« Qu'est-ce que... ? ». Les effets des substances s'éteignirent d'un seul coup, comme battant la mesure au rythme des interrogations qui s'élevèrent dans les airs. J'ouvris les yeux, assistant à un événement qui ne me semblait pourtant pas si extraordinaire : les esprits présents s'en allaient, suivis des corbeaux qui, eux, n'allaient pas aussi vite, comme souhaitant nous montrer la voie. Était-ce important ? Avait-ce une signification particulière ? J'eus la réponse rapidement lorsque le Chaman qui avait, justement, relevé que mon esprit compagnon n'était en rien présent à mes côtés prit la parole. « Suivons les. ». L'ordre était sans appel, comme si nous devions tous nous laisser guider par les signes que nous envoyaient les Ætheri, probablement. Mon côté scientifique n'aimait en rien ce petit côté instinctif qui semblait guider chaque membre de la tribu. Néanmoins, je devrais m'y habituer, faire confiance à ce que me dictaient mes sens.

Une fois n'était pas coutume, une seule fois sans doute, j'avais décidé d'aider mon fils. Tel était mon objectif, bien entendu, mais... hum... j'aimais le contempler se débattre contre les événements que la vie lui imposaient. Néanmoins, sans moi, il ne pourrait pas atteindre le sommet qu'il envisageait, qu'il désirait. Le monde des esprits était aujourd'hui le mien et malgré la mort qui m'avait emporté aussi silencieusement que mon œuvre avait été façonnée, je continuais de valser, de jouer à ce monde une divine comédie. J'avais des projets et je savais parfaitement que ces derniers se réaliseraient bientôt, dans un avenir proche. Je souris, contemplant du haut du rocher au clair de lune – que j'avais décidé d'emprunter aux Béluas pour la soirée – les esprits qui se réunissaient autour de moi. Quoi qu'il en soit, ces êtres mi-hommes mi-animaux n'avaient aucune idée de ce que nous étions, de notre forme, de nos préoccupations. Nous étions invisibles pour leurs yeux, impalpables pour leurs pensées. Ce monde nous appartenait bien plus à nous les défunts – qui pouvions y circuler librement – qu'à eux, les vivants. La Mort nous révélait les secrets qu'ils ignoraient, les peuples cachés, les secrets infâmes et les mensonges stratégiques. La connaissance à l'état pur, hormis ce qui constituait le quotidien des Maîtres du Temps et des Ætheri. Les premiers m'avaient toujours refusé l'accès à leur temple. Les seconds avaient failli devenir mon endogroupe fut un temps. Mais la divinité ne m'intéressait pas, ce qui m'intéressait était de la défier, de lui donner du fil à retordre, d'être ce marginal qui tissait les fils d'un Destin que ni l'un ni l'autre n'avaient prévu. Un jour, la vie reviendrait hanter mon esprit et même si j'avais conscience que je ne serai plus l'homme que j'avais été jadis, je ferai cela dit tout pour le devenir de nouveau. En attendant, je devais bien l'avouer, j'étais le roi, le roi des esprits et puisque je me considérai comme tel, puisqu'ils répondaient à mon appel, je me devais, comme tout bon monarque, de faire un discours avant que mon fils n'arrive, entouré d'une partie des membres de la tribu Alsea. « La vie, la mort, nous avons connu les deux. Aujourd'hui, certains diraient que nous ne sommes plus que l'ombre de ce que nous avons été, des fantômes qui hantent ce monde sans pourtant n'avoir aucune emprise sur lui. Mais ce n'est pas le cas de tous les esprits. Certains, les parasites, ont un pouvoir, un pouvoir qui, j'en suis sûr, sera exploité par mon Chaman. Peut-être pourrions-nous tous devenir des parasites ? Qui sait ? Cet homme a corrompu le monde jadis, a trompé bien des individus, il pourrait arriver à nous sortir de l'état d'incapacité qui est le notre. Bien sûr, certains d'entre vous souhaitent une mort paisible, pensent même que cette deuxième existence qui nous est donnée est suffisante et grand bien leur fasse. Mais je suis sûr que d'autres souhaitent montrer aux vivants qui changent nos traditions, piétinent ce que nous avons mis trop de temps à établir, ce que signifie la notion de respect. Peut-être que mon Chaman pourra nous donner à tous cette satisfaction. ». Il marqua une pause. « Je suis moi-même un esprit parasite, comme tous les puissants qui un jour périrent. J'ai décidé de me lier à mon Chaman non pas pour écraser son esprit mais parce que je suis sûr que, ensembles, nous pourrons bâtir quelque chose. Les Chamans n'ont jamais eu de souverains par le passé et les vivants ont peur de ce qu'il pourrait advenir. Montrons leur que nous soutenons mon Chaman. Montrons leur que, malgré leur statut de médiateurs entre le monde des morts et des vivants, nous sommes seuls à contrôler leurs pensées. ».

Et c'est ainsi qu'arrivant au rocher au clair de lune, les esprits, tous réunis autour de Lucifer, s'inclinèrent devant moi. C'est ainsi que je devins Roi des Chamans, sous les yeux de mon père, le seul à ne pas me quitter du regard, le seul à rester droit et fier.