Un mouvement attira l'œil d'Alþjófr. Embla était là, comme à chaque fois qu'un être approchait du temple caché. Myrkviðr également senti la présence du Lesovik et se faufila hors du col du Nain pour faire le curieux. Sur son épaule, il prit de l'élan et sauta sur l'arbre le plus proche, ses minuscules griffes s'arrimant au tronc. Vivement, la petite boule orange escalada le ligneux pour rejoindre le protecteur et son sauveur. Une branche se plia sur le feluche venant le caresser de ses feuilles. Un sourire aux lèvres, Alþjófr avait assisté à ces retrouvailles avec une joie partagée. Après quelques secondes à assister à ce spectacle attachant il reprit sa marche jusqu'à l'entrée du tunnel, repoussant d'une main la végétation qui la dissimulait. C'était tout juste l'aube et déjà la lumière des fleurs s'atténuaient sous l'effet de la lumière de Jeriel. D'un pas lent, le Nain s'enfonça dans la caverne, le cœur palpitant un peu plus fort à chaque avancée qu'il effectuait. Non par crainte, mais par ferveur. Il était déjà venu dans le temple d'Estella et pourtant l'effet demeurait toujours le même lorsqu'il pénétra la cavité au bout du tunnel. La lumière de l'arbre immaculé rendait l'endroit irréel. Le clapotis de l'eau qui suintait des parois pour tomber en fines gouttes dans le bassin clair. Au pied du ligneux Frægr était installée en tailleur, les yeux fermés et les paumes sur les genoux. Son visage exprimait la sérénité. Sa poitrine se soulevait lentement sous l'effet de sa respiration apaisée. Alþjófr s'arrêta devant le bassin où il se mit également en tailleur, attendant en silence l'éveil de la Naine. Plusieurs minutes s'écoulèrent ainsi. Enfin elle ouvrit les yeux. « Bienvenue. » accueillit-elle le Nain avant de se lever. « C'est une bonne chose que tu sois venu. » ajouta-t-elle ensuite sans quitter l'îlot pour autant. « Ce n'aurait pas été correct de ne pas répondre à votre appel. » rétorqua le forgeron sans bouger de sa position. « Laisse-moi me corriger alors. C'est une bonne chose que tu sois venus seul. » se rectifia-t-elle en appuyant cette précision. La respiration du Nain se fit lourde et la quiétude des lieux n'arrivait pas à apaiser son âme soudain inquiète. Ce seul mot ajouté à une phrase des plus banales le troublait alors même que rien de sinistre ne se dégageait de la tenue ou des inflexions de voix de la Sage d'Estella. Derrière eux, des pas résonnèrent et se rapprochèrent. Alþjófr se releva alors, prêt à accueillir comme il se devait cet intrus. Il fut surpris de découvrir la silhouette de Nýi. « Alþjófr ? Qu'est-ce que tu fais là ? » le questionna-t-elle avant qu'il ne réagisse, partageant ce même sentiment d'étonnement avant de se rappeler pour quelle raison elle se trouvait ici. « Sage Frægr. » salua-t-elle celle-ci, une main sur la poitrine et l'autre sur le pommeau de son couteau à sa hanche, l'échine courbée. « Il l'ignore autant que quoi. » répondit la plus âgée à la place de l'interrogé, attirant de ce fait la pleine attention de ses invités.

La Sage d'Estella rejoint le duo de l'autre côté du bassin. Ses enjambées demeurèrent en surface de l'étendue d'eau, seule une onde se répandant autour d'elle à chaque pas qu'elle effectuait. « Avez-vous déjà entendu parler des Héritiers d'Órdyn ? » les interrogea-t-elle en passant ses mains fatiguées dans son dos voûté. « Vaguement. Il s'agirait d'un groupe de Nains dissidents opposés à la philosophie de Leiðrr, ou quelque chose du genre. » répondit Alþjófr, peu certain de son affirmation pour autant. « Il s'agit plus ou moins de cela en effet. » confirma la Sage d'un air grave. Les sourcils froncés, le Nain fixa celle-ci. « Mais ce groupe a disparu depuis longtemps, non ? » intervint Nýi qui extériorisa ce à quoi songeait son comparse, étonnés tous deux que ce groupuscule des temps anciens soit évoqué aujourd'hui, tant d'ères plus tard. « Non. » la contredit durement Frægr. Une information, comme une réaction, qui eut le don de surprendre le duo. La Sage tourna les talons, dévoilant une silhouette sur laquelle pesaient les âges et les responsabilités, les rides préoccupées de son visage alors illuminées de la radiance de l'arbre lui faisant face. « Il fut seulement réduit à l'oubli, ceci à cause de son impopularité et du nombre décroissant de ses membres. Mais il a toujours existé des Nains dont le pacifisme dont nous faisons preuve parait aberrant au vu de notre enseignement. » détailla-t-elle. « Longtemps il est demeuré silencieux et peu actif, se limitant en réalité à de simples citoyens faisant preuve d'un certain mécontentement vis-à-vis de notre politique. ». Elle expira un long souffle fatigué. Elle était trop âgée pour avoir à se soucier de ça encore. « Après le génocide de notre peuple perpétré par Ludwig Macaria et notre exil forcé qui en a résulté, ce mouvement avait gagné en souffle et en force, protestant vivement face à l'inaction de l'Elu d'Estella de l'époque. Finalement, il fut à nouveau oublié dès lors que l'existence de notre peuple fut effacée de l'Histoire du monde. » - « Pourquoi en parler aujourd'hui s'ils n'ont aucun poids et que ce groupe n'est composé que d'une poignée des nôtres ? » l'interrompit Nýi dont l'angoisse transperçait à travers la vitesse à laquelle elle débita ses mots. La Sage ne répondit pas immédiatement, l'atmosphère autour se faisant alors bien plus pesante qu'elle ne l'était déjà. Quelque chose d'inquiétant se dégageait de l'ambiance actuelle. Quelque chose qui devint plus sombre encore lorsque Frægr se tourna vers les deux Nains, ses iris se plantant dans le regard de chacun d'eux. Elles étaient tristes, désemparées, tourmentées. « C'est à cause de ce même génocide qu'aujourd'hui il accueille de plus en plus de fidèles. » déclara-t-elle finalement. « Comment ça ? » - « L'on rabâche depuis bien trop longtemps aux oreilles de notre peuple la violence du monde extérieur. Jusqu'à peu nous en étions tous préservés et ces histoires relevaient de la fable. ». Elle exhala un nouveau soupir épuisé, mais surtout soucieux. « Néanmoins, notre existence de nouveau mise à jour, plus rien n'est comme avant. L'inquiétude gagne une partie de la population face à ce nouvel inconnu. Et les massacres qui se sont multipliés depuis lors n'ont pas été pour les rassurer. Quand certains parlent de négociation, de diplomatie et d'alliances, d'autres évoquent la force que l'on pourrait déployer face à n'importe quel adversaire si l'on mettait plus l'accent sur notre héritage de guerrier que sur celui d'artisans. » - « D'où le nom d'Héritiers d'Órdyn. » souffla Alþjófr en conclusion de ces révélations.

Un frisson courut sur l'échine de la Guerrière d'Estella là où l'atonie s'empara du voyageur, tous deux frappés par la surprise d'une telle nouvelle. Le Nain avait bien remarqué les grognements de certains et certaines de ses frères et sœurs lorsqu'ils croisaient un étranger sur leur terre. Il n'avait jamais imaginé cependant que cette appréhension puisse atteindre un tel niveau d'aversion et de méfiance. « Pourquoi nous en parler à nous, et non aux autres Sages ou même Roi ? » s'étonna Alþjófr. « L'Elu d'Estella est au courant de ce problème. Il est celui qui m'en a fait part. Si je t'en parle à toi — commença-t-elle en se tournant sur Alþjófr — c'est parce que tu es le plus impliqué en ce qui concerne les projets de Ragnar Tamgör, et que ta sécurité comme celle des autres voyageurs qui t'accompagnent peut être compromise. » - « À ce point là ? » s'exclama la plus jeune, horrifiée des avertissements de la Sage. « Quant à toi jeune Nýi — reprit Frægr en portant son attention sur celle-ci sans répondre aux affres de la Naine — c'est à cause de tes idées et de ta volonté. Tu es revenue changée, plus ouverte et tolérante que jamais. Plus grande aussi, prête à enseigner tout ce que tu as pu apprendre de ton voyage aux plus jeunes alors même que toi-même tu n'as pas terminé ta formation ». La concernée se pinça les lèvres, un poids naissant dans son estomac en devinant la suite. « Tu es le genre de personne que pourrait cibler cette organisation. ». C'était donc cela. Ils étaient passés d'un simple amas éparse d'individu à une véritable organisation. « Pourquoi nous en parler seulement aujourd'hui si ce groupe grandit depuis l'ère de la Renaissance du Dieu-roi ? » interrogea tout de même Alþjófr . Il crut discerner une ombre dans les yeux sombres de la Sage. « Parce que leur présence se fait de plus en plus visible. Il est probable qu'un Nain ait pris la tête de ce groupe. Il est même d'ailleurs possible qu'il s'agisse de l'un des Sages d'Estella. La raison pour laquelle tous n'ont pas été mis au fait de cette nouvelle problématique. ». Le duo de confidents ne put cacher l'effarement d'une telle annonce. Un Sage, réellement ? « Si les choses continuent ainsi, il ne deviendra pas inenvisageable qu'ils finissent par suffisamment gagner en influence pour devenir un mouvement à part entière et créer leur propre politique. Voir, dans la pire des situations, régner sur le Peuple Nain. ». Le sérieux avait bien trop gagné la place pour que ces hypothèses soient moquées de quiconque, quand bien même l'humour serait le bienvenue pour détendre les lieux. « Personne ne veut vivre la tragédie qui a frappé le peuple d'Órdyn. C'est pourtant ce qui risque d'arriver si rien n'est fait. ». Son regard se posa avec intensité sur Alþjófr. « Pour cela, il faut que la politique choisît par l'Elu d'Estella fasse ses preuves. Que l'on montre que nous avons plus de bénéfice à se présenter en paix plutôt qu'à se préparer à la guerre. ». À la seconde où ces mots furent prononcés, un poids immense s'écrasa sur les épaules du diplomate en herbe. A l'évidence, il était plus que temps de retourner à Utopia. À partir de maintenant, le temps leur était devenu compté.

La peine avait envahi le cœur du petit être. Chaque retrouvaille avec sa famille était un cadeau que rien ne pouvait égaler. Chaque séparation en était alors un crève-cœur. C'était à peine s'il avait pu leur tenir compagnie jusqu'au port le plus proche. La traversée de l'Edelweiss enneigé, il l'avait faite seul. De cette solitude, il se retrouvait à ressasser les avertissements de Fraegr. La douleur de la séparation avait alors cédé sa place à l'inquiétude de savoir son peuple plus fragilisé qu'il n'en avait donné l'impression. Une anxiété qui s'atténua lorsqu'il eut rejoint une caravane en partance pour la capitale Humaine. Les doutes et les chagrins se trouvaient toujours moins prégnants une fois en groupe. Son sommeil n'en demeurait pas moins agité pour autant. Une fois il se leva au cœur de la nuit, ses réflexions le menant à abandonner le monde des rêves. Son regard s'était alors tourné vers la Terre de feu. Et tandis que les dunes brillaient d'argent sous l'éclat de Phoebe, il laissa ses pensées dériver. Il songea alors que le désert était comme une mer de vagues figées sous la Lune, d'ombres acérées qui disparaissaient dans les creux et qui, dans le lointain, se fondaient dans la masse grise et imprécise d'un autre massif rocheux. Un massif qui lui parut particulièrement incisif. À l'égal de l'océan auquel elle lui faisait penser, cette étendue sableuse n'avait rien d'hospitalier. C'était pourtant le peuple avec le moins de moyens qui s'y était installé. Mais il comprenait ce choix. De cette façon, ils avaient pu le construire à leur avantage, loin des réflexions et des critiques du monde. Ils avaient pu apprendre les caprices de cet environnement et en tirer profit. Exactement ce qui s'était passé avec son propre peuple. Ils n'avaient pas choisi la facilité mais avaient ainsi pu se reconstruire en paix, à l'écart de la cruauté du monde. Ils avaient sculpté les profondeurs de la terre à leur image et selon leur besoin. Qui désirait s'y aventurer devait s'adapter. C'était ce qu'ils — lui et les autres voyageurs — avaient fait en rejoignant Utopia. Une nécessité pour que le regard méfiant de certains des membres de cette race acceptent leur existence, quoiqu'il ne douta pas un instant que tous ne changeraient pas d'avis, ou avec beaucoup de difficultés. Inexorablement, cette réflexion le ramena à nouveau aux Héritiers d'Órdyn.