Lunes de sang

Partenaire : Solo
Intrigue/Objectif : Gagner un peu de respect au sein de la Meute.

♪ La gloire à mes genoux - Côme ♫

« Tiens, mange. »
Le plateau en bois, dans mes mains, ne tremble pas. Je ne m’annonce pas.
Avachie sur le sol d’herbes tressées, la carcasse brune remue faiblement. Beaucoup trop lentement à mon goût. Mes mâchoires se contractent mais je patiente.
Il se passe encore quelques secondes avant qu’un râle s’échappe des couvertures miteuses d’où débordent en pagaille une longue chevelure huileuse mais démêlée, une cuisse grasse où ne se cache plus une once de muscle, des bras d’où pend une chair molle et claire. Pas une brindille dans ses cheveux ou un peu de terre sous les ongles qui pourrait indiquer qu’elle s’est levée pour faire quelque chose d’utile pour la Meute, pour changer. Il règne dans la tente une odeur de bouc, répugnante ; pas l’odeur musquée et puissante d’un corps sain qui a fait rouler les muscles sous sa peau, s’est jeté dans la poussière pour achever du gibier ou un rival, a embrassé la caresse du soleil brûlant ; mais celle aigre et suffocante de la négligence le plus totale, la paresse dans laquelle on se vautre et on se laisse pourrir.
Je m’avance de quelque pas en reniflant bruyamment. Ça y est, elle a fini par se redresser assez pour me regarder. On dirait qu’elle vient d’accomplir un effort insurmontable. C’est pitoyable. J’évite son regard et lui tend le plateau, qu’elle attrape de ses mains rondes et douces. Elles sont méconnaissables de celles calleuses et brunies par le soleil que j’ai vu si souvent à l’œuvre quand j’étais plus jeune.
La honte me tord le ventre mais je suis soulagée d’en avoir fini avec cette corvée ingrate. Je m’apprête à sortir de la tente quand, dans mon dos, sa voix rauque retentit :

« Alors ? »

Je me fige. Comment ose-t-elle ? Croit-elle encore avoir la moindre emprise sur moi ? J’aurais pu l’ignorer, rabattre les pans de la tente derrière moi et l’oublier jusqu’au prochain repas ; ce n’est pas comme si elle allait bouger son gros cul pour se lancer à ma poursuite. Peut-être est-ce la colère aveugle qui se déverse sur moi en vagues écumantes, ou l’envie de prendre ma revanche pour toutes ces fois où elle m’a fait payer pour ses propres erreurs, mais quelque chose me souffle qu’il ne faut pas que je laisse passer ça. Je fais volte-face et cette fois, je plante mes yeux dans les siens, tellement similaires aux miens malgré l’ombre qui les vide de toute substance.
« Même si je ne transforme jamais, je fais cent fois plus honneur à notre Meute que toi. Tu me fais pitié. » Je crache pas terre, juste à côté d’un de ses pieds dodus, et je pars pour de bon.

Une partie de moi espère qu’elle me rattrape, me pousse dans la terre et me foute une bonne raclée pour avoir osé avoir parlé ainsi à ma mère. Il y a quelques années, elle l’aurait fait ; et même bien pire. Je la craignais et je la respectais encore, alors. Ça me semble si lointain. La peur qu’elle m’inspirait avait mis du temps à se dissiper, bien plus qu’elle n’en avait mis à devenir l’épave qu’elle est aujourd’hui.
Si je tremble en sortant de la tente, c’est de rage. Cette fois, elle n’a pas esquissé un seule geste envers moi, n’a pas marmonné une seule insulte en réponse aux miennes. Et pourtant, elle continue d’oser exiger de moi que je lave son honneur. La sienne, la mienne, ainsi que celle de mes frères et sœurs. La branche des Arkta.
Que fait-elle, elle, à par attendre qu’un de ses rejetons lui apporte un trophée ? Qu’un mâle vienne l’engrosser afin qu’elle puisse récolter d’encore quelques miettes de gloire en tant que mère de la Meute, peut-être ? Une belle connerie. Cette idée aussi immonde qu’incongrue m’arrache un sourire amer. Même si ma mère était encore fertile, personne ne pourrait avoir encore envie d’elle. De toute façon, toutes ses grossesses après moi se sont soldées par des échecs. C’est peut-être pour ça que c’est à moi qu’elle s’en est prise.

Pourtant, gagner le respect de tous, c’est déjà que je me tue à faire, tous les jours que Phœbe fait.
Et je le fais bien. Je suis un bon élément. Je chasse bien, je travaille bien, j’apprends bien, je suis forte et rapide. Je ne laisse passer aucune insulte, aucune crasse. Si je viens lui donner à manger aussi souvent, c’est justement parce que je veux maintenir l’illusion que notre lignée est saine, parce que même si personne n’est dupe, je ne veux pas que quiconque soit témoin de la misérable loque qu’elle est devenue.
Mais ce n’est pas ce qu’elle attend de moi. Ce qu’elle veut, c’est l’assurance que je ne sois pas une autre souillure, une qui rendrait la tache qui couvre notre lignée indélébile. Ce qu’elle veut c’est que je me transforme en une bête sauvage si puissante que tous oublient l’avorton qui m’a précédée.
Oh, ça, j’y compte bien, mère. Ce que tu ne sais pas, c’est que le jour où j’aurai écrasé tous ceux qui me méprisent pour tes bavures et celles de ma sœur, que je me serai hissée si haut que les lions ressembleront à des chatons et qu’ils n’oseront même plus miauler à mes pieds, alors, ce seront les tiens qui seront comptés.

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