Malgré les nombreux changements que la barrière de sauge avaient fait subir à l’océan, nous étions arrivés à Port Dirælla sans encombre. La ville demeurait belle ; l’attaque des Zihaags l’avait sévèrement endommagée, mais les décombres cerclés de la poussière des travaux lui conféraient un charme atypique. Mon regard parcourut les hommes maculés de terre et de sueur qui s’affairaient autour des édifices à rebâtir. Récemment, j’avais appris qu’il leur était désormais interdit de poursuivre des études, a priori le temps que les travaux fussent terminés. D’ordinaire, être un homme parmi les Ondines n’avait rien d’avantageux ; la crise qu’elles subissaient de plein fouet les avait poussées dans leurs retranchements. Toutes les discriminations s’exacerbaient. Être étrangers n’amélioraient pas notre situation ; nous n’étions que de vulgaires Gælyan. Je restai donc près d’Orphée, qui marchait d’un pas vif et curieux. À chaque fois que nous arrivions dans un nouvel endroit, je tâchai de le lui faire visiter. J’aimais voir l’émerveillement peindre ses traits et ses yeux s’arrondir de surprise face à toutes les nouveautés qu’ils percevaient. Sur notre chemin vers les quais, je lui montrai les bâtiments remarquables, les devantures de boutiques et les architectures particulières, en tentant de lui expliquer ce que je savais de cette cité et de son peuple.
Plusieurs navires avaient été choisis pour l’expédition. Le nôtre, trop petit, resterait à quai. Il s’agissait désormais de recharger les caisses dans les bateaux qui partiraient vers notre prochaine étape. Nos sacs sur le dos, nous nous dirigeâmes vers eux. Une foule d’Enfants de Yanna s’amassait déjà autour, montant et descendant des ponts. Orphée leva le nez vers les vaisseaux. « Tu crois que Circë est ici ? » - « Je ne sais pas. » admis-je. « Si c’est le cas, je ne l’ai pas encore vue. » - « J’ai hâte de la voir. » Je souris et passai ma main dans ses cheveux. « Elle nous rejoindra peut-être plus tard. » Il acquiesça. Nous nous enregistrâmes auprès de l’un des organisateurs, puis nous joignîmes à l’effort, empaquetant et chargeant ce qui devait l’être. Nous avions été assignés à l’un des navires. Avec d’autres femmes et hommes, je m’occupais de charges lourdes, que nous soulevions à l’aide de nos bras et de notre magie. Aux enfants et aux mousses peu aguerris, la tâche avait été confiée de fermer certaines caisses et de monter des sacs ou des malles aisément transportables. Je constatais qu’Orphée mettait du cœur à l’ouvrage et, assuré de pouvoir me consacrer au mien sans avoir à m’inquiéter, me détournai.
Orphée noua méthodiquement la corde autour du sac de patates douces, puis tira autant qu’il le pouvait pour serrer le nœud. Il retourna ensuite dans le dédale d’affaires entreposées sur le quai. Il plaqua ses deux mains sur le couvercle d’une caisse et, voulant appuyer dessus de tout son poids, se pencha vers l’avant. Le bois craqua, puis céda ; il s’étala de tout son long dans des dizaines de petits sacs d’épices. Certains lui soufflèrent au visage : il éternua et toussa, tentant de se relever au milieu de ce chatoiement de rouge et d’ocre, tandis que quelques éclats de voix agacés crépitaient. Occupé à ma propre tâche, je n’intervins pas. Je n’aurais écho de toute cette histoire que bien plus tard.
Shashake disparut derrière une grosse caisse. Son visage se tourna vers les alentours afin de vérifier que personne ne l’avait vu se décharger ainsi de sa tâche. Il s’assit sur les fesses, croisa les jambes, puis sortit de sa tenue sa fabuleuse collection. Il vida le pochon dans lequel elle était placée avec un grand sourire aux lèvres. Sur le parquet du navire, plusieurs os furent dispersés. Le Chaman – faussement Orine – les contempla avec intérêt. Il s’agissait surtout d’ossements appartenant à des petites parties du corps humain. Il ne pouvait pas décemment se promener avec un os de fémur. Son rêve était de posséder l’entièreté d’un squelette. Il adorait la colonne vertébrale et les côtes qui y étaient attachées. Minutieusement, il commença à compter chacun de ses trésors. Ça, c’était une phalange distale. Et ça, un trapèze de main gauche. « Un… deux… » Il aimait les toucher. Quelque part, il se disait que ça lui portait chance de les avoir. Certains Esprits étaient réceptifs à cette pensée. D’autres se moquaient : après tout, qu’était le corps mort hormis une coquille vide ? « … » Perturbé sur la fin de son compte, Shashake chercha sous ses cuisses et ses fesses, avant de regarder dans sa bourse. « Mais… » Il recompta, sentant soudainement son corps battre la chamade dans sa poitrine. Il fronça les sourcils en constatant avec horreur et colère qu’il lui en manquait un. Cette fois, il en était sûr : Shashaka jouait avec ses os ! Il allait l’étrangler !
Ni une ni deux, il sortit de sa cachette et se dirigea droit vers son frère. Celui-ci était sur une caisse semblable à sa cachette. Les deux pieds campés sur le bois, il fixait les autres travailler, un air peu convaincu sur le visage. Peut-être se prenait-il pour un maître d’ouvrage ou un maître tout court, avec ses esclaves autour ? « Hé ! Je sais que t’as volé l’un de mes os ! » l’accusa d’emblée le brun. L’autre, tout en tripotant ses cheveux teintés de bleu, ne le regarda même pas avant de répondre. « Non. J’en veux pas de tes trucs. » Ce n’était pas tout à fait exact mais un bon mensonge valait mieux que mille vérités mal prononcées. « Tu exa… ! » Shashake tourna la tête vers un soudain boucan. Un gamin – comme eux – venait de se casser la binette. Il se précipita dans la direction du malheureux. Shashaka resta sur sa caisse, trouvant le nuage d’épices joli et ne prêtant pas attention aux éternuements répétitifs du blond. « Salut ! Je suis Shashake ! Tu t’es pas fait mal ? Comment t’as fait pour tomber comme ça ? » Il sentit son nez le picoter et il éternua à son tour. « Viens faut te sortir de là… sinon nos poumons vont se remplir d’épices et on va mourir. C’est très courant tu sais ! Plus qu’on ne le pense ! » assura-t-il alors qu’il n’en savait rien. « Y a mon frère là-bas, mais il n’est pas très amusant. Tu t’appelles comment au fait ? »
520 mots
Momoko ~ Eversha ~ Niveau I ~ ◈ Parchemins usagés : 6 ◈ YinYanisé(e) le : 21/09/2022
Sam 26 Aoû 2023, 10:35
Les chantiers sont une mine d’or pour qui sait y fouiller. Momoko, elle, sait. On y trouve de tout : à manger, de quoi s’habiller, des outils et des matériaux. Mais surtout, on y trouve tout un tas de bidules, de machins et de gizmos plus ou moins brillants. Elle passe un pouce sur ses lèvres asséchées par la poussière, et amène à ses yeux une petite perle de complexité. On dirait un genre de clé squelette, limée à la main par un ouvrier trop malin pour s’imposer un trousseau complet ; les dents y ont toutes été rabotées, à l’exception de la dernière. Un objet ambivalent, une clef qui n’ouvre rien, et qui pourtant, entre les mains de celui qui sait l’utiliser, franchit n’importe quelle serrure. Elle est parfaite, et la jeune fouineuse n’a qu’une hâte : la classer avec les autres, et ne plus jamais y toucher. En à peine une heure, elle a ajouté deux boulons un peu difformes, un écrou massif et toute une tripotée de clous de différentes tailles à sa collection. Elle porte la main droite à sa bouche, saisie par l’émotion, et sa main gauche se clos en un poing victorieux, tremblant. Ces nouveaux chantiers sont une bénédiction, un grand Ouest sauvage inexploré, ruisselant de babioles malmenées par les rudes mains de centaines d’ouvriers inattentifs, toutes prêtes à disparaitre dans les poches d’un unique et téméraire raton-laveur. Elle se redresse dans la poussière, vibrante de triomphe. Que ce jour soit marqué comme le point de départ de la conquête inexorable de Momoko Tinloeha, Grande Collectionneuse, l’Archéologue ! L’Omnisciente ! L’Alpha et l’Oméga du bibelot, l’Omnisciente du bouiboui ! La Déesse des – un fracas de bois malpoli et une volée d’exclamation discourtoises l’interrompent dans sa transe, et elle fait disparaitre sa trouvaille rapidement d’un mouvement du poignet.
Les yeux plissés, elle s’avance en restant cachée derrière une pile de poutrelles métalliques, avant de se pencher pour jeter un œil à ce qui se passe. On dirait qu’un jeunot s’est étalé dans une caisse d’épices. Des volutes orange et rouges s’élèvent encore dans les airs. Pas de chance pour lui, il risque de se faire gronder : ça vaut cher, les épices, même si ça ne brille pas. Elle observe les environs, en attendant de voir un adulte débarquer, mais soudain son pelage se hérisse, et ses narines s’écarquillent. Lui ! L’ahuri ! Son regard s’agite et elle se penche un peu plus, et sans faillir, l’autre rustre est là. Le duo terrible, ses rivaux les plus féroces. Ils doivent être à sa poursuite. Ils ont dû la suivre pour tenter d’accaparer ses trésors une fois de plus, et les abimer crûment à cause leur ignorance crasse ! Elle bout de rage et d’envie de justice, et on dirait qu’ils s’apprêtent à s’en prendre à une nouvelle victime sur leur chemin vers la destruction. Peut-être même que c’est le Rustre qui a poussé le Maladroit et que l’Ahuri fait semblant de l’aider ! Maudites soient leurs machinations. En quelques pas, elle traverse la distance qui les séparent, évitant sur le chemin quelques planches abandonnées, et saute sur un bloc de pierre qui attends d’être soulevé vers le second étage d’un nouveau bâtiment. Son doigt accusateur fend l’air dans un claquement, et elle braille, le menton relevé :
— « Bats les pattes, l’Ahuri ! Votre règne d’oppression prend fin aujourd’hui, à toi et ton frère ! Cette fois-ci, hors de question que je vous laisse faire ! Vous m’avez peut-être mis en déroute la dernière fois, mais c’est terminé ! »
En réalité, elle avait fui après avoir été elle-même victime d’une maladresse, et était aller se réfugier un peu plus loin, essoufflée et les joues rouges d’embarrassement.
622 mots.
Orphée Dasgrim ~ Orisha ~ Niveau I ~ ◈ Parchemins usagés : 113 ◈ YinYanisé(e) le : 11/03/2023◈ Activité : Voyager avec les Enfants de Yanna
Lorsqu’Orphée parvint à voir à peu près clair, il discerna la silhouette d’un autre enfant. Les reflets bleus de ses cheveux se paraient de la poussière chaude des épices. Le petit Magicien se racla la gorge, poing devant la bouche, avant de se frotter à nouveau les yeux – rouges et humides, ils subissaient de plein fouet les effets poivrés des condiments. La cuisson des oignons suffisait à le faire pleurer. Face à autant d’assaillants, il n’en menait pas large. « Non, ça va. » Il papillonna des paupières, et remarqua alors les pierres, les perles, les plumes et les fils colorés qui ornaient la chevelure de Shashake. On aurait dit une véritable forêt, aux épais troncs noirs décorés de fruits, de fleurs et d’animaux chatoyants. C’était joli. « Et salut. J’ai juste voul-atchoum ! » Il s’essuya le nez du bout de la manche, puis renifla. Je veillais à ce qu’il eût toujours des mouchoirs sur lui et lui avais appris à les utiliser, mais les mauvaises habitudes ont la vie dure. « J’ai juste voulu bien fermer la caisse, mais apparemment, elle était pas très solide… » Il lui sourit, avant que l’incrédulité ne peignît son visage. « Ah bon ? Tu es sûr ? » demanda-t-il, en lui emboîtant toutefois le pas. Plus tard, lorsqu’il me raconterait cette anecdote, il m’expliquerait, à la fois penaud et amusé, que dans le doute, il avait préféré suivre le garçon. Je sourirai et ne dirai rien : depuis que je m’occupais de lui, je me rappelais à quel point les enfants avaient tendance à croire tout ce qu’on leur racontait. « Orphée. » répondit-il en levant le nez dans la direction indiquée par Shashake. Un autre garçon, identique à son interlocuteur, semblait les observer. « C’est ton jum- » Brutalement interrompu, le blond focalisa son regard sur la fille. Le mot « Eversha » fusa aussitôt dans son esprit. Petit, il avait tendance à vouloir toucher leur pelage, leurs écailles ou leurs plumes à chaque fois que nous en croisions un ; j’avais réussi à lui faire passer cette manie impolie depuis au moins quatre ans, mais la vision de l’un de ces individus suscitait toujours son intérêt. « L’Ahuri ? » Il sourit, avant de demander à la fille : « Et toi, c’est quoi ? La Rebelle ? La Révoltée ? Je peux jouer avec vous ? » s’enquit-il, enthousiaste et loin de se douter qu’il s’agissait là d’une querelle sérieuse. Il se pencha pour attraper un éclat de la caisse. La brandissant comme une épée, il désigna le garçon demeuré sur sa caisse. « À terre, sacripant ! »
« Moi ? » Shashake fixa la fille. Il lui semblait bien se rappeler d’elle. Les yeux d’abord grands ouverts d’étonnement, il finit par sourire. Il ne savait pas ce qu’était que ce jeu mais il avait très envie d’y jouer ! Soudainement excité à l’idée de vivre de grandes aventures, les breloques présentes dans ses cheveux s’entrechoquèrent en suivant le mouvement de son corps. Il trépignait. Il voulait bien être l’Ahuri ! « C’est sûr que c’est une Rebelle je pense ! » Il sourit de toutes ses dents. Il voulait vivre des aventures ! « Toi tu seras l’Épicé ! » affirma-t-il, en direction d’Orphée. En plus, ça rimait avec son prénom.
Quand l’Épicé pointa l’éclat de caisse vers Shashaka, Shashake grimaça. Le problème, avec son frère, c’est qu’il faisait souvent foirer tous les jeux. Il n’était pas très drôle et ne se prêtait pas vraiment aux pérégrinations de l’esprit. L’imagination préférait passer son chemin lorsqu’elle le voyait. Un poil d’orgueil sur le visage, Shaka fixa Orphée d’un œil pourtant morne. Il sembla analyser la situation – arrêt sur image – et descendit de sa caisse avant de se diriger vers le groupe. Tendu, Shake murmura quelques mots à l’attention de ses camarades. « Il est parfois un peu bizarre, faut pas faire attention. » Il préférait prévenir que guérir.
Le regard fixe, Shaka arriva sur Orphée, de façon à coller son arme de fortune contre sa poitrine. Il n’avait rien perdu de l’échange précédent, hormis la remarque de Shake à son égard. « D’accord. » admit-il, à la surprise de son frère. « On dit que l’Ahuri et moi sommes les méchants ! » « Je ne veux pas être un méchant ! » « C’est elle qui l’a dit ! » dit-il, en pointant la Rebelle du doigt. « Et vous, vous êtes les gentils. Et le but du jeu c’est de nous reprendre… » Shaka fouilla dans sa poche et en sortit l’os manquant de l’Ahuri. « Ça ! » « Hé mais ! Tu m’avais dit que tu ne l’avais pas ! » « J’ai menti. » plaça-t-il tranquillement. « C’est d’accord ? » demanda-t-il ensuite, en faisant fi des gesticulations de son frère.
« Je vais cacher l’os. » L’annonce faite, il disparut quelques minutes, avant de réapparaître pour faire signe que c’était bon. « Par contre, si on vous touche, vous êtes prisonniers ! Et si on gagne la partie, il faudra vous mouiller ! » Un sourire légèrement diabolique apparut sur son visage lorsqu’il désigna l’eau du port. « Mais moi je veux être un gentil ! » « Bah t’as qu’à être un gentil. » Son frère était un gros neuneu. C’était bien plus drôle d’être méchant. « Du coup je change les règles. » Il sortit un sablier de son sac. « Faut que vous trouviez l’os avant la fin du temps imparti. Sinon, c’est la flotte ! » Shaka n’avait pas réellement caché l’objet. Il l’avait gardé sur lui. Comme ça, il était sûr de gagner. Il s’installa de nouveau sur sa caisse et retourna le sablier. « À vos marques ? Prêts ? Partez ! » cria-t-il. L’Ahuri haussa les épaules. Pour une fois que Shaka parlait autant, mieux valait lui obéir. « À l’abooorrddaaaaagggeee ! MORT AU TYRAN ! » cria-t-il.
Shashake disparut derrière une grosse caisse. Son visage se tourna vers les alentours afin de vérifier que personne ne l’avait vu se décharger ainsi de sa tâche. Il s’assit sur les fesses, croisa les jambes, puis sortit de sa tenue sa fabuleuse collection. Il vida le pochon dans lequel elle était placée avec un grand sourire aux lèvres. Sur le parquet du navire, plusieurs os furent dispersés. Le Chaman – faussement Orine – les contempla avec intérêt. Il s’agissait surtout d’ossements appartenant à des petites parties du corps humain. Il ne pouvait pas décemment se promener avec un os de fémur. Son rêve était de posséder l’entièreté d’un squelette. Il adorait la colonne vertébrale et les côtes qui y étaient attachées. Minutieusement, il commença à compter chacun de ses trésors. Ça, c’était une phalange distale. Et ça, un trapèze de main gauche. « Un… deux… » Il aimait les toucher. Quelque part, il se disait que ça lui portait chance de les avoir. Certains Esprits étaient réceptifs à cette pensée. D’autres se moquaient : après tout, qu’était le corps mort hormis une coquille vide ? « … » Perturbé sur la fin de son compte, Shashake chercha sous ses cuisses et ses fesses, avant de regarder dans sa bourse. « Mais… » Il recompta, sentant soudainement son corps battre la chamade dans sa poitrine. Il fronça les sourcils en constatant avec horreur et colère qu’il lui en manquait un. Cette fois, il en était sûr : Shashaka jouait avec ses os ! Il allait l’étrangler ! 
