Les tréfonds sombres et morbides de la Forêt des Murmures abritaient bien des horreurs mais parmi tous les cauchemars brumeux des bois, le plus inquiétant se dissimulait sous un masque de banalité. Un vieil homme à la barbe longue et blanche esquissa un au revoir d'un geste fébrile de la main. Son regard était grave et pensif, il contemplait la femme qui venait de lui rendre visite et repartait après une heure de discussion pour le moins étonnante. Il referma la porte de sa chaumière, l'esprit plein de questions et de doutes. Vanille, quant à elle, s'en allait sans même se retourner. Dans le cadre funeste de la Forêt lugubre, elle était contrastait d'une manière élégante à l'entourage. Deux grandes émeraudes claires illuminaient un visage au teint pâle et aux traits d'ange. Ses cheveux étaient une masse cuivrée et flamboyante qui ondulaient en douces cascades jusqu'au bas de son dos pour se terminer en boucles délicates. Cette couleur chaude et profonde rappelait le cœur embrasé des Volcans dont la lave menaçante rougeoyait de mille feux. Elle portait une robe d'un blanc immaculé qui trahissait l'aisance de son existence. Oscillation déroutante entre le travail fin et la simplicité, la robe débutait par un corsage lacé par un ruban d'un rose acidulé près de la poitrine, et s'achevait dans des voiles qui laissaient de temps à autre apparaître ses longues jambes pâles et fuselés. Le tout était parsemé de petites perles prélevées dans les confins abyssales des mers. Elle portait d'ailleurs, en plus d'un médaillon ovale qui pendait au bout d'une longue chaîne en or, un petit collier de perles nacrées. Aura blanche des êtres célestes, elle avait tout d'un Ange. Ombre blanche parmi le brouillard, qui oserait douter des intentions de cette jolie poupée ? En cette belle journée, un léger détail renforçait son angélisme de sorte à ce que personne ne pourrait qualifier la jeune femme autrement que de princesse en détresse. Dans ses bras, elle tenait un bébé.

Adorable gamin aux grands yeux menthe à l'eau, il avait de fins cheveux argentés et une frimousse à croquer. Calme et doux, le petit se contentait de se blottir contre sa mère. Il ne semblait pas avoir un an. Émerveillé et rêveur, il observait avec une infinie curiosité les paysages alentours, les feuilles qui virevoltaient, les oiseaux noirs qui s'envolaient dans un bruissement d'aile. Ensemble, ils parcoururent la Forêt des Murmures. Du bout des lèvres, Vanille chantait de sa voix claire un air d'autrefois. Quelques longues minutes s'écoulèrent avant qu'Ismaël, dans un glapissement protestataire, manifesta sa volonté d'un peu de liberté. Dans un soupire, la jeune femme se pencha pour laisser l'enfant marcher un peu. Maladroit quoiqu'attendrissant, il avança d'un pas peu assuré mais très déterminé. Il vacilla de nombreuses fois et tomba de temps à autre. Le pantalon de toile crème qu'il portait en pâtit un tantinet, mais ce n'était guère un drame aux yeux de sa mère, qui le contemplait de loin. C'était son fils, celui dont Jun lui avait fait cadeau. Cet enfant mâle tant attendu qu'elle élèverait à sa guise, elle l'avait enfin obtenu. Pour autant, elle ne parvenait pas à ressentir cet amour qu'une mère devait porter à son enfant. Cela ne la gênait pas outre mesure. Elle n'avait pas pour habitude de faire les sentimentales. Elle ne l'avait jamais été. Plus d'un serait choqué d'apprendre qu'elle ne ressentait aucun amour pour son fils. Elle s'en occupait cependant très bien. À sa façon. Dans l'optique de servir ses desseins. Cet enfant était voué à de grandes choses. Il renfermait la puissance de deux Rois. Il serait fabuleux. Ce n'était pas l'amour d'une mère dont il avait besoin. Et heureusement, car par delà les apparences, il n'en recevrait jamais.

Quelques pas de plus. Ismäel avançait rapidement, bien qu'il se retourne régulièrement pour vérifier que sa mère le suivait. Il finit par emprunter un ersatz de chemin de terre pour le grésillement des feuillages. Et il tomba nez à nez avec une rousse armée aux airs nerveux. Il tombe en arrière pour finir assis sur les fesses. Surpris, il pencha doucement la tête sur le côté en observant l'étrangère. « Vous devriez faire attention avec cela, vous risquez de blesser malencontreusement quelqu'un.» souffla la voix mélodieuse de Vanille qui apparut lentement au détour d'un arbre. Un léger sourire ornait ses lèvres acidulées. Elle prit au passage son fils dans ses bras, face au chien un peu trop agité. Muette, la jeune femme prit quelques instants pour contempler la demoiselle inconnue. Il ne lui fallut pas plus d'un coup d'œil pour savoir qu'elle avait à faire à une jeune Sirène. Même loin de la Cité Engloutie, elle était de toute évidence condamnée à côtoyer les Ondins. Celle-ci semblait encore être une novice. Elle ne serait même pas étonnée de constater qu'elle ne savait pas à qui elle avait à faire. « Vous me semblez bien loin de chez vous.» Elle rit tout bas.

Vanille sourit. « Tant de supputations basées sur ma simple présence dans des bois dont la réputation n'est plus à faire. Vous êtes bien présomptueuse, mademoiselle, et vous allez un peu vite en besogne.» souffla-t-elle doucement en croisant ses mains dans le dos. « Cette forêt regorge de secrets, de mystères et de dangers. Ce n'est pas pour autant que des bêtes hautes comme des maisons vont se mettre à déambuler en hurlant à la mort. Son nom est révélateur. Des murmures. Ces périls sont subtiles et sa façon d'agir, fourbe. Méfiez-vous de la pénombre. » Elle eut un léger rire clair en songeant à la suite. « Une mère au foyer … Par tous les Aetheri, mais quelle navrante façon de penser et de juger. Pour une femme, aux premiers abords, vous me paraissez pleine de préjugés. J'ai un fils et toute ma vie tourne autour de lui ? Navrée mais j'ai une vie bien remplie et une activité très prenante. » Jusqu'alors, elle n'avait dit que la stricte vérité. Vint ensuite les mensonges, ceux d'une identité forgée au fil d'une rencontre nouvelle. C'était une charmante petite habitude chez la Sirène, qui aimait s'amuser dans des histoires dont elle avait le secret. Qui oserait mettre en doute la parole d'un Ange tel qu'elle, qui resplendissait d'une aura blanche et lumineuse, et dont les fabulations se voyaient dissimuler par son pouvoir de vérité et sa force magique. « Je reviens tout juste de Drosera. J'avais à faire auprès des Alfars. » La jeune femme s'approcha de son fils, qui jouait gaiement avec des feuilles vertes et des fleurs bleues. « Pour répondre à votre première question, vous n'avez pas la tête des gens du coin. La Forêt du Murmures est aux Elfes Noirs. Ils ont un faciès bien différent du votre, sans compter sur le fait que vous me semblez un brin perdue. J'en conclu donc que vous n'êtes pas de la région, tout simplement. Ne vous inquiétez pas, j'étais dans cette même détresse les premières fois, lorsque j'ai quitté ma ville pour d'autres horizons. Je viens de Dhitys.» précisa-t-elle, sous-entendant qu'elle venait de la Cité Bélua et donc qu'elle faisait partie de ce peuple. « Je suis Tamara Emerald, couturière. Et vous ? Je … » Elle fit une brève pause, souriante. « Je suppose que vous avez des projets à réaliser dans le coin. De toute évidence, vous ne vous dirigez pas à Drosera, ou alors laissez-moi vous dire tout de suite que vous faîtes fausse route.»

Juste un bruissement, un léger mouvement qui fit s'envoler une nuée d'oiseaux sombres. Vanille leva les yeux, pensive. Puis elle se pencha pour prendre son fils dans ses bras. « Nous parlions des vices de la Forêt, je pense qu'ils ne sont pas là. Tendez l'oreille, mademoiselle. Est-ce que vous les entendez, les murmures ? » Elle s'interrompit pour laisser place au silence et à l'écoute. Fugaces et tout bas, des chuchotements et des rires grésillant, accompagnés par la désagréable sensation d'être observé, épié, par quelques créatures peu enviables. « Ils sont de mauvaise augure. Marchons un peu, si vous le voulez bien.» Dans une envolée de voiles blancs, Vanille tourna les talons pour se mettre en marche. Elle jeta un léger coup d'œil à la Sirène. Elle devait être ignorante de la Cité Engloutie, des usages de la Capitale. C'était une bonne chose pour la Reine Ondine, qui aimait s'amuser, et c'était si rare de pouvoir se divertir au détriment d'une Sirène. « Avez-vous besoin d'aide ? Je connais bien les parages.» demanda soudainement la jeune femme. C'était ce que ferait toute personne généreuse face à une étrangère dans un lieu hostile. Le visage serein, un sourire aux lèvres et la voix douce, rien ne laissait à penser que prononcer ces quelques mots la répugnaient. Elle détestait agir de la sorte, de façon si niaise. Mais c'était ainsi que faisait les autres. Les gens biens. On lui avait posé des centaines de fois cette question, si elle avait besoin de quoique ce soit. Tous se laissait aisément berner par le visage d'ange d'une belle femme aux allures de princesse en détresse. Elle en profitait sans vergogne ni le moindre scrupule.

Ismaël, la tête posée sur l'épaule de sa mère, contemplait ce que les deux Sirènes ne pouvaient voir. Ce qu'il y avait derrière. Les bois sombres de la Foret des Murmures, illuminés d'yeux jaunes et blancs qui scrutaient les étrangers. Le petit Mage n'avait pas peur. Tout cela le fascinait. Ces créatures du chaos qui rôdaient en silence, animés de sombres desseins. Plus tard, il aspirerait à les contrôler.