désirer. « Mais ...» Rêve écarta une mèche de sa chevelure claire avant de tourner la tête pour me transpercer de ses mires glacées. « Quelque chose ne va pas. Je sais. J'ai l'impression que je dois intervenir, agir. Que ce convoie renferme des gens qui ne devraient pas être enchainés.» - « Qu'est-ce qu'on peut faire ?» - « Retournes dans la Voie Lactée, Rêve.» - « Non.» Je soupirais. Je m'attendais à cette réponse. « Cela pourrait être dangereux.» - « Tant pis.» - « Je ne souhaites pas que tu sois blessée.» - « Cela n'arrivera pas.» - « Je préfère te savoir en sécurité dans les cieux.» - « C'est hors de question.» - « Rêve..» Les lèvres pincées, je scrutais la caravane qui s'éloignait peu à peu. « Je dois faire vite.» - « Alors tu devrais te dépêcher.» Elle sourit.

Rêve devait me porter chance. Par un heureux hasard, le convoie s'était arrêté, très certainement pour passer la nuit. Accroupie derrière un buisson, je contemplais les geôliers qui, assis autour d'un feu, discutaient gaiement en s'empiffrant de viande à moitié cuite. Ils n'avaient pas même prit la peine d'entrouvrir les fenêtres des cellules fermées. « Comment libérer les prisonniers?» me demanda Rêve qui commençait à être inquiète. Je ne répondis pas, me contentant de fermer les yeux pour réciter silencieusement quelques formules sombres en vieux langage. Et l'air se fit plus froid. Le vent balaya les feuilles mortes et souffla le feu qui s'éteignit dans une lente agonie. Les geôliers bondirent, à l'affut du moindre mouvement, épée en main. Mais ce n'était pas la direction de ma cachette qu'ils observaient avec nervosité. Ils regardaient à l'opposé. Là où des formes vaporeuses flottaient. « Qu'as-tu fait ? » - « Invocation de l'esprit des morts.» Un pouvoir assez troublant que j'avais développé un peu par erreur à mon plus grand étonnement. Et seul un geôlier resta près du convoi, le reste se mit à pourchasser les ombres blanches. Et je n'eus qu'à saisir une grosse pierre pour assommer le dernier. La malédiction des Rehlas devenait ainsi parfois très utile. Je passais plus qu'inaperçu, et le pauvre bougre n'avait pas même soupçonné ma présence, avant de s'effondrer au sol dans un sommeil perturbé et légèrement forcé.

En deux temps trois mouvements, je fouillais les sacs et les manteaux abandonnés sur place par les gardiens. Et je finis par dénicher un gros trousseau de clefs que j'essayais une par une dans la porte de la vieille cellule rouillée ambulante. Mais ce que je trouvais dans son sein me laissa interdit. Il n'y avait que deux personnes. Un homme et une femme. Le premier était vieux, avec des cheveux courts et des yeux ternes. Il portait une tunique blanche et ressemblait à un érudit. D'un coup d'œil, je sus qu'il était comme moi. Un Rehla. La femme, quant à elle, était inconsciente. Grande et fine, elle avait l'air fragile, avec sa longue chevelure sombre et sa peau blême. Je fronçais les sourcils, perplexe. « Qui êtes-vous? » murmura le vieil homme de sa voix faible et douce. « Venez.» me contentais-je de répondre en tendant la main.

Une vieille chaumière aux murs délabrées et abandonnée très certainement depuis une éternité me parut l'endroit idéal pour nous abriter le reste de la nuit. Dissimulée à l'orée d'une forêt, loin des regards indiscrets et des épées acérées, c'était un refuge béni pour les fugitifs que nous étions en cet instant. Ce fut une bonne et agréable surprise de constater que l'intérieur de la petite bâtisse n'était pas entièrement en ruine. Bien que poussiéreux, la plupart du mobilier était en bon état et je jetais quelques bûches dans l'antique cheminée pour allumer un feu. Rêve s'approcha de moi de sa démarche aérienne et fluide pour me tendre une grosse théière remplie d'eau. Un large sourire fendit son visage. « Il y avait un puits dans le jardin de derrière. Keb m'a aidé pour le seau.» Je haussais les sourcils, surpris. « Keb ?» répétais-je doucement. « Oui, le Rehla. Il s'agit de son nom. Nous avons un peu fait connaissance tout le deux.» Je ris tout bas. L'étoile avait de grandes facilités sociales. « Merci.» me contentais-je de répondre en suspendant la théière pour faire bouillir l'eau. Et mon bel Astre tourna les talons pour s’asseoir près de l'inconnue inconsciente, allongée dans une autre pièce sur un canapé. « C'est une demoiselle formidable.» souffla une voix fragile et grave. Le vieux Rehla s'approchait lentement, souriant. « Oui mais elle n'appartient pas à ces terres. Nous devons la protéger.» - « Une étoile...» Il prononça ce mot avec une sorte d'extase, levant les yeux au ciel. « Je ne pensais pas avoir l'honneur d'en rencontrer une, un jour. Vous devez être quelqu'un d'exceptionnel pour que quelqu'un comme Rêve décide de descendre.» Mal à l'aise, je me contentais de passer une main dans ma tignasse brune en surveillant l'eau. « Je vous gêne et j'en suis navré. Mais je pressens en vous une force brute à exploiter. J'aimerai vous donner une chance. Celle de savoir.»

Presque incrédule, je ne pus que tourner la tête pour scruter les traits de Keb, qui m'observait, calme et serein. Face au mutisme dans lequel je m'étais plongé, il décida rapidement de se lancer dans quelques explications. « Je suis un Devin des Astres, mon cher Lecteur d'Étoiles, ainsi je suis en possession du Secret. J'aimerai te le faire partager. Je sais qu'aujourd'hui tu as reçu une proposition de la part de l'une des nôtres que tu as refusé. Je sais aussi pourquoi tu t'es détourné de Hope. Elle a usé de la mauvaise méthode avec toi et je ne ferais pas la même erreur. J'estime que tu dois savoir. Ton Destin est grand alors ne le refuse pas.» Je soupirais en retirant l'eau frémissante du feu avant de fouiller dans les tiroirs pour trouver quelques feuilles de thé, à faire infuser. Keb enchaîna : « Accepterai-tu de me suivre au matin si Rêve pouvait nous suivre ? Elle est déjà au courant de ce que je veux t'apprendre.» - « Nous ne pouvons pas abandonner la jeune inconnue, elle est encore inconsciente et fragile.» - « Connais-tu des gens susceptibles de veiller sur elle?» Interdit, je réfléchis quelques instants, songeant autant à ce que cet homme me proposait qu'à la question qu'il venait de me poser. « Elles sont loin, je n'ai aucun moyen de les contacter. Le temps qu'elles arrivent ...» - « Je me charge de cette partie. Contente-toi de me confier leurs noms.» Je n'aimais guère cette histoire mais quelque chose dans le regard de Keb m'incita à le croire, à lui faire confiance. « Yseult Talyane et Myosotis.» Je me gardais bien de mêler Alice à cette histoire. Il hocha la tête. « Elles seront là demain. Pour l'heure, profite de cette soirée.»

J'apportais une tasse fumante de thé à Rêve qui la prit avec un sourire. Keb avait déjà la sienne. « Comment va-t-elle ?» demandais à mon étoile. « Bien mais elle a l'air si vulnérable.» Je pris le temps de contempler un peu cette étrangère dont on ne savait rien et finis par froncer les sourcils, perplexe. « Moi non plus n'ai pas perçut son identité.» me souffla Keb. « Elle me rappelle vaguement quelqu'un.» Et j'en étais troublé. Avec ces longs cheveux sombres, son visage en forme de cœur et son teint de porcelaine, elle avait un petit quelque chose de ma Lily-Lune. « Il faut la faire boire.» trancha Rêve qui était loin des préoccupations qui nous liaient Keb et moi. Elle fila chercher un verre qu'elle remplit de l'eau du seau. « Elle devrait se réveiller à un moment, tout de même.» s'inquiéta l'étoile. « Laisse lui le temps de prendre des forces. Il est l'heure de dormir.» - « Demain sera une longue journée.» renchérit Keb.

Les premières lueurs du jour inondaient de leur clarté et de leur douceur les plaines vertes et frémissantes d'Émeraude. Sans un bruit, je sirotais près de la vieille cheminée, où grésillait un feu tremblant, une tasse de thé fumant à l'arôme fade et amer. C'était bien assez pour me réveiller en cette belle journée qui s'annonçait. Rêve descendit silencieusement les escaliers grinçants pour me rejoindre, un grand sourire sur ses traits célestes. Je lui tendis avec un sourire désolé sa propre tasse qu'elle prit en me remerciant d'un geste de la tête. De toute évidence, elle était ravie de cette première nuit passée sur la terre ferme. Elle avait dormi sur le plus grand lit de l'étage. Keb s'était installé dans une petite chambre du coin d'un couloir. Je m'étais contenté d'un matelas qui traînait dans le salon, non loin du canapé où sommeillait la brune qui n'avait pas bougé depuis la veille. « Vos amies sont arrivées.» murmura Keb en tapotant la fenêtre, puisqu'il était dehors. Quelques secondes s'écoulèrent avant que la porte soit poussée. Yseult et Myosotis entrèrent doucement, l'air encore endormie. Une brève discussion s'en suivit, mais j'étais à moitié absent, l'esprit trop chargé par des pensées brumeuses et confuses. Lentement, je détournai la tête pour dévisager Keb. Son regard croisa le mien. Il semblait comprendre les doutes et le trouble qui m'envahissaient. Pour autant, il haussa les épaules, comme pour me signifier que cette journée serait semblable aux autres. À quelques détails près, tout du moins.

Dans l'esquisse d'un au revoir, Rêve et moi saluons la Magicienne et l'Ange restée à la vieille chaumière pour s'occuper de l'endormie. L'étoile avait un drôle d'effet sur les gens qu'elle croisait. En un instant, celle qui s'était érigée comme ma sœur tout en se prenant pour un chat avait adopté la créature céleste. Il ne fallut guère plus de temps pour qu'Yseult tombe sous les charmes de la Belle, malgré la possessivité qu'elle manifestait à mon égard. J'aimais qu'elle fasse se rejoindre ces femmes si chères à mon cœur mais qui s'entre déchiraient bien trop souvent pour en gagner plus de terrain. « Caleb ?» Keb, souriant, les bras croisés, me contemplait, pensif. « Es-tu prêt ? » - « Il le faut bien.» Je n'allais décemment pas me défiler deux fois d'affilé. Savoir que le Secret allait être levé, que les voix allaient s'apaiser, tout cela avait un côté apaisant et terrifiant. Rêve glissa lentement sa main dans la mienne pour serrer mes doigts. Je sentais peser sur mon visage le regard de ma belle étoile. Elle savait ce que Keb voulait m'apprendre. C'était assez déroutant d'être le plus ignorant d'un trio. Je me consolais dans l'idée que, parmi la bande d'ancêtre que nous étions, moi qui n'avait pas encore deux cents ans devait être le plus jeune, né bien après Keb qui avait traversé quelques ères, et Rêve qui brillait depuis l'aube des temps.

« Je tenais à ce que tu puisses contempler les cieux, pour mieux comprendre ce que j'avais à te dire, Caleb. Tu es ce qu'on appelle un Lecteur d'Étoiles, et plutôt doué d'après ce que l'on peut rapidement constater.» Il sourit en jetant un coup d'œil à Rêve. Il devait avoir bien plus d'expériences que moi. Au fond, peut-être était-il jaloux qu'un Astre m'ait fait un honneur qu'on ne lui avait jamais accordé. « Je pressens en toi le potentiel d'un Devin des Astres, et bien plus encore. Chaque chose en son temps, cependant. Tu as assimilé bon nombre de principes. Je dois te confier la Vérité, lever le voile sur le Secret. Ce ne sera pas forcément très agréable à entendre. Il est pourtant nécessaire que tu sache pour aller de l'avant. Toutes ces voix que tu entends et qui résonnent dans les tréfonds de son esprit, bientôt tu pourras les délier et les définir avec précision.» Je me bornais à être à l'écoute. Je n'avais que ça à faire, si ce n'est contempler les cieux lumineux que la clarté emportait pour dissimuler à mes yeux l'éclat des frères et sœurs de Rêve. « Le jour se lève. Il est temps pour nous de nous rendre sur le continent mystérieux.» Je haussais les sourcils, surpris. « Plait-il ?» - « En toute hâte. J'ai tout prévu, de sorte à ce que notre voyage nous fasse arriver de nuit. Je tiens à te révéler le Secret sous le berceau de la Lune et des étoiles.»

Keb avança jusqu'au pied d'une colline. Bras ouverts, paupières closes, il se mit à siffler, jusqu'à ce que deux chevaux arrivent au grand galop. « Faisons route jusqu'à un port à cheval. Rêve, j'ai pensé que tu préfèrerais chevaucher avec ton ami. Cela doit être tout nouveau.» Elle sourit, heureuse de cette attention. Il y avait une jument blanche et un étalon gris. Rêve, sans surprise, jeta son dévolu sur la monture immaculée, et je soulevai le poids plume pour qu'elle tienne, assise en amazone. Je me glissais derrière elle. Keb était déjà prêt. Ensemble, nous partions loin, pour faire je ne sais quoi. Mais il y avait un côté excitant à tout cela, bien que l'envie de faire demi tour grandisse en moi à chaque foulée.

Au rythme des foulées des cheveux semblait rugir la terre battue. Keb chevauchait un peu en avant et je suivais la cadence sans broncher. Je n'étais guère de ceux qui accordaient leur confiance paupière close. Malgré les paroles du Rehla, je ne parvenais pas à effacer la pointe de méfiance qui perçait mon esprit. La voix qui me susurrait la méfiance me paraissait pourtant bien raciste. De souvenir, je ne m'étais jamais montré aussi dédaigneux à l'égard d'un être et la seule et unique raison qui me poussait à ce comportement était sa peuplade. La mienne en somme. Je devais bien me rendre à l'évidence, je n'avais jamais été proche des miens. Tout du moins, je le fus dans le passé, il y a bien longtemps, dans mon village natal. Ils étaient tous morts. « Caleb, tu es si crispé.» me souffla Rêve d'un air inquiet. Sa douce voix se perdait dans le fracas des sabots. Les yeux rivés sur l'horizon puisque je ne pouvais pas me permettre de ne pas diriger la monture, je me contentais de lui répondre dans un souffle : « Ne t'inquiète pas. Je suis anxieux par nature.» Tiraillé entre ma volonté de savoir et mes vieux démons, je voguais sans cesse entre l'envie de continuer et celle de fuir. Je chassais cette dernière idée, conscient que je ne pouvais continuer à vivre ainsi, sans cesse à courir en espérant que l'on ne me rattrape pas. Keb ne cherchait qu'une chose : me venir en aide. Les Aetheri et les Étoiles étaient fort bien placés pour savoir que j'en avais besoin. Pauvre âme égaré quasi sans attache, il devait devenir urgent de me remettre sur le droit chemin. Je commençais aussi, très certainement, à posséder l'ersatz d'une puissance intéressante aux yeux de mon peuple. Je ne pouvais demeurer tel un électron libre. C'est dans le silence le plus complet que se déroula la suite du voyage. Keb s'employait à guider la marche et je le suivais, pensif, perdu dans ma mémoire et mon esprit tandis que Rêve contemplait les paysages.

Les brises marines virent emmêles mes cheveux et ceux de Rêve. Émerveillée, cette dernière souriait. « Nous voilà près des côtes est du Continent Naturel. Ce n'est qu'un modeste port qui ne mérite pas même ce nom. Mais le tout est coquet et parfait pour nous, qui souhaitons naviguer en toute discrétion.» Keb paraissait très satisfait. Je descendis de cheval avant de tendre les bras pour aider ma belle Étoile, qui se laissa tomber joyeusement. Elle semblait avoir hâte de filer sur les flots. « Où allons-nous? » demandais-je tout bas en contemplant les quelques bâteaux. « Sur le Continent Mystérieux. Du moins je l'espère, car encore faut-il que nous trouvions un navire prêt à nous embarquer gratuitement, à moins que l'un d'entre vous se ballade avec quelques pièces.» Le Rehla me contempla brièvement, moi vagabond qui gardait le même manteau depuis des années, avant de laisser son regard glisser sur Rêve, une étoile qui ne devait avoir aucune notion d'argent. « Mouais. J'espère qu'on aura de la chance.» - « Keb, si je peux me permettre ...» commençais-je en faisant quelques pas, sans lâcher la main de Rêve que je tenais doucement. « Oui ?» - « Je possède un vaisseau.» - « Pardon? » - « C'est vrai? » Je ris tout bas. De toute évidence, la seule pensée que je puisse posséder autre chose que mes vêtements semblaient improbables aux yeux de ceux qui me connaissaient un tant soit peu. « Un petit navire?» s'enquit Keb soudainement très intéressé quoique prudent. D'un petit mouvement de tête, je l'incitais à tourner la tête pour contempler mon bâtiment. « Ah oui. Et bien.»

Le Rêve de la Sirène. Ainsi se nommait mon navire, que j'avais acquis il y a quelques temps déjà un peu par hasard et un peu par chance. C'était un illustre bateau, grand et majestueux. D'après les légendes que j'avais pu lire, un véritable mythe l'entourait, lui et son nom, son histoire. Je n'avais guère eu le temps pour l'heure de me pencher sur la question, mais je comptais me documenter dès que j'aurais un peu de temps. Keb et Rêve visitaient le pont, enthousiastes. Quant à moi, je me bornais à scruter l'horizon et la mer tranquille. « Est-ce que tout va bien, Monsieur ? » me demanda le jeune homme à qui j'avais confié la gérance du navire. « Caleb.» le repris-je. « Oui merci, ne vous faîtes pas de soucis.» - « C'est bon de vous voir. L'équipage se demandait ce que vous deveniez.» - « Vous vous occupez très bien de mon bateau. J'en suis ravi.» - « Merci. Je retourne à la barre.» Et les heures s'écoulèrent, puis les jours, paisibles et sereins. Enfin, les côtes du Continent Mystérieux apparurent à l'horizon.

Keb semblait soudainement nerveux. À peine avait-on foulé les terres du Continent Mystérieux qu'il manifesta une gêne à peine dissimulée. « Bien. » lâcha-t-il après de longs silences. « Il est l'heure de lever le voile sur la Vérité.»

Rêve, dans un geste doux et délicat, glissa sa main dans la mienne. De toute évidence, elle ressentait mon anxiété ainsi que la lourdeur de l'ambiance. Keb me dévisageait, pensif, et je m'évertuais à ne pas lire ses pensées bien qu'il soit complexe d'aller contre sa nature. « Caleb.» commença le Rehla. Bras croisés, regard grave, il était d'un sérieux admirable en cette heure pesante. « Il existe sur le Continent Mystérieux des lieux peu visités, oubliés, délabrés. Là où je t'emmène, peu ont osé s'y aventurer. Pour moi, il s'agit de la meilleure façon de te faire comprendre la Vérité qui, je préfère te le dire, sera dur à assimiler. Es-tu prêt ? » J'acquiesçais. Il n'était véritablement plu le moment de se défiler lâchement. Dans un sourire, Keb tourna les talons. Il fallait se mettre en route à travers les étendues sauvages du Continent Mystérieux. Je pris une grande inspiration, illusion vaine d'un peu de courage, avec de lui emboîter le pas, suivi de peu par une Rêve fébrile. Le chemin était long. Pensif, je me demandais comment Keb pouvait bien connaître la route et finis par croire que nous étions tout bonnement perdu. Dédale infernale, le Rehla tournait à des endroits improbables, au simple détour d'une liane ou d'un caillou. C'était à n'y rien comprendre. Néanmoins, je me gardais bien de protester. Durant le voyage en mer, j'avais pris la résolution de ne plus me comporter comme un adolescent rebelle avec les hommes et femmes de mon peuple. « Il se fait tard.» souffla le vieil homme, épuisé. « Dormons un peu. Cette clairière est parfaite.» L'idée de dormir à la belle étoile au Continent Mystérieux en compagnie d'une étoile ne me plaisait guère. Mais ma belle Rêve tout comme mon professeur du moment semblaient avoir besoin de repos. Je me résignais ainsi à l'avis général.

« Comment trouves-tu les terres, vues d'en bas ? » demandais-je tout bas à Rêve pour ne pas réveiller Keb déjà bien endormi. L'étoile sourit, de toute évidence ravie. « Je ne me suis jamais autant amusée. Je passe des jours merveilleux à tes côtés.» Je répondis à son sourire par le mien, avant de m'allonger sur l'herbe fraîche pour contempler les cieux. Mon sourire se fana. « Il te faut songer à retourner chez toi, Rêve.» Du coin de l'œil, je la vis faire une petite moue. « Je sais. Plus de la moitié de ton peuple doit avoir remarqué mon absence. Mais je n'ai pas envie de retourner briller dans le ciel. Je suis bien, avec toi.» Un léger soupire s'échappa de mes lèvres. La situation devenait épineuse. Rêve, qui dût observer mon expression, se blottit contre moi, triste, à moins qu'elle ne cherche à m'attendrir. « Tu n'es pas à ta place, ici. Mais tu pourrais revenir me voir. Très souvent si tu le veux. Pour autant, n'oublie pas le rôle que tu joue.» murmurais-je en caressant du bout des doigts ses longs cheveux blancs. « Je sais.» répéta-t-elle d'un ton morne. « Mais tu sais, Caleb ...» Elle se redressa, laissant quelques mèches de sa chevelure tomber sur mon visage. Sérieuse, sans sourire, elle me scrutait, hésitante. Je fermais les yeux. Ce n'était pas bien. C'était malsain. « Tu sais très bien qu'elle n'est pas pour toi.» souffla-t-elle en se penchant vers moi. Ses lèvres frôlèrent les miennes, testant ma réaction. Face à mon silence, elle se permit d'en demander plus. Ainsi, je fis l'un de mes plus impardonnables écarts.

Rêve et moi eurent une brève discussion, au beau milieu de la nuit. Je finis par la convaincre de regagner son ciel. Résignée, elle s'éclipsa tandis que j'essayais de gommer dans ma mémoire mon comportement inadmissible et le visage de mon étoile baigné de larmes. Au petit jour, et je m'étais peu reposé, j'étais prêt à partir aux premières lueurs. Keb, étonné, n'osa pas poser de questions, se contentant de demander si Rêve était retournée parmi les siens. « Nous finirons ce voyage entre Rehlas. Cela ne m'étonne guère. C'était voué à être ainsi.» Banales et communes, quelques conversations animèrent le restant de chemin. Au bout de quelques heures, je demandais tout même : « Sommes-nous encore loin ? » - « Non. Nous sommes tous près. J'espère que tu es prêt.» Je hochais la tête, moi même étonné de ressentir une pointe de hâte et d'excitation animé mon cœur. Keb me fit signe de le suivre. Au détour d'un arbre, il décrocha les gros fruits des branches et m'en lança un. Je croquais dedans sans protester malgré les saveurs déroutantes et surprenantes. « Bien. Nous y voilà.» soupira Keb, le nez face à une grosse roche couverte de mousse. Si je n'étais pas habitué à tirer des conclusions hâtives, Keb me fit l'effet d'un fou. J'attendis pourtant patiemment la suite en achevant mon fruit à la pulpe presque dorée, comme mes yeux.

En quelques gestes consciencieux, Keb avisa les lianes qui, pensais-je à tord, recouvraient tout un pan des grosses roches parsemées dans les parages. Avec une étonnante vivacité pour son âge, le Rehla sortit des larges poches de sa toge un poignard à la lame longue qu'il fit glisser sur la végétation en quelques allers retours. Pour autant, il ne voulait pas briser se voile naturel, simplement permettre qu'on se faufile à travers. C'est du moins la conclusion que je tirais lorsque je le vis disparaître. Dans un soupire, je le suivis. Une fois était sûre et certaine, je n'étais pas prêt à poser les yeux sur pareil spectacle. À vrai dire, je ne m'attendais pas à cela. Devant mon air ahuri, Keb sourit, sans aucun doute satisfait de son petit effet. D'un pas lent et mesuré, je me mis à errer dans ce lieu inconnu mais si angélique et merveilleux. Une douce brise soufflait sur une herbe rouge. Les arbres, dont le tronc était d'un blanc immaculé, laissaient leur feuillages frémir au gré du vent. Chacun avait son dégradé de couleurs. C'était magnifique. Du bout des doigts, j'effleurais les feuilles bleutés de ce qui me rappelait un chêne. Au bout milieu de la grande clairière s'étiraient à perte de vu un grand lac. Je m'approchais de sa surface argentée, pensif. « C'est le Lac des Soupirs.» commenta Keb tout bas. « Assis toi Caleb. Il faut qu'on parle.» J'exécutais l'ordre sans poser de question. L'un en face de l'autre, au bord du Lac, il était temps de connaître la Vérité.

« Depuis toujours, la création et l'origine des Rehlas est un mystère que l'on se plaît à garder. Elles ne sont révélés qu'à ceux qui gagnent en puissance et en sagesse au point de mériter savoir. Ce jour est arrivé pour toi. Tu as gagné le droit de connaître une partie de tes racines, de l'histoire des nôtres. La Vérité est simple. Elle s'appelle la Voûte.» conta Keb, les yeux perdus pour les cieux. Mon cœur, dans le creux de ma poitrine, hésitant entre battements lents à l'excès ou frénétique. Anxieux quoique curieux, je buvais ses paroles. « Les Rehlas n'appartiennent pas, aux origines, aux Terres du Ying et du Yang, mais au monde d'en haut. Au ciel. Un jour, des Rehlas de la Voûte voulurent voir le reste de ce monde et ils fendirent les cieux jusqu'aux royaumes terrestres afin de donner, notamment, preuve aux mortels de leur existence. Le dirigeant de la Voûte, nommé le Caelum, n'avait pas eu connaissance de ce geste. Pour punir l'affront, les Rehlas coupables perdirent la mémoire et ils furent jeter sur la terre. C'est ce qu'on nomme la scission. Nous sommes des Thël'ess, Caleb. Là-haut, il y a les Cël'ess.» Plongé dans le mutisme, je ne réagissais pas. Alors Keb continua : « Tout Rehla franchissant la brèche du Lac des Soupirs sera à jamais banni des cieux. Ses souvenirs seront détruits jusqu’au dernier, nul repentir ne sera concédé. Voici ce que dit un décret-loi promulgué au temps de la création de la faille. Oui Caleb, le Lac des Soupirs est le lien entre les deux pans des Rehlas. L'Exode a eu lieu il y a de nombreuses années. Nous sommes les descendants de ce que là-haut, on appelle les « Faux.» Voilà ce que tu entends sans comprendre dans ton esprit, Caleb. Ce sont les Rehlas de la Voûte. Ils te chuchotaient des brides de Vérité. Ceux-là souhaitent renouer le contact.»

Je me relevais d'un bond, ressentant soudainement le besoin irrépressible de me défouler dans quelques pas. Pensif et un brin nerveux, je déambulais les bras croisés comme la pauvre âme égaré que j'étais. « Nous sommes donc des bannis.» lâchais-je, dur. « Nous sommes punis depuis des siècles pour les soi-disant crimes de nos ancêtres.» - « Ces Cël'ess...» - « Ne sont certainement pas si mauvais. Pas tous. Certains veulent rallier les deux peuples.» - « A raison. Nous sommes déchirés entre terre et mer. Avec deux Souverains différents. Sommes-nous ne serait-ce qu'un minima semblable à ces créatures, celles de la Voute? » - « Je conçois que ce soit dur à entendre. Je me dois de te rappeler que ce Secret, tu ne peux le révéler à personne.» - « Oui je sais.» J'étais sec. Mon exquise politesse habituelle s'était envolée. « Peut-être qu'un jour, nous parviendrons à retourner à la Voûte. Je rêve de voir la Cité d'Argent.» souffla Keb, rêveur. Je n'étais pas assez d'humeur bucolique pour me joindre à ses fantasmes. Je continuais à tourner en rond, poing serré.

Et on se demandait pourquoi je n'aimais guère mon peuple. Je voyais plusieurs raisons plausibles.

Quelques heures s'étaientt écoulées. Keb, compréhensif et mû par la volonté de ne pas subir mon courroux, me laissa tout loisir de songer à ces nouvelles. Les Cël'ess. Les Thël'ess. La Voûte. La Cité d'Argent. La faille, la Scission et l'Exode. C'était beaucoup à assimiler en quelques minutes seulement. Presque ahuri de connaître l'histoire des miens, je ne parvenais pas à me reconnaître et remettais en cause jusqu'au fondement de mon existence, tout en me confortant dans l'idée déplorable que j'avais de ma propre personne. Comme promis, les voix s'étaient tut. Elles ne souhaitaient que me faire comprendre la Vérité, l'horrible et tragique Vérité. À présent qu'elle était en ma possession, les murmures me laissaient en paix. « Caleb. » Je bondis presque sur mes pieds et tournais, surpris, la tête vers Keb qui contemplait le Lac, tranquille. Cette voix n'était pas sienne. Elle appartenait à une femme. J'aurais juré qu'elle avait résonné dans ma tête. Pour autant, il ne s'agissait pas de Rêve. Je devenais fou à lier. « Caleb. C'est bien ton nom, n'est-ce pas ?Moi c'est Læhry. Cela fait un bout de temps que je t'observe. Je suis contente que tu m'entendes enfin. Que tu me comprennes. Je voulais tant te parler … » - « Ce n'est pas mon cas.» - « Pardon. Cela doit faire beaucoup à appréhender. Si un jour tu changes d'avis, pense à moi, à mon nom. Un lien s'établira seul et nous pourrons discuter. Songe à tout cela, Caleb. J'aimerai faire ta connaissance. Nous sommes de la même famille. Nous descendons des mêmes ancêtres.» Mal à l'aise, je me bornais à errer sur la rive du Lac des Soupirs. « Une autre fois, peut-être.» - « Retiens mon nom, Caleb. Læhry.»

Keb se rapprocha de moi à tout petit pas. J'étais assis sur une grosse rocher étrangement lisse, en pleine destruction d'un brin d'herbe rouge qui colorait mes longs doigts blêmes. « Est-ce que ça va ?» - « Oui.» - « Que penses-tu de tout cela?» - « Rien.» - « Tes origines te déplaisent-elles ?» - « Non.» - « Te dérange-t-elle ?» - « Non.» - « J'ai l'impression que tu boudes.» Il sourit. Force est de constater, son sourire contamina mes lèvres. « Un peu. Je n'aime pas cette histoire, cette séparation d'un même peuple qui se perd. C'est assez pathétique. Les Cël'ess épient ceux de la Terre et les assomment de murmures jusqu'à les rendre fou. Et d'après vous dire, cette pitoyable mascarade dure depuis des siècles et des siècles. Cela a bien assez durer. Il serait bon de mettre un terme à ses enfantillages.» - « Il faudrait qu'un jour notre Souverain se décide à faire le premier pas en espérant qu'il soit accepté. La suite serait alors à décider.» Je posais doucement ma main à plat sur la surface du Lac des Soupirs. Son eau argentée me fascinait. Elle me semblait aussi comme plus épaisse. C'était une sensation troublante mais pas désagréable. « Est-ce que quelqu'un est déjà retourné à la Cité d'Argent ? Ou simplement sur la Voûte ? » Keb haussa les épaules. « Pas que je sache.» - « Peut-on s'en aller? » - « Le Lac des Soupirs t'importune déjà? » - « Cet endroit est magnifique. Seulement, je dois avouer que je n'ai guère envie de rester ici. J'ai l'impression de sentir les Cël'ess me frôler l'épaule, comme si j'étais trop proche d'eux. Je préfère m'en retourner.» Keb hocha doucement la tête.

« Félicitations, Caleb Suellan. De simple Lecteur d'Étoiles, te voilà à présent un Devin des Astres. J'espère que tu continueras ton ascension. Tu ferais un Oracle Céleste fabuleux. Ou plus encore !» Deux Rehlas avançant côte à côte. Muet, j'écoutais Keb parler sans rien dire, trop accaparé par mes réflexions personnelles sur ce que je venais d'apprendre. D'un geste de la main, Keb me salua. Il avait émis le souhait de rester un peu seul sur le Continent Mystérieux, je n'avais pas contesté son choix. Du haut du pont de mon navire, j'esquissais à mon tour un au revoir. « Alice.» murmurais-je, surpris en me retournant. Ma Sirène était là, assise sur un tonneau. « J'ai eu du mal à te retrouver. Les filles ne savaient pas où tu étais.» Elle bondit sur le bois pour me rejoindre en quelques enjambées dansantes. « Est-ce que tout va bien, Caleb ? Tu me paraît bien pâle.» - « Hum. Disons simplement que j'ai vécu des jours éprouvants et pleins de rebondissements.» - « Est-ce que tu veux en parler ? » - « Non. » Je ne le pouvais pas. « Ton inconnue, la brune, elle s'est réveillée.» - « J'espère bien, je suis partie depuis près de deux semaines. A-t-elle dit des choses intéressantes ? Son nom ?» - « Elle est un peu confuse et encore fragile. Elle nous demande de l'appeler Kaname. Mais son vrai nom c'est ...» Gênée, elle s'arrêta. Mais je lu le nom dans son esprit. « Blanche-Lune?» Un nom peut commun qui me rappelait celui de quelqu'un. « Elle ressemble vraiment beaucoup à Lily. Et c'est une Orine.»

« Rêve. » Je souris en voyant apparaître l'étoile sur terre, sous forme humaine. Malgré la joie immense que j'éprouvais à la revoir, je culpabilisais. J'avais commis une faute irréparable que je ne me pardonnais pas. Lily-Lune, qui semblait avoir oublier le Génie blond, s'était d'autant plus rapprochée de moi ces derniers temps, moi qui ne la méritait pas. Je m'étais laissé envahir par un doute qui n'avait pas lieu d'être, bercé dans des promesses d'un ailleurs à la saveur exotique. J'avais eu tord. « Caleb.» Elle semblait gênée, ce que je mis sur le compte de ce qui s'était passé lors de notre première rencontre les yeux dans les yeux. Cela remontait à des mois, à présent. Peu à peu, je m'habituais à ma nouvelle condition et aux devoirs qu'imposaient le rang de Devin des Astres. Heureusement, ils étaient fort peu nombreux. « Je n'ai pas été honnête avec toi, Caleb. Je suis désolée de ne pas avoir repris contact avec toi depuis la dernière fois. Je sais que tu en as souffert. Il se trouve simplement que j'ai un secret inavouable. Néanmoins, il serait déshonorant de te le cacher plus longtemps.» Je haussais les sourcils, surpris par cette annonce inattendue. « Je te présente ta fille, Caleb.» Peu observateur de ce qu'elle tenait dans ses bras, je n'avais pas aperçut le petit tas de linge blanc. Lorsqu'elle s'approcha de moi, je pus distinguer la frimousse angélique d'un petit être blanc. « C'est une hybride. » Je ne pus répondre. Les lèvres tremblantes, je contemplais la petite, partagé entre des sentiments contradictoires. Elle était magnifique. Mais j'étais un homme mort et si personne ne daignait m'accorder le coup fatal, je m'arrangerai seul. « Je ne lui ai pas donné de nom. Je veux te laisser choisir.» - « Mais qu'est-elle ? Je veux dire, ce genre d'union n'est pas courant.» Rêve sourit délicatement. « En effet. C'est une Luhminary Rehla. Je te conseille d'aller voir dans toutes les Bibliothèques pour te renseigner sur son espèce. Ma chérie risque d'avoir une vie compliquée ...» - « Bien.» - « Choisis son nom. Tu es son père. Je choisirais son second prénom.» - « Mélodie.» J'avais toujours adoré les sonorités et les sous-entendus. « Rose.» Je hochais la tête. « Elle s'appelle Mélodie Rose Rêve Suellan.» Elle rougit, heureuse et surprise que je lui donne aussi le sien. « Je te la confie.» - « Pardon?»

Rêve soupira tout en souriant. « Elle est trop petite, ce n'est qu'une enfant. Je ne peux la garder en haut. Elle doit rester avec toi. Lorsqu'elle grandira, tu la verras développer des pouvoirs. Elle sera capable de prendre plusieurs formes, comme moi. Maintenant au revoir Caleb, je reviendrais te voir. Souvent.» Quelque chose me disait qu'elle avait des ennuis dans les cieux, très certainement à cause de ses écarts. Elle se pencha doucement pour glisser ses doigts dans ma tignasse brune et elle déposa un baiser sur mon front, puis sur la joue de Mélodie. Elle m'abandonna ensuite, seul, avec un bébé dans les bras qui me regardait de ses grands yeux bleus. Crispé mais heureux, je souris. Du bout des doigts, j'effleurais le front de ma fille. Il était orné d'un croissant de lune doré et lumineux. Cette petite était magnifique, avec un teint de porcelaine et des yeux clairs, et un début de chevelure blonde. Malgré tout, quelques peurs m'assaillait. Je ne m'étais jamais réellement occupé d'un enfant. Risa avait grandit à une vitesse folle au contact de Caliel, je n'avais guère eu le temps de m'habituer aux coutumes parentales. Avec Mélodie, cela risquait d'être différent.

« Caleb, tu es fou.» murmura Alice au bord de la rage après que j'ai terminé mes explications. Derrière l'évidence même, je cru déceler une pointe de jalousie. Quitte à faire un écart, elle aurait préféré que ce soit avec elle. « Quel est ton but à la fin ? Voir au bout de combien de temps ta bien-aimée va t'achever ? Combien il lui faut de nouvelles ahurissantes pour tomber dans les pommes ? Tu es presque sûr que Blanche-Lune Symbelmynë est liée à ta Reine. Si c'est vrai, cela lui fera un choc. Et toi, tu ramènes un gosse. Bonjour Lily-Lune, je t'ai trompé, en voilà la preuve. Mon pauvre, je ne peux vraiment plus rien pour toi.» Peu atteint par le poison qui coulait dans les paroles de ma tendre Ondine, je berçais doucement Mélodie qui dormait dans mes bras. « Hum. Félicitations Caleb, elle est adorable.» Loin des préoccupations habituelles, Myosotis ne voyait que la beauté de l'instant. Agenouillée près de moi, elle contemplait ma fille qui dormait. Yseult aussi semblait sous le charme de l'enfant qui irradiait d'une drôle et douce aura blanche. D'un coup d'œil, on savait qu'elle n'appartenait pas totalement à ce monde. Pas exactement.