« Recommence. » La voix de Sylæna tonne comme un coup de tonnerre au milieu d'une tempête. Son regard vif me scrute avec une lueur que je capte rarement chez elle; une lueur sévère, implacable, impitoyable. Je sens ma gorge se nouer, alors que mes doigts, légèrement tremblants, raffermissent leur emprise sur l'archet que je tiens au creux de ma main. Inspirant un filet d'air qui traverse vivement mes poumons, j'ajuste immédiatement ma posture pour répondre aux exigences de la Lyrienne, dont l'œil inquisiteur ne me quitte plus. Nerveux, je détourne la tête vers le mur en face de moi, écrasé par le poids qui est braqué sur mes épaules. Mes paumes deviennent moites, cependant, je refuse de m'arrêter, poursuivant l'initiative que j'ai commencé en joignant le mouvement de mon bras à celui de mon menton. Bien que ma prise s'amollisse sur le bois de l'archet, ma fierté m'empêche de reconnaître les torts que je m'apprête à commettre; elle aveugle mon jugement qui hurle contre ma volonté inflexible de réussir, malgré l'état lamentable dans lequel je me trouve. Cette petite voix, que je choisis délibérément d'ignorer, saccage mon crâne par le volume qu'elle rehausse à l'instant où le faisceau de crins touche les cordes de l'instrument. D'un geste concis, je rejoue la note réclamée par ma mère, mais seul un grincement immonde en ressort. Loin de me laisser décourager, je réitère un autre essai, sans toutefois rencontrer un meilleur succès que le précédent. Un pli se creuse dès lors sur la ligne de mon front, alors que je reproduis une nouvelle fois le mouvement sur les cordes du violon, qui grince dans un bruit disgracieux. Lentement, mon assurance cède le pas à la frustration, qui croit à mesure que mes revers se multiplient. Mes lèvres se plissent pour tracer une moue hargneuse sur mon visage. Ma patience s'effiloche comme des lambeaux de papier. Les notes que je joue deviennent plus stridentes, plus difformes. Je perds progressivement le contrôle sur moi, mais c'est à peine si je m'en aperçois. Mes mires bleutées sont rivées sur l'instrument, mais mon esprit est ailleurs, égaré dans un voile brumeux où plusieurs images se superposent les unes aux autres.

Je revois brièvement les bras de ma mère s'étreindre sur moi; le regard déterminé de mon père s'ancrer sur l'horizon avant que son corps se jette dans la mêlée; l'éclat de son épée qui pourfend la gorge des traîtres pour les aider à se frayer un chemin vers les lignes alliées. Je sens à nouveau l'odeur du sang se propager dans mon nez; l'odeur de la sueur se mélanger aux chants qui vibrent à mes oreilles; l'odeur de la cendre se diffuser quand les remparts s'effondrent sous les assauts combinés des armées venues purger le Mal qui sévit entre les murs de la Cité déchue d'Arcadia. Mes souvenirs sont épars, fragmentés, comme si une force supérieure s'était amusée à regrouper, en désordre, la séquence des événements. Mon corps se tend, puis se fige en se remémorant les actions que je l’ai contraint à exécuter pour survivre. Je peux revoir mes mains s’enrouler autour du pommeau d’une dague et se tendre vers l’ombre qui fonce sur moi. Une seconde plus tard, la lame s’enfonce dans le ventre d’un Chevalier qui porte les étendards des infidèles. Son visage se déforme sous l’effet de la surprise; vivement, ma mère empoigne l’arme que je relâche mollement et fend la gorge du renégat qui se dresse sur notre chemin. Ma vision s’obscurcit et je sens mes genoux ployer sous mon poids.

« Mira ! » Le cri de Sylæna me tire subitement de mes pensées. Je lève mes yeux vers elle. Ses traits sont affaissés par l’inquiétude qui tort la ligne de ses lèvres. D’abord confus, je constate en décalage ma présence sur le plancher : sans m'en rendre compte, j’étais tombé. Accroupie devant moi, la Lyrienne me tient fermement par les épaules pour m’empêcher de m’étendre par terre. L’éclat austère qui brillait dans ses pupilles céruléennes a complètement disparu. Seule l’angoisse demeure, tandis que ses doigts caressent les mèches ébènes de ma chevelure. « Tout va bien, ys kuau syn’late (mon petit corail). Je suis là. » me chuchote-t-elle à l’oreille. « C’est fini. Tout est fini. » Ma tête vacille dans le vide, mais heureusement, ses bras s’ouvrent pour la réceptionner contre sa poitrine. Mes cornées s’embuent doucement de larmes que je ne parviens pas à contenir. Et je pleure, en mémoire du passé et des instants de bonheur envolés.