Et je savourai ce spectacle de marionnettes, riant de cette mascarade dont la fin était proche, enfin.

On comparait souvent une stratégie militaire à un jeu d’échec, métaphore galvaudée par ses utilisations récurrentes, j’aimais pourtant moi aussi m’en servir à ma guise, j’étais incapable de voir l’humanité enfuie derrière ces pions éphémères faits de chaires et de sentiments aléatoires, pour moi, il n’y avait que l’utilité que pouvait apporter un homme, rien d’autre, aucune perte, aucune pitié. Pourtant, je ressentais ces frissons envahissants, envers Flonne, la femme d’un des seuls amis que j’avais eu en ce monde maudit, je ne pouvais décemment pas lui faire le moindre mal, elle non plus. Puis il y avait ce Seth que je ne connaissais ni d’Eve, ni d’Adam mais dont l’aura me semblait plus que familière, pourtant il n’était qu’un pion, je devais garder cette idée en mémoire, peu m’importait le reste.

Au final, ils étaient tous mignons à voir, à courir partout, à croire me voir puis finalement non, j’étais partout et nulle part, mais à faire confiance à leurs yeux obscurci par deux trois tours de passe-passe, on y perd le nord ! Mais où étais-je finalement ? Et bien, à l’endroit le plus évident qui était de ce fait le moins logique donc celui où j’étais inévitablement. J’étais au bout de la pièce, depuis le départ, assis contre un mur, les genoux recroquevillés et mes bras qui les enlaçaient. Juste à côté de Mitsuko au bord de l’inconscience. Faire confiance à ce que je disais ? Pure folie, alors que mes yeux disaient ne vouloir l’approcher, mon corps était déjà à ses côtés, admirant la scène, tirant les ficelles et regardant comme bête curieuse, mes petits protagonistes de bois et de chiffons, s’en sortir. Pendant que l’on criait, que l’on cherchait un fragment de pierre ou que l’on se reposait sur des fantômes qui vagabondaient ici et là, j’étais spectateur de ce théâtre. Je détachai un instant mon regard pour le porter vers le pendentif de Mitsuko, la clef de mon passé, je le savais, toutes les réponses y été contenues, à portée de main. Je le pris d’ailleurs en main, effleurant d’un doigt sa surface, je pensai tout bas que si lui arracher serait une pure folie, je finirais bien par découvrir son secret. Je le relâchai pour qu’il repende au cou du vampire de mes nuits, lui murmurant alors : « Et l’on s’étonne que les génies méprisent le monde. Qu’ils rendent fou les hommes par leur malice… Mais il y a de quoi le mépriser, ce manège est d’un ridicule et l’on y danse tous en rond ! Regarde, ma reine, comme ils sont ridicules. Les anges comme les démons, méprisables et pitoyables. Et dire qu’ils pensent détenir le secret d’une bonne illusion, faire apparaitre des pylônes alors qu’il suffisait de ne pas le perdre de vu. Comme si la magie faisait tout, faire démonstration de sa toute-puissance sans un grain de cervelle. Ils me font rire après tout, doucement rire. Il est juste dommage que les vies en soient fauchées. » Et même si Mitsuko ne m’entendait sûrement pas, trop affaiblie, je parlais sans la regarder, le regard droit vers le pylône.

« Ce monde m’ennuie. » finis-je par lui dire avant de me relever, mon visage exprimant une indifférence totale envers la scène. Je marchai, droit et fier, déambulant comme si j’étais le centre du monde alors que je savais que personne n’avait remarqué l’authenticité de ma personne. J’avais comme la sensation que tout ceci, cette pièce, cet instant, me vint au ralenti. D’un bref coup d’œil, je voyais Seth au courage des plus imprévisibles fauves, se jeter dans la gueule du loup ; je voyais mes alliés du jour, tomber comme des insectes, se faire prendre pour cible ou simplement courir vainement vers le pylône, tête baissée, sans prendre garde aux crimes des anges. Tous déchus. Mais leurs ailes, toutes blanches. Au final, tous ces termes, toutes ces valeurs, ça ne voulait plus rien dire. Il était idiot de croire qu’on pouvait classer une race dans un rang distinct d’un autre, on se ressemblait tous, on avait des intérêts et on tuait pour ceux-là. Sans se soucier de vivre en société. Quelle bêtise. Mais je marchai, jusqu’à ce qu’Oblimo me repère. S’approchant de moi, il me fixait et j’en fis de même, lisant dans son âme ses plus grandes peurs, j’implantai doucement l’inconscient de son esprit malade. Ce n’était pas facile de relaver un cerveau déjà conditionné par la folie de Delix mais j’avais tout mon temps alors que chaque seconde me venait comme une éternité.

La pièce me semblait être victime d’un trouble étrange, les bords étaient confondus dans le néant et toute ma concentration était rivée sur Oblimo, un autre prestidigitateur, tout comme moi. Je comprenais rapidement qu’il jouait le même jeu que moi et tentai d’infiltrer mon esprit mais ce malheureux ne serait le premier à essayer, ni le premier à y arriver. Nous étions face à face, il était juste devant le pylône et plus je m’approchai de lui, plus des maux violents me prenaient à la tête. Il savait que le pylône n’avait pas cet effet somnifère sur moi, que j’étais incapable de m’endormir. Alors il tentait de m’avoir consciemment, ses iris devenaient miennes, je sentais son cœur battre dans ma poitrine, il devait sentir les mêmes effets. C’était… fascinant. Alors je lui souris, la situation m’amusait, j’en riais ensuite, d’un rire de grand méchant sadique légèrement exagéré, se voulant un brin théâtral, argumentant par un « Pauvre fou. » et je tentai de le déstabiliser en matérialisant des ombres qui se glissaient sous lui pour le faire tomber. Cependant, j’avais oublié Flonne et sa pluie de fioles curatives dont l’effet justement curatif était discutable car si le pylône ne m’aidait pas à dormir, les fioles de Flonne avaient l’effet exactement inverse et semblait m’affaiblir. Oblimo gagnait du terrain à chaque fiole qui se fracassait sur ma tête déjà en proie à une migraine que je n’oublierai sûrement pas de si tôt. En fait je crois que c’est cet affreux mal de tête qui m’a fait légèrement péter les plombs. Sans en comprendre les raisons, je mis à hurler : « ça suffit, maintenant ! » et dans mes cris naquit une sorte de grande bulle de savon aux couleurs d’ébènes m’entoura grossièrement, me protégeant. Mélangé à mon pouvoir offensif, la douleur des anémones, la bulle, au contact des fioles, projetèrent les fioles à une plus grande vitesse pour exploser partout dans la pièce. Peu m’importait mes alliés, il fallait que ce mal de tête cesse, j’allais devenir dingue. Oblimo également touché, les ténèbres qui me protégeaient disparurent doucement, ma magie s’affaiblissant comme jamais, le peu qu’il me restait suffirait à paralyser Oblimo. J’y étais presque, je sentais presque l’amour des anches m’effleurer, ce moment qui me dégoutait, sentir ces émotions si humaines, malgré ses effets repoussants, me signifiait que j’y étais presque, enfin. Mon cœur battait tellement vite, une fiole de plus et j’étais perdu, Oblimo aussi d’ailleurs, tout était question de chance. Mes clones bleus disparaissaient, même ceux qui n’étaient pas touchés, j’avais besoin de plus de concentration et cela demandait de sacrifier mes petites créations. Je n’en laissais qu’une, l’illusion derrière Flonne que je contrôlai, lui suppliant d’arrêter ses jetés de fioles, qu’il suffisait mais rien n’y faisait. J’eus presque peur de mourir sous le coup d’un vulgaire ange. Presque. Le temps s’arrêtait, je transperçais l’esprit d’Oblivion comme une épée tranchante en plein cœur, je vus ses yeux vitreux, le vide l’habitait.

Cette lutte de l’esprit étant fatale mais gagnée, je tombais au sol, affaibli et le cerveau au bord de l’explosion. Plié en deux, je me tenais fermement la boite crânienne comme si cela pouvait aider, serrant les dents et gémissant. Non je n’avais pas fait tout ça pour rien. Je n’étais pas un perdant, j’étais combatif, je l’avais toujours été. Seth s’était sacrifié pour occuper Delix, l’image de cette ombre me revenait dangereusement et même si je ne savais pas pourquoi, ce constat semblait être une motivation curieuse pour un être aussi égoïste envers le malheur des autres dont je ne me préoccupai guère. Puis enfin, je repensai à Sayuri. Si elle me voyait, que penserait-elle ? J’avais réussi à survivre au temple sous l’océan, elle aussi s’était sacrifiée. Keron avait même avoué me faire confiance. Pourquoi tous ces hommes comptaient sur moi ? Ne me connaissaient-ils pas ? J’étais Naram-Sin, l’être le moins fiable en ce maudit monde, l’être le plus versatile, un véritable gémeaux de la confiance humaine, étaient-ils tous si désespérés ? Où voyaient-ils une humanité dont j’étais certain de m’être débarrassé définitivement ? Au final, comme cette migraine, on apprenait à vivre avec le mal constant.

Je me relevai en manquant de chuter une ou deux fois, me rattrapant à tout ce que je trouvai, un rempart, un banc de prière ou un corps au sol. Les yeux rivés sur mon objectif, ma vue se troublait, c’était ce mal de tête, je ne pouvais plus voir. Voir, faire confiance à mes yeux, quelle ironie. Pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt ? Le démon de Keron. Au moins de voir, pourquoi est-ce que je ne ressentais pas la chaleur des flammes autour du bon pylône. Je souriais de nouveau, malgré les coups de jus intenses comme des aiguilles, je tentai de garder les idées claires. Un dernier effort, un combat inutile où je n’avais au final aucun intérêt. Un combat pour la tolérance.

J’apposais la pierre. Toutes mes illusions s’effondrèrent avec mon corps dans une pluie de poussière bleue. J’eus pourtant encore la force de souffler à l’ange compteur : « Échec et mat, Delix. » et je tombai dans un profond coma. Couché contre le pylône. Et dans ce drôle de sommeil, je crus presque entendre une douce mélodie, celle d’un piano désaccordé. Cela m’apaisait et même si je ne savais pas vraiment pourquoi, je sentis que la reine de mes nuits y était pour quelque chose.