« Je suis bien contente qu’on n’ait plus à assister aux sermons de Messire Ovagan. » pouffa Iphigénie, le livret d’informations sur Basphel entre les mains. Hector Ovagan faisait partie de l’Assemblée de l’Encre. Proche ami de leur père, il leur enseignait la foi et bien des choses que se devaient de savoir de bons Sorciers. Il avait un don exceptionnel : dès qu’il ouvrait la bouche, il était mortellement ennuyeux. De nombreuses fois, elles lui avaient joué des tours pour se distraire. Bien qu’on eût généralement fini par découvrir les autrices de ces maigres méfaits commis contre Ovagan, elles ne s’étaient jamais découragées. C’était plus fort qu’elles. Pourtant, leurs parents sévissaient : le respect de la hiérarchie – sociale, générationnelle et sexuelle – leur tenait particulièrement à cœur. Leur père, Ajax Borgia, possédait plusieurs mines. Il vendait du charbon brut ou exploitait lui-même ses propriétés dans une forge réputée. Quant à leur mère, Thalia, elle organisait la vie du domaine familial et gérait les terres du Comté en suivant les ordres de son mari. Le couple s’était connu à Basphel ; ils avaient longtemps essayé d’avoir des enfants et, depuis la naissance des jumelles, avaient été incapables de réitérer l’expérience. Phèdre jeta un regard en biais à sa sœur. Un sourire de connivence caressa ses lèvres. « Oui. J’ai hâte de voir à quoi ressemble l’école où nos parents sont allés. » Ses doigts s’activaient à arracher un à un les pétales d’une fleur que son bouquet et son vase ne parvenaient pas à protéger de ses velléités destructrices. Chez les Sorciers, il était assez rare d’aller étudier à Basphel. L’université d’Asresh était réputée et, de façon générale, on n’éprouvait pas le besoin de se mêler aux autres races. Les choses avaient commencé à changer doucement sous le règne d’Elias Salvatore, mais depuis que Cyrius Windsor portait la couronne, cette ambition politique était moins appuyée. « Tu crois qu’il y aura des Réprouvés ? » - « Pas ces horreurs de Bouton d’Or, c’est sûr. » Une moue répugnée tordit les lèvres d'Iphigénie. Elle posa à plat le prospectus de l’école sur la table de la salle à manger. « Dommage. C’étaient les plus nombreux, paraît-il. » Phèdre se retourna. Les jumelles échangèrent un regard et se sourire. Elles fonctionnaient souvent en miroir. « Tu sais ce que m’a répondu Aristide, quand je lui ai annoncé que nous partions étudier à Basphel ? » - « Non ? » - « Que c’était une honte que notre nom peinerait à effacer. » Phèdre arqua un sourcil. « Et qu’est-ce que tu lui as répondu ? » Iphigénie s’humecta les lèvres et replaça une mèche blonde derrière son oreille. « Je lui ai dit qu’il était certain que son nom à lui n’effacerait jamais la fois où il s’est uriné dessus de peur quand Ovagan nous a raconté l’histoire de la lépreuse possédée. » - « Tu aurais dû lui répondre que si jamais il y avait une honte à fréquenter l’une des meilleures écoles du monde, où enseignent certains des professeurs les plus émérites et où est formée la future élite mondiale, tu comprenais qu’il s’en inquiète : quand on est de si basse extraction, on envisage les choses avec l’étroitesse d’esprit d’un Bipolaire. » Thalia venait d’entrer dans la pièce, élégamment vêtue de l’une de ses robes qui alliaient les codes sorciers à une pointe d’exotisme – dans une touche de couleur, un morceau de découpe ou un pan de drapé. Les rires des jumelles s’étouffèrent aussitôt et elles se redressèrent toutes les deux. Phèdre tenta de cacher le sort qu’elle avait réservé à la fleur en se postant devant. « Nous partons bientôt. Toutes vos affaires sont-elles prêtes ? » Iphigénie déglutit. « Presque. L’esclave est vraiment empotée. Les vêtements étaient mal rangés dans les valises : elle est en train de recommencer. » La mère ancra ses yeux dans le vert de ceux de sa fille. La deuxième quitta sa position excentrée et s’avança vers sa sœur. Dès que l’une se sentait menacée, l’autre se rapprochait. Leurs parents leur interdisaient de lever la main sur les esclaves. Elles le faisaient quand même : celle-là avait eu droit à du sel dans les yeux. Peut-être qu’une fois les larmes passées, elle y verrait plus clair et plierait mieux les tenues des jumelles. « Phèdre, j’espère que tu ne t’amuseras pas à arracher les cheveux de tes petits camarades comme tu t’amuses à arracher les pétales de mes fleurs. » Le rouge flamba sur les joues de la concernée, qui baissa immédiatement la tête. « Votre père et moi comptons sur vous pour faire honneur aux Borgia, pas pour les humilier. » Les ongles d'Iphigénie grattèrent doucement la surface du bois, agités. « Oui, mère. » Il y eut un silence, puis elles entendirent le claquement de ses talons s’éloigner. À Basphel, il ne les hanterait plus – lui, et le son mat des pas de leur père. En revanche, elles porteraient toujours sur leurs épaules le poids de leur nom ; un fardeau qui, quand elles ne s’en drapaient pas avec orgueil, se révélait capable de les mettre à terre.

« Je suis bien contente qu’on n’ait plus à assister aux sermons de Messire Ovagan. » pouffa Iphigénie, le livret d’informations sur Basphel entre les mains. Hector Ovagan faisait partie de l’Assemblée de l’Encre. Proche ami de leur père, il leur enseignait la foi et bien des choses que se devaient de savoir de bons Sorciers. Il avait un don exceptionnel : dès qu’il ouvrait la bouche, il était mortellement ennuyeux. De nombreuses fois, elles lui avaient joué des tours pour se distraire. Bien qu’on eût généralement fini par découvrir les autrices de ces maigres méfaits commis contre Ovagan, elles ne s’étaient jamais découragées. C’était plus fort qu’elles. Pourtant, leurs parents sévissaient : le respect de la hiérarchie – sociale, générationnelle et sexuelle – leur tenait particulièrement à cœur. Leur père, Ajax Borgia, possédait plusieurs mines. Il vendait du charbon brut ou exploitait lui-même ses propriétés dans une forge réputée. Quant à leur mère, Thalia, elle organisait la vie du domaine familial et gérait les terres du Comté en suivant les ordres de son mari. Le couple s’était connu à Basphel ; ils avaient longtemps essayé d’avoir des enfants et, depuis la naissance des jumelles, avaient été incapables de réitérer l’expérience. Phèdre jeta un regard en biais à sa sœur. Un sourire de connivence caressa ses lèvres. « Oui. J’ai hâte de voir à quoi ressemble l’école où nos parents sont allés. » Ses doigts s’activaient à arracher un à un les pétales d’une fleur que son bouquet et son vase ne parvenaient pas à protéger de ses velléités destructrices. Chez les Sorciers, il était assez rare d’aller étudier à Basphel. L’université d’Asresh était réputée et, de façon générale, on n’éprouvait pas le besoin de se mêler aux autres races. Les choses avaient commencé à changer doucement sous le règne d’Elias Salvatore, mais depuis que Cyrius Windsor portait la couronne, cette ambition politique était moins appuyée. « Tu crois qu’il y aura des Réprouvés ? » - « Pas ces horreurs de Bouton d’Or, c’est sûr. » Une moue répugnée tordit les lèvres d'Iphigénie. Elle posa à plat le prospectus de l’école sur la table de la salle à manger. « Dommage. C’étaient les plus nombreux, paraît-il. » Phèdre se retourna. Les jumelles échangèrent un regard et se sourire. Elles fonctionnaient souvent en miroir. « Tu sais ce que m’a répondu Aristide, quand je lui ai annoncé que nous partions étudier à Basphel ? » - « Non ? » - « Que c’était une honte que notre nom peinerait à effacer. » Phèdre arqua un sourcil. « Et qu’est-ce que tu lui as répondu ? » Iphigénie s’humecta les lèvres et replaça une mèche blonde derrière son oreille. « Je lui ai dit qu’il était certain que son nom à lui n’effacerait jamais la fois où il s’est uriné dessus de peur quand Ovagan nous a raconté l’histoire de la lépreuse possédée. » - « Tu aurais dû lui répondre que si jamais il y avait une honte à fréquenter l’une des meilleures écoles du monde, où enseignent certains des professeurs les plus émérites et où est formée la future élite mondiale, tu comprenais qu’il s’en inquiète : quand on est de si basse extraction, on envisage les choses avec l’étroitesse d’esprit d’un Bipolaire. » Thalia venait d’entrer dans la pièce, élégamment vêtue de l’une de ses robes qui alliaient les codes sorciers à une pointe d’exotisme – dans une touche de couleur, un morceau de découpe ou un pan de drapé. Les rires des jumelles s’étouffèrent aussitôt et elles se redressèrent toutes les deux. Phèdre tenta de cacher le sort qu’elle avait réservé à la fleur en se postant devant. « Nous partons bientôt. Toutes vos affaires sont-elles prêtes ? » Iphigénie déglutit. « Presque. L’esclave est vraiment empotée. Les vêtements étaient mal rangés dans les valises : elle est en train de recommencer. » La mère ancra ses yeux dans le vert de ceux de sa fille. La deuxième quitta sa position excentrée et s’avança vers sa sœur. Dès que l’une se sentait menacée, l’autre se rapprochait. Leurs parents leur interdisaient de lever la main sur les esclaves. Elles le faisaient quand même : celle-là avait eu droit à du sel dans les yeux. Peut-être qu’une fois les larmes passées, elle y verrait plus clair et plierait mieux les tenues des jumelles. « Phèdre, j’espère que tu ne t’amuseras pas à arracher les cheveux de tes petits camarades comme tu t’amuses à arracher les pétales de mes fleurs. » Le rouge flamba sur les joues de la concernée, qui baissa immédiatement la tête. « Votre père et moi comptons sur vous pour faire honneur aux Borgia, pas pour les humilier. » Les ongles d'Iphigénie grattèrent doucement la surface du bois, agités. « Oui, mère. » Il y eut un silence, puis elles entendirent le claquement de ses talons s’éloigner. À Basphel, il ne les hanterait plus – lui, et le son mat des pas de leur père. En revanche, elles porteraient toujours sur leurs épaules le poids de leur nom ; un fardeau qui, quand elles ne s’en drapaient pas avec orgueil, se révélait capable de les mettre à terre.