Lorsque Godefroy sentit le grondement de la foule, il crut d’abord qu’il s’agissait de gardes débarquant en trombe. La réaction appropriée aurait sans doute été de prendre ses jambes à son cou. Pourtant, il n’en fit rien. Le servant n’aurait pas pu être plus serein. Ses tremblements avaient cessé il y a quelques heures, pour laisser place à une sensation de picotement résiduelle. Ce n’était pas agréable, mais il voyait cela comme la preuve de sa puissance. Il avait l’impression que le monde répondait à ses ordres. Tout était sous son contrôle.

Alors, le garçon resta sur place, à fouiller les affaires de dame Eliper. Quand Melchior lui avait donné cette mission, il s’était perdu en élucubrations. Le servant avait cru comprendre que cette noble avait prévu d’offrir un cadeau à un individu important. Qui, quoi, comment ? Peu lui importait. Il n’avait retenu que l’essentiel : il devait remplacer une bouteille par une autre. En échange, le sang d’une divinité continuerait à couler dans ses veines.

Il était loin d’être le seul ancien employé de Melchior a avoir passé un tel accord. En vérité, ils formaient même une sorte de confrérie. Tous travaillaient désormais pour d’autres nobles ; tous étaient prêts à trahir la loyauté de leurs maîtres actuels. Un des servants de dame Eliper avait donné à Godefroy les clés dont il avait besoin pour mener à bien sa tâche. Sans entraide, ils ne pouvaient pas satisfaire Melchior. S'ils ne satisfaisaient pas Melchior, ils n'auraient pas le droit à ses préparations. Et sans ses préparations, ils redevenaient impuissants. Alors, en substituant la bouteille, il ne pût s’empêcher de sourire paisiblement. Chaque chose était à sa place, dans leur organisation eusociale.

Les bruits de pas s’intensifiaient. Le garçon pensait encore naïvement qu’il s’agissait de gardes. Il n’envisageait pas la possibilité d’une révolte. Pas si tôt. Pas avant quelques semaines. Il demeurait calme. On lui avait toujours dit que ce qui faisait le coupable était sa réaction. S’il agissait comme une personne n’ayant pas conscience d’être suspecte, il serait innocenté. Il réfléchissait déjà à son alibi quand une odeur de cendre vint perturber ses sens. Si l’instinct de survie peut être étouffé par certaines drogues particulièrement violentes, il ne peut jamais être entièrement éliminé. La petite voix qui décrivait jusqu’ici Godefroy comme un être tout-puissant lui intimait désormais de se jeter par la fenêtre la plus proche.

Ce soir, d’autres anciens servants de Melchior avaient eu à effectuer des missions bien plus périlleuses qu’un simple changement de bouteille. Certains avaient été chargés de sabotage, voire de vandalisme. Le but était de semer la zizanie parmi les nobles tandis que ces derniers étaient au bal masqué. Cette opération avait été organisée dans la précipitation, mais l’occasion de légèrement déstabiliser la hiérarchie en place était trop tentante. Pour autant, une chose était certaine : aucun de ces servants n’avait comme responsabilité de mettre à feu et à sang la capitale. Ils n’étaient tout simplement pas assez nombreux pour accomplir un tel exploit. La folie qui s’emparait des rues n’avait donc qu’une seule signification : quelque chose d’autre avait dû se produire. Un événement assez important pour créer un chaos dépassant de loin les petits méfaits fomentés par Melchior.

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Depuis toutes ces années, le marchand n’avait jamais aimé que trois choses : les complots, la politique, et Pénélope. Néanmoins, ce bal l’avait légèrement écoeuré des deux premiers. Il avait beau ne rien avoir bu, le sol se dérobait quand même sous ses pieds. La situation le dépassait. Il ne voulait pas jouer sur un terrain alors qu’il y avait vraisemblablement des acteurs en tout point plus grands, plus influents et plus virulents. Du temps que sa sœur se changeait dans les vestiaires, il avait eu tout le loisir d’entendre des rumeurs se répandre. Il songea un instant à sa clique de petits criminels intoxiqués. Son plan avait été pris de court. Au moins, leurs délits seraient noyés parmi le reste.

Pénélope revint enfin à son bras. Elle paraissait davantage résolue. Il la préférait vulnérable, mais savait trouver de l’attirance dans chaque nuance de sa personne. Forte, décidée, fragile, irritée, sarcastique… quelle que soit son émotion, elle portait toujours sur elle quelque chose qui faisait la différence. « Oui. » Il prit soin de ne pas mentionner Gao. Ce serait gâcher l’instant présent. De toute façon, il lui semblait improbable que son frère soit de près ou de loin concerné par tout ce qui se tramait à l’ombre du domaine de Primaël. La situation pourrait dégénerer mille fois, le semencier ne serait pas affecté. À l’heure qu’il était, il devait être en train de chevaucher une noble quelconque.

« Les prochaines semaines s’annoncent mouvementées. » Finalement, il se pouvait que l’insupportable étrangère ne soit pas qu’une simple illuminée maladroite. L’hypothèse de la coïncidence tenait mieux la route que celle d’une vision prophétique du Très-Haut mais, quoi qu'il en fût, il fallait bien admettre qu’elle avait vu juste. Le sang allait couler. Là où elle avait tort, cependant, c’est en pensant qu’elle était en mesure d’empêcher quoi que ce soit. C'était aussi vain que de chercher à éclabousser l'océan. Pénélope et Melchior prenaient la seule route raisonnable : la fuite.

Quitter la propriété du semencier retraité n’apporta pas le calme espéré. Un bourdonnement se faisait entendre, et il ne provenait pas des convives de la soirée. « J’ai des amis, à Elafar. Je songe à faire mes bagages. Je ne veux pas fermer boutique… » Si les conflits entre nations étaient une parfaite opportunité d’arbitrage économique, les guerres civiles n’allaient pas augmenter sa vente de thé. Heureusement, il pourrait toujours se reposer sur son autre clientèle. « …donc je vais peut-être déléguer temporairement le Bazar de Balthazar à un employé. Il se fera aider du nouvel apprenti. Je pense qu’on ferait mieux de se mettre au vert, le temps que la situation se stabilise. » Ce ‘on’ était intentionnel. « Qu’en penses-tu ? »

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Rôle - Melchior: