Mes nuits étaient loin d'être paisibles. Ces derniers temps, je ne parvenais à trouver la paix et voyais mon sommeil troublé par une étrange appréhension que je n'arrivais guère à saisir. J'avais l'habitude de ne pas dormir, mais les insomnies répétées pesaient sur mon humeur. Que pouvais-je bien ressentir ? J'avais bien du mal à qualifier ce qui se passait dans les tréfonds de mon cœur malade et dans les coins brumeux de mon esprit souffrant déjà de milles maux. Était-ce une peur sans nom ? J'avais la douteuse impression que cela était bien plus complexe. Quelqu'un ou quelque chose m'appelait à corps et à cri. On me sommait d’obéir et on semblait peu disposer à m'accorder un tant soit peu de répit tant que je n’agirais pas. Dans un soupire, je me relevais doucement, le front dans la paume froide de ma main. Pour ne rien arranger, une migraine assez violente m'assaillait. Un coup d’œil pour les épais rideaux poussiéreux de la fenêtre m'apprit que l'aube, timide, commençait tout juste à pointer le bout de son nez. Déjà las d'une journée qui ne faisait que débuter, j'entrepris de me lever en silence, laissant les draps blancs glisser sur mon torse. Du bout des doigts, je saisis ma chemise qui gisait sur une chaise et l'enfilais rapidement. Et sans un bruit, je pris quelques instants pour contempler les demoiselles endormies.

Sur le petit canapé, ma tendre Alice dormait, recroquevillée. Malgré les sentiments qu'elle me portait et son tempérament de chien, elle acceptait peu à peu que j'aime une autre et nous reprenions peu à peu notre relation d'autrefois. Je ne lui facilitais cependant pas la tâche. Jalouse de toutes les femmes qui m'approchaient, elle avait eu grand mal à supporter les nouvelles venues. Grelottante, Alice frottait inconsciemment ses bras gelés. Sa couverture était tombé. Délicatement, je la recouvris. Dans le plus grand lit de cette miteuse chambre que j'avais loué pour quelques jours, Ren et Yseult somnolaient ensemble. L'Orine était toujours heureuse d'être avec moi. Quant à l'étrange Ange, je ne pouvais la contempler sans un sourire amusé. Elle était jeune, d'une innocence qui faisait plaisir à voir. Malheureusement, elle aussi avait décidé que j'étais son prince charmant. Je comptais sur les années et une future maturité pour lui faire passer cette amourette. « Tu vas bien Caleb ?» me demanda une petite voix claire dans un souffle. Surpris, je tournais vivement la tête. Myosotis s'était réveillée. En baillant, elle frotta ses grands yeux bleus tout en rejetant en arrière son épaisse chevelure chocolat en bataille. « Rendors toi. Je vais sortir un peu.» - « Tu reviendras quand ? Je ne veux pas que tu m'abandonnes.» -  « Ne t'inquiète pas, je serais vite de retour.» La jeune fille ne se fit pas prier pour retourner dans les bras de Morphée. Elle avait dormi à mes côtés. Cela n'avait gêné personne, puisque cette curieuse magicienne se prenait pour un chat et ne s'intéressait guère à moi. C'est en pensant à toutes les femmes de ma vie que je quittais l'auberge d'un pas léger.

Je ne cherchais pas à comprendre, ni à réfléchir. Pas encore. Je laissais mon esprit voguer vers des ailleurs tandis que mes jambes me menaient je ne sais où. Pensif, j'errais sans but ni volonté. Je ne prenais pas même la peine de regarder où je marchais. Je n'avais pas besoin de savoir, et préférais me laisser guider par la douce symphonie qui résonnait dans ma tête et que j'étais, à n'en pas douter, le seul à entendre. Elle m'était agréable. À présent que j'étais sur la voie que l'on avait tracé pour moi, tout était plus paisible. Lorsque je relevais les yeux, mes prunelles ocres glissèrent avec un certain étonnement sur un champ de coquelicots. Le moindre pétale était d'un rouge de sang. Ce paysage m'était familier, et je ne pouvais dorénavant ignorer vers quelle direction j'avançais. Pourquoi devais-je aller au Temple des Esprits ? Quels desseins avait-on pour moi ? Il était évident que je devais m'y rendre. Cependant, j'avais du mal à saisir les raisons qui me poussaient à continuer. Je ne fis pas demi-tour pour autant. Je devais bien avouer que j'avais envie de continuer. Je m'enfonçais sans broncher dans les grottes qui menaient à l'immense fontaine. J'ignorais où tout cela me mènerait. Mais au fond, je n'en avais cure. Je le saurais bien assez tôt.

Voilà un spectacle qui valait le détour. Si mes traits étaient lisses et inexpressifs, mon regard, ébloui, se noyait dans la beauté des reflets célestes des cavités. Tant d'élégance et de grâce. Cette infinie finesse n'avait pour moi nul égal, si ce n'est dans la splendeur de ma douce Lily-Lune qui était la lune de mon existence. J'admirais l'une après les autres les magnifiques constellations qui s'offraient à moi. J'aimais tant les contempler. J'avais passé tant de minutes, d'heures et de jours à m'émerveiller de leur charmes. Aussi cruelles que puissent être les histoires qu'elles me contaient, j'appréciais ce qu'elles me confiaient. Toutes ses vies et ses âmes, en peine ou en joie, elles constituaient mon quotidien, mes tendres démons. Les étoiles étaient mes plus fidèles compagnes. Lentement, un sourire se dessina sur mes lèvres. Qu'il était bon de les entendre rire et chanter. Leur allégresse me mettait un peu de baume au cœur. D'un pas tranquille quoique hésitant, j'avançais lentement en tentant de me frayer un chemin entre lumières scintillantes et ténèbres, l'oreille tendue pour ne pas rater une miette du chant céleste.

Et soudainement, mon sang se glaça. Parmi les éclats, je percevais un son si déplaisant. Il m'était difficile de supporter cette mélodie trop acide à mon goût. Pourquoi cette étoile pleurait-elle ? Qu'avait-elle ? Pouvait faire quoique ce soit pour alléger ces peines ? Sa détresse se perdit dans la cacophonie joyeuse de ses sœurs. « Non !» Je ne voulais pas la perdre. Il fallait que je l'aide.  Mais il m'était difficile de cerner laquelle souffrait. Mon mal de tête aggravait davantage la tâche. Je décidais de m'arrêter quelques instants et je laissais glisser mon dos sur la paroi rocheuse pour m'asseoir par terre un peu. Paupières closes, je pris trois ou quatre grandes inspirations censées me calmer. Je devais me concentrer et la trouver.

Je sentis mon esprit se détacher de mon corps. Il s'envola lentement à travers le temps et l'espace pour doucement voguer parmi les astres de la nuit. J'avais honte de dévoiler mon âme nue aux étoiles, ces petites choses parfaites d'une pureté inégalable. Mais je ne pouvais décemment pas me dissimuler derrière des frasques face à elles. Elle savaient, de toute manière. Et il aurait été déplacé de leur mentir, et surtout, je ne devais pas me préoccuper de ma petite personne. Une étoile avait besoin de moi. Et je lui tendrai la main. Je me promenais évasivement dans chaque constellation, à la recherche de la malheureuse qui n'avait plus le cœur de chanter. Je passais vers le Coquillage sans m'arrêter. A la manière des Sirènes auxquelles elle était liée, toutes chantaient avec plus d'entrain et de vivacité. Le Tambour battait la chamade sur un air endiablé. Le Grimoire se lançait dans un vaste opéra. Doucement, j'effleurais la Plume. Prêt à partir, je ralentis cependant l'allure. A sa pointe scintillait une étoile des plus brillantes. Rêve. Mais contrairement à ses compères, elle ne chantait pas. Muette, elle sanglotait.

Je rouvris subitement les yeux, mal à l'aise. C'était la première que j'étais confronté à pareille situation. Doucement, je courbais la tête pour garder les yeux rivés sur l'étoile qui m'intéressait. Dans ma tête résonnait toujours le brouhaha des astres. Peu à peu, je les évinçais pour ne garder qu'elle. « Rêve.» murmurais-je tout bas. Elle fut surprise d'entendre quelqu'un s'adresser à elle. « Qui es-tu ?» Elle renifla, tentant de cacher sa peine sans grand succès. Les étoiles étaient si émotives … « Je m'appelle Caleb Suellan.» - « Je te connais. Cela fait bien longtemps que je te suis.» - « J'en suis honoré. Mais que vous arrive-t-il ma belle ?» Elle se tut durant de longues minutes. Patient, je ne la brusquais pas. « Le chemin qui mène à la lumière est parfois perdu dans les ténèbres. Je pleurais sur un bien funeste destin. L'un de mes protégés ne connaîtra pas le bonheur qu'il mérite.» - « Vous êtes trop sensible, Rêve. Comme vous l'avez si bien dit, pour atteindre un idéal il faut parfois passer par quelques périodes sombres. Votre protégé saura rebondir et se forger un nouveau bonheur.» - « Je crains qu'il ne soit fragile et que cette déception le détruise. Il a mis tant de temps à s'accepter un tant soit peu. Je le trouve si merveilleux. C'est pour cela que je l'ai pris sous mon aile. Je l'ai suivis, je l'ai aidé, et j'ai éclairé sa route. Il a trouvé l'Amour. Un si bel amour … Mais les engrenages tournent, et elle ne lui était pas destiné. Son âme sœur l'a trouvé et elle finira pas chavirer, abandonnant mon protégé.» Rêve pleura de plus belle. « Serez-vous toujours là pour veiller sur lui ?» - « Jusqu'à la fin des temps. Il m'est très précieux.» - « Alors il saura surmonter les épreuves que l'on mettra sur sa route.»

Le silence revint, lourd et pesant. « C'est si injuste ...» Gêné, je passais rapidement une main dans mes cheveux désordonnés. « Cet homme, sait-il que vous êtes auprès de lui ? Connaît-il tout le soutien que vous lui apportez ?» - « Je suppose qu'il s'en doute. Je me permets de lui chuchoter quelques mots à l'oreille, de temps à autre, pour alléger ses embarras. » - « Alors soyez toujours une amie et une confidente pour lui. S'il doit vivre la tourmente, il sera heureux de vous avoir à ses côtés.» Rêve sourit. « Je le guiderai à travers les âges pour qu'il puisse un jour effleurer du bout des doigts le moindre de ces désirs.» Et ce fut moi qui n'avait plus rien à dire. « Quelque chose ne va pas, Caleb ?» s'inquiéta Rêve. « Non, tout va bien.» Je n'avais guère envie de rajouter à ces tracas. Malgré tout, je n'étais pas un simple d'esprit et je n'avais eu aucun mal à comprendre. Je savais déjà tout cela. Je l'avais vu. La Vérité n'était pas des plus délicieuses. Déchirante, je tâchais simplement de l'oublier. « Es-tu heureux, Caleb ?» - « Oui. » Une réponse simple, mais franche. Je n'avais pas à me plaindre. « Alors je suis enchantée.» - « Et cela ne fait qu'accentuer mon plaisir. Gardez votre protégé à l’œil. Menez le vers d'autres cieux. Et tout se passera au mieux.» Et son sourire redoubla, et elle murmura un délicat petit air, avant de se remettre à chanter.

Et je fus plongé dans l'obscurité. Plus un astre ne brillait. J'étais seul dans le noir. « Non, pas tout seul. » Dans un soupire, je souffla à Rêve : « Que disiez-vous sur les chemins, déjà ?» Elle rit. « N'aies crainte. Je saurais te mener à la sortie. Aies confiance en moi, je vais te guider.» Sans broncher, je me relevais. Je ne doutais pas de l'étoile, elle ne me voulait aucun mal.  Mais à ma plus grande surprise, je titubais pour me retrouver au sol en quelques instants. « Caleb ?» s'inquiéta l'étoile. « Tout va bien. Je crois simplement que notre petite discussion m'a vidé de mon énergie.» - « J'en suis désolée ...» Elle semblait prête à repartir dans une crise de larmes. « Ne le soyez-pas, je ne regrette rien.» Avec plus de précaution, je me relevais lentement. « Suis ma voix.» Peu à peu, elle me semblait plus lointaine. Les mains légèrement en avant pour m'éviter les collisions douloureuses, je me mis en route. Douce et calme, Rêve chantait. Et aveugle, je tâchais d'avancer en la suivant. Mes jambes étaient lourdes et faibles. Mes nombreuses nuits sans dormir se ressentaient d'autant plus, maintenant que je m'étais vidé magiquement. « Vois ma clarté à travers les ténèbres.» Il faisait sombre. Et pourtant, je croyais discerner une petite tâche coloré, telle une fée, qui virevoltait gaiement. « Viens. » J'obéis. Le temps s'écoula. Trop lentement. Mes forces s'épuisaient un peu plus à chaque pas. « Tu manques de lumière céleste.» panique Rêve. « Ne vous inquiétez pas pour moi.» - « Je te ferais sortir.»

Et évidemment, elle ne me mentait pas. Je finis par sortir de ces tunnels et pus contempler l'immense fontaine. Mais je n'étais guère d'humeur à aller plus loin et m'allongea quelques instants par terre, les yeux rivés au ciel, à la recherche d'une étoile bien particulière. « Juste quelques minutes de pause.» Elle rit.