- Cet océan qui nous sépare n'est que la raison contenant ma propre folie, celle de te revoir -

« Et de mon seuil je te vois t'éloigner, me faisant un dernier signe avec grâce... ». Le vent perdait ses mots mais Mitsuko ne semblait pas s'en apercevoir, pensive, debout devant le spectacle du soleil couchant, un soleil qui illuminait l'océan. Fermant les yeux un instant, elle n'avait cessé de ressasser de vieux souvenirs durant des jours qui lui semblaient n'être que des minutes. Elle avait perdu la notion du temps et seuls les astres lui indiquaient que celui-ci passait. Ces vieux souvenirs n'étaient autres que les siens mais lorsque l'oubli frappe, les expériences vécues s'apparentent à de vieux objets trop longtemps perdus de vue. La jeune femme ne savait plus que penser de cette situation dérangeante dans laquelle elle s'était embourbée. Elle se souvenait du vœu qu'elle avait osé formuler à cet homme qu'elle avait trop souvent confondu avec un autre. Lorsqu'elle cherchait Jun, c'était ce prince des rêves qui était apparu et lorsqu'elle cherchait Zéleph, c'était encore lui, inlassablement. « En l'honneur des nuits qui ne finissent jamais de nous surprendre... ». Quel idiot. Pourtant, murmurant parfois quelques paroles à l'océan, des paroles qu'il avait lui-même prononcé, le visage de la déesse restait souriant, ses yeux trahissant cependant un tout autre sentiment. Loin était le temps où ils avaient créé Somnium, où ils avaient rêvé d'un futur qui n'existerait sans doute jamais, un futur où ils vivaient loin de toute magie avec leur fille. Mais serait-ce intéressant? Ils n'étaient pas faits pour la vie de famille, constatation si évidente qu'elle se demandait encore comment elle avait pu se marier, comment elle avait pu en arriver là. C'était déconcertant. Pourtant, malgré les tournants de son cœur, elle ne pouvait voir ces deux hommes de la même manière. Ce qui avait été brisé devait être reconstruit mais la méthode ne serait guère identique. L'on n'apprivoise pas le prince des rêves comme l'on apprivoise le prince des voleurs. Elle se rappelait pourtant des paroles du Mârid : « Ce n'est pas fini Mitsuko. Tu peux fuir la justice que tu as corrompu, tu peux fuir tes devoirs, tu peux me fuir... ». Elle soupira, répétant doucement « Tu peux me fuir... ». Ils faisaient de parfaits ennemis. « Nous ne jouons plus dans la même cour. Batifolez et oubliez-moi, encore, c'est votre fort. ». Peut-être devait-elle suivre le conseil du génie, peut-être devait-elle partir avant « qu'il » n'arrive? Seulement, envisager la fuite n'était plus possible. Naram ne savait pas qu'elle avait retrouvé ses souvenirs et cela faisait sa force. Elle avait une longueur d'avance sur lui, sur ce qu'il pensait. Mais où cela les mènerait-il? Faisait-elle double jeu justement parce qu'elle ne pouvait se priver de lui? Elle avait longtemps pensé qu'il restait près d'elle à cause du souvenir de son ancêtre ou d'une erreur qu'il aurait commise. Mais se prenait-il pour son protecteur ou pour... ? Le mot même lui semblait aussi stupide que le comportement qu'ils avaient eu ces derniers temps l'un avec l'autre. Elle voyait mal la jalousie imprégner le cœur de cet homme. Alors pourquoi?  Pourquoi continuait-il d'apparaître, de croiser son chemin? Et pourquoi le retrouvait-elle si souvent, pourquoi songeait-elle à hanter son propre domaine, le domaine des songes? Était-ce le hasard? Était-ce le destin? Devaient-ils accomplir un dernier acte à la pièce qui allait se terminer? La raison le voulait ainsi. Que pourraient-ils être l'un pour l'autre de toute manière, elle, mariée à un homme qui l'avait oublié et batifolait dans les bras de prostitués, et, lui, admiré de bien des femmes mais ne souhaitant guère d'attaches? C'était si risible.

Pourtant, oh oui, pourtant, elle était là, attendant qu' « il » daigne apparaître. Son plan était sans doute emprunt de folie, mais n'était-ce pas cela qui faisait la splendeur de l'existence, se laisser porter par des actes inconsidérés? Attrapant sa robe blanche d'une main, elle évita de justesse que celle-ci se fasse emporter par le vent. La raison semblait lui coller à la peau depuis toujours et, pourtant, elle était attirée par tout ce qui représentait un antonyme à ce mot. Naram avait raison lorsqu'il lui avait dit qu'elle était effrontée. Ne point l'écouter lorsqu'il avait essayé de la convaincre de rester mortelle, chercher à l'éloigner d'elle et, enfin, essayer de le récupérer. Pourtant, elle le soupçonnait des mêmes crimes. Oh oui, son prince des rêves n'avait de perfection que son imperfection. Elle sourit, fixant le soleil s'éteindre progressivement dans l'eau. « Il » allait bientôt arriver. C'était une sorte de certitude qu'elle n'aurait su expliquer, tout comme l'idée qu'elle avait eu de se servir de « lui » pour atteindre le jumeau de Jun. Elle ne le connaissait pas et elle doutait qu' « il » se sente flatté par son choix. Qu'allait-elle « lui » demander au juste? Elle ne savait même pas, son plan tenant en quelques mots. Elle n'avait pas envisagé la suite, elle n'avait pas réfléchi au moyen d'atteindre Naram, à ce qu'elle allait faire. « Il » allait venir et, comme tous les génies en ce monde, elle pensait qu'elle ne pourrait mener à bien son plan qu'en attirant son attention. Si elle se présentait simplement à lui, peut-être la trouverait-il fade? Quoi que, elle estimait qu'elle serait déjà heureuse s'il essayait de lui vendre des vœux, à elle, déesse et, qui plus est, détentrice de la couronne des génies. Elle n'était pas à court de souhaits, loin de là mais ces derniers étaient toujours mauvais, comme celui qu'elle avait prononcé un jour, ces paroles qui emprisonnaient la mémoire du Mârid. Il ne pouvait l'oublier et peut-être était-ce ici sa malédiction?

Lorsqu'elle l'entendit, elle sourit, ne se retournant pas mais demandant d'une voix basse, profitant de l'absence soudaine de vent. « Si je le souhaitais, m'aimeriez-vous? ». « Il » comprendrait ce qu'il voudrait, mais n'était-ce pas ici une entrée en matière digne de ce nom? Elle rit, doucement.