J’étais heureux qu’Orphée se fût fait des amis destinés à participer à la même expédition. Notre mode de vie nous contraignait souvent à vivre sans attache. C’était d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il écrivait des lettres qu’il jetait à la mer. Ces bouteilles lancées constituaient un point d’ancrage aux autres, une forme de lien ténu et discret, mais bel et bien existant. Parfois, je me questionnai sur la viabilité de ce mode de vie pour lui. Nous étions souvent tous les deux. Mes doutes s’envolaient quand j’entendais son rire se répandre en écho entre les voiles et que je voyais ses yeux se perdre d’émerveillement sur les vagues. C’était pourtant aussi ce qui m’avait poussé à accepter de participer à cette aventure. Je savais que nous voyagerions longtemps avec les mêmes personnes et qu’il pourrait tisser des liens un peu plus durables ou, en tout cas, plus réguliers. Je voulais qu’il pût s’épanouir. C’était au moins ce que je lui devais. Aussi, quand je le vis s’élancer hors de notre cabine à vive allure, je ne pus retenir un sourire. Il cavala sur le quai avec la hardiesse d’un goéland alliée à l’entrain d’un poulain. Ses pas rejoignirent ceux de deux silhouettes similaires : Shashake l’Ahuri et Shashaka le Tyran. Ces surnoms découlaient de leur premier jeu qu’Orphée – l’Épicé – m’avait conté en long, en large et en travers, avec une joie sans commune mesure. Il y avait aussi la Rebelle – peut-être les rejoindrait-elle plus tard ? Il ne m’avait toujours pas dit d’où il tenait son surnom : quand j’avais posé la question, il m’avait répondu avec un sourire serti d’espièglerie. Les couleurs chaudes qui maculaient son visage et sa peau parlaient cependant pour lui, comme d’autres détails m’informeraient de leurs aventures à venir. Bien que je le surveillasse, j’essayais de m’habituer à ce qu’il eût un jardin secret.
« Un, deux, trois… c’est parti ! » Orphée joignit sa force à celle de Shake. Ses petits bras poussèrent la caisse montée sur roues – il ne savait pas comment ça s’appelait, mais il y avait une poignée à l’avant qui permettait de la tirer. « Le chargement est lourd, l’Ahuri ! » Le chargement, c’était le Tyran, qu’ils embarquaient souvent dans leurs jeux contre son gré. La pente soulagea néanmoins leurs efforts : le diable à quatre roues avança plus facilement et, peu à peu, prit de la vitesse. Les jambes du faux Magicien pédalèrent, et il se cramponna juste à temps pour sauter dans l’engin. Il s’écrasa à moitié au fond de la caisse, égratigné mais mort de rire, avant de se retourner pour s’asseoir sur les fesses et admirer leur fulgurante descente. Ils avaient choisi une rue large et droite, qui filait vers le port depuis quelque colline cachée par les méandres des bâtiments qui se découpaient dans l’azur. Sur le passage fracassant de la charrette, les gens s’écartaient en poussant des cris offusqués qui ne faisaient que renforcer l’hilarité d’Orphée, rendu extatique par la vitesse. « Attentiooooon ! » criait-il de temps à autre. Ils n’avaient aucun moyen de ralentir. Au pire, ils finiraient dans l’eau.
Næmo expira lourdement, tel un vieux chien à l'article de la mort. Le menton sur la table, il louchait sur la théière, pataugeant dans l'ennui le plus complet. Comme personne ne réagissait à sa plainte, il s'agaça et se mit à balancer ses pieds. L'un d'eux se cogna sur le pied de la table et il leva aussitôt des yeux innocents sur Nahoko et son amie qui avaient cessé leur discussion pour le regarder. Un sourcil de l'Orine se suréleva très légèrement. « Pardon. » marmonna-t-il à contrecœur. Le second sourcil rejoignit le premier et l'Ondin se redressa sur sa chaise. Voyant qu'elle s'apprêtait à reprendre ses bavardages qui duraient depuis au moins vingt bonnes minutes, autrement dit une éternité, Næmo les interrompit. « Dis, Nahoko, s'il te plaît. Je peux te demander quelque chose ? » « Quoi donc ? » « Je peux aller jouer dehors ? » Elle regarda l'extérieur par la fenêtre, les mâts qui se dandinaient doucement et les cris des équipages qui chargeaient et déchargeaient les cales. « D'accord, mais ne va pas trop loin. Et ne t'approche pas trop du quai pour ne pas être dans les pattes de ceux qui travaillent. Tiens, va t'acheter une glace si tu veux. » Elle lui tendit une pièce qu'il prit, extatique de bonheur. « Merci ! À plus ! Je t'aime ! » cria-t-il à la volée en sortant du salon de thé à toute vitesse avant qu'elle ne change d'avis.
Impatiemment, il attendit que le glacier termine sa commande, une grosse boule de menthe avec des pépites de chocolat, et une autre de pistache. Il regardait autour de lui, cherchant à estimer jusqu'où il pouvait s'approcher du quai sans désobéir à Nahoko. À la suite de ses calculs mentaux peu concluants, il décida en léchant sa glace que rien ne pouvait lui arriver s'il faisait très attention et il s'approcha d'une montagne de sacs de graines sur laquelle il se hissa en prenant soin à ne pas renverser son goûter. De là, il avait une bien meilleure vue du port, il voyait même les chantiers plus loin. Tout le monde parlait de ces derniers mais il ne comprenait pas trop pourquoi. C'était des trucs politiques, donc pas des trucs pour les garçons. Il préférait réfléchir à quoi raconter à Lazare lorsque ce dernier lui aurait répondu. Il aurait vraiment aimé le rencontrer à Basphel, juste pour voir à quoi il ressemblait.
Intrigué par des exclamations au loin, il se retourna et vit, au loin, quelque chose qui se rapprochait à toute vitesse, droit sur le monticule qui lui servait de siège, même si ce détail ne monta pas directement à son cerveau. Les yeux plissés, l'Ondin distingua à l'intérieur de la chose des petites têtes qui tressautaient. Il lécha sa glace distraitement. C'est seulement à quelques mètres de l'impact qu'il s'inquiétât de savoir si les sacs allaient absorber le choc ou non. « Euh... » Ses petits doigts se serrèrent autour du cornet pour le protéger. L'étrange caisse montée sur roues percuta de plein fouet les sacs et Næmo écarta les bras comme un goéland pour garder son équilibre. « Olala... » fit-il en voyant l'enchevêtrement des corps sous lui à travers le nuage de poussière. Curieux comme tout, il se laissa glisser à terre jusqu'à eux et les examina. Il devinait qu'ils étaient des Gælyan à leurs vêtements bizarres mais ils avaient environ son âge, ce qui était toujours mieux que rien du tout, et surtout mieux que la conversation ennuyeuse à mourir de Nahoko et son amie. Il enchaîna en langue commune. « Vous allez vous faire fâcher. » Il appuya son observation de quelques coups de langue sur sa glace. Et effectivement, il voyait une meute d'adultes descendre de la rue dans leur direction. Il songea qu'il allait être associé à leur délit si on le trouvait avec eux. Nahoko n'allait jamais plus le laisser sortir s'il se faisait prendre. « J'connais une cachette, si vous voulez. Faut courir, par contre. »
Næmo expira lourdement, tel un vieux chien à l'article de la mort. Le menton sur la table, il louchait sur la théière, pataugeant dans l'ennui le plus complet. Comme personne ne réagissait à sa plainte, il s'agaça et se mit à balancer ses pieds. L'un d'eux se cogna sur le pied de la table et il leva aussitôt des yeux innocents sur Nahoko et son amie qui avaient cessé leur discussion pour le regarder. Un sourcil de l'Orine se suréleva très légèrement. « Pardon. » marmonna-t-il à contrecœur. Le second sourcil rejoignit le premier et l'Ondin se redressa sur sa chaise. Voyant qu'elle s'apprêtait à reprendre ses bavardages qui duraient depuis au moins vingt bonnes minutes, autrement dit une éternité, Næmo les interrompit. « Dis, Nahoko, s'il te plaît. Je peux te demander quelque chose ? » « Quoi donc ? » « Je peux aller jouer dehors ? » Elle regarda l'extérieur par la fenêtre, les mâts qui se dandinaient doucement et les cris des équipages qui chargeaient et déchargeaient les cales. « D'accord, mais ne va pas trop loin. Et ne t'approche pas trop du quai pour ne pas être dans les pattes de ceux qui travaillent. Tiens, va t'acheter une glace si tu veux. » Elle lui tendit une pièce qu'il prit, extatique de bonheur. « Merci ! À plus ! Je t'aime ! » cria-t-il à la volée en sortant du salon de thé à toute vitesse avant qu'elle ne change d'avis. 
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