Ellipse après le RP
Deuxième mouvement : moderato -
Wao et Eöl marchent silencieusement, côte à côte. Aujourd'hui, l'Alfar ne lui a pas pris sa main. L'Orine s'en attriste, mais il n'est pas surpris. La veille, leur première dispute a éclaté. Wao ne peut pas le blâmer : il lui a dissimulé des informations sur sa famille, et sur ses propres activités. Le fait qu'il ait les meilleures intentions à l'esprit ne saurait minimiser ses actes. Il est puni, c'est aussi simple que cela. Et le brun s'apprête à doubler la sentence. «
Vous devez me trouver froid, aujourd'hui », finit-il par commenter après un long silence. Devant eux se tient un saule pleureur entouré d'un petit champ d'amarantes. L'arbre se trouve au centre du parc, et il est considéré comme sacré pour les Alfars. La veille, un culte de la Déesse Dothasi a visiblement eu lieu autour de lui. Des bougies rabougries et une trace de sang sont les ultimes témoins de l'événement.
«
Froid ? Non. Distant... » Eöl ne termine pas sa phrase. Ce matin, il est avare de mots. Wao sent que son travail tournoie sans cesse dans son esprit. Il n'est jamais vraiment avec lui –jamais entièrement, en tous cas. Ce mystère qu'il trouvait excitant au début a tourné en un goût amer de frustration à l'épreuve de ses absences. «
Asseyons-nous. » Le ton de Wao semble inquiéter l'Alfar. Un voile passe devant son regard, en l'espace d'une seconde. Il se retourne et entreprit de grimper dans un arbre en face du saule pleureur. Wao est surpris par sa soudaine impulsion d'aventure, mais il le suit. Ses mains cherchent une prise solide sur le tronc, puis son promis lui tend une main. Wao lève la tête et en a le souffle coupé. Eöl est si beau. Sa chevelure blanche chute vers lui comme les branches du saule pleureur vers les amarantes. «
Il y en a qui sont morts ainsi », commente-t-il soudain. L'Orine secoue la tête pour revenir à la raison et pose sa main dans la sienne.
Aussitôt, l'Alfar le hisse pardessus le tronc d'un coup sec. Wao est propulsé vers le haut, si fort qu'il en perd l'équilibre. Eöl, accroupi sur la branche, se redresse et prend l'Orine dans ses bras pour le retenir. Le geste semble spontané, mais Wao sait qu'il est parfaitement calculé. Sa main est parfaitement posée dans le creux de son dos, l'autre enlaçant ses épaules. Wao a rêvé d'enlacer son Aisuru potentiel toutes les nuits depuis son départ, et pourtant... il ne ressent plus la chaleur qui l'avait tant enivré au départ. Quelque chose ne tourne pas rond. Leurs esprits se sont trop éloignés. Cette réalité est laide, horrible et cruelle. L'estomac de Wao se soulève : il est dégoûté et ne sait pas exactement pourquoi, ou par qui. Eöl ou son fils, Rubèn, ou lui-même ? Est-ce lui qui a un problème, ou les autres ? Et Eöl l'a-t-il ressenti aussi ? Cette dernière pensée le paralyse d'effroi. Lentement, son rêve s'écroule. L'étreinte qui l'avait laissé assoiffé, qu'il avait tant voulu retrouver, s'est perdue dans l'obscurité.
Wao s'écarte d'Eöl, les joues rougies par la honte. L'Alfar pourrait croire qu'il manifeste une gêne pudique, touché par son étreinte, mais il n'en est rien. Wao est honteux de n'avoir senti aucune chaleur. Il ressent une impression de trahison secrète, qu'Eöl pourrait découvrir rien qu'en tendant l'oreille. «
Merci. » L'Orine s'assoit sur son banc d'écorce. Devant eux, des Alfars passent leur chemin. Certains flânent, mais la plupart soutiennent une marche rapide, talonnés par la montre. «
De rien. » La voix de l'Alfar ne trahit aucune émotion. Wao ignore s'il a perçu quoi que ce soit. Un silence chargé de tension forme comme une cage autour d'eux. Chacun attend de trouver le courage de lancer le sujet qui fâche. «
Je dois vous dire quelque chose », murmure alors Wao. Sa main se referme contre l'écorce, broyant les éclats en proie à sa poigne. L'Orine a utilisé un ton formel, souligné par le retour de leur vouvoiement de départ. Eöl se tourne vers lui :
–Non. Surpris, Wao plonge un regard inquisiteur dans le sien.
Avant, je dois te parler d'une chose qui m'alourdit le cœur. –De quoi s'agit-il ?–...cette soirée où mon idiot de fils a joué aux justiciers. Le regard de Wao s'assombrit. Son promis fait référence au bal masqué catastrophique. L'Orine s'apprête à s'excuser, même s'il ne sait pas encore de quel reproche il sera affligé.
–Oui ? Le cœur de Wao s'affole. Il sent qu'Eöl l'emmène sur une pente glissante.
–Melliana m'a partagée une information inquiétante. La pente se transforme en ravin. Sa femme jalouse veut briser leur promesse et le bal n'a pas joué en sa faveur.
–Ah, balbutie-t-il. La gorge de Wao s'assèche.
–Elle m'a dit que tu dansais avec quelqu'un. Une femme. –Et alors ? Tu n'étais pas là. Wao n'a pas su mesurer ses mots, vexé que son Aisuru potentiel, cible de tous ses désirs, puisse remettre en question sa confiance. Mais le sang d'Eöl ne fait qu'un tour. Il le foudroie du regard et, soudain, Wao ressent une douleur autour de sa main droite. Il tente de la bouger, mais elle est figée. Quand il se tourne vers elle, son visage blêmit. L'écorce s'est étendue pour prendre sa main en étau, entremêlée de ronces. Un filet de sang coule entre les fissures du bois.
«
Arrête tout de suite ! » S'écrie-t-il faiblement, en essayant de tirer son bras. Une larme perle sur le côté de son œil. Sous son ordre, les écorces se sont figées. Soudain, les ronces s'écartent et disparaissent, emportant des bouts de chair sur leur passage. Quand il retire sa main, il découvre des griffures rougeâtres sur toute sa longueur. Eöl tente de prendre sa main, mais Wao a un mouvement de recul. Une peur pointe dans le regard qu'il lui lance et l'Alfar semble être pris au dépourvu. Il ne s'excuse pas ; à la place, le blanc pose un tissu qui se teinte de rouge au contact de sa main. Les griffures ne sont pas profondes, mais Wao en est retourné. Il ne peut plus lui donner le carnet d'enquête de Rubèn ; la situation s'est déjà trop envenimée. Il prend alors la décision de le lui cacher. Tant pis pour l'Alfar.
Le geste suivant d'Eöl le perturbe encore : il l'enlace, enfouissant son visage contre son torse. Wao se laisse faire. Il ne sait plus comment réagir ou quoi penser. «
Je tiens bien trop à toi », lui murmure l'Alfar. Une larme coule sur le visage de l'Orine. Il a tant attendu une telle confession de sa part... mais c'est trop tard. Ses mots ne lui apportent aucun réconfort. «
J'ai peur que quelqu'un d'autre vole ton cœur en mon absence. » Une amertume remplace la tristesse dans l'esprit de Wao. Il se détache de son étreinte et plonge son regard dans le sien. «
Alors arrêtez de me laisser croupir ici. Emmenez-moi avec vous. » L'Alfar soupire. Une fois de plus, le duo est dans une impasse. «
C'est quoi, le problème ? Vous me faites pas confiance ? Je peux vous accompagner et vous aider... dites-moi juste comment faire. » Un sourire sans joie s'étire sur le visage d'Eöl. Il soupire une nouvelle fois et dessine le contour de son visage avec son doigt. «
D'accord. Je vais m'arranger pour mon prochain voyage. » Le visage de Wao s'illumine enfin pour la première fois de leur balade.
Est-ce qu'il a fallu qu'il s'approche du point de non-retour pour que l'Alfar accepte enfin de faire une concession ? La méfiance chasse très vite son espoir. «
Vous me le promettez ? » Eöl rapproche son visage du sien. Leurs souffles s'entremêlent. «
Seulement si tu arrêtes d'utiliser ce ton aussi formel avec ton promis. » Toujours ses yeux plantés dans les siens, Eöl prend doucement sa main blessée. Il retire le tissu et y appose un baiser chaste. Wao est toujours aussi confus, mais une chaleur agréable naît dans son ventre et se déverse dans le haut de son corps. Son cœur s'affole. «
Tout ce que tu voudras », murmure Wao. La chaleur remonte jusque sa nuque et s'empare de son souffle. Alors qu'Eöl lui rend sa main, Wao est pris d'une impulsion. Il profite de son inattention pour presser ses lèvres promptement sur ses cheveux blancs. Eöl se redresse et affiche un air outré. Un sourire espiègle fleurit sur le visage de Wao. «
Quelle audace, mon cher ! » Un rire gracieux s'échappe des lèvres d'Eöl. Le sang a cessé de perler sur la main de Wao. Quand il tente de s'appuyer sur l'écorce pour sauter de l'arbre, la douleur lui arrache un rictus. Mais c'est un piètre prix à payer pour obtenir une promesse.
*
Chère Chuan,
J'ai besoin de toi. Je sais que l'on ne peut pas se voir. Tu es entre Onikareni et Aeden, je suis à Drosera et je ne peux pas sortir d'ici... mais j'ai besoin de t'entendre. A défaut, j'ai besoin de tes conseils. Tu es la seule personne à qui je peux envoyer cette lettre. Je te fais confiance. Je sais que je suis quelqu'un de secret. Tu as été incroyablement patiente avec moi et tu es la seule qui aie réussi à m'ouvrir au monde, même un peu.
Je ne sais plus quoi faire. [des ratures ont griffonné la ligne.] Je pensais que ça allait mieux avec lui. Je pensais qu'il allait changer. Il est toujours absent, à cause de son activité de galeriste. Un jour, il fait ses valises pour aller sur le Continent Dévasté, et la semaine suivante, il disparaît à Avalon. Il ne me dit pas toujours ce qu'il fait, il est flou, fuyant. Et pendant ce temps, sa famille m'embarque dans des histoires à n'en plus dormir.
Mais, tu vois, je me suis accroché. Je lui ai demandé de faire plus. Et enfin, il m'a promis qu'il m'emmènerait avec lui. Pourquoi me lier à quelqu'un que je ne verrai jamais ? Tu comprends ? J'étais même prêt à partir. C'est peut-être pour ça qu'il m'a enfin promis ce que je voulais. Mais il n'a pas tenu sa promesse. [plus de griffures. De l'encre a fait des pâtés sur la ligne.] Il est parti ce matin. Il est venu me réveiller pour me dire qu'il avait une urgence, qu'il était désolé, qu'il tenait à moi et qu'il tenterait de revenir bientôt. TENTERAIT. J'étais prêt à l'accompagner, même dans ma tenue de nuit, je m'en fichais. Mais il n'a pas voulu. ENCORE UNE FOIS.
Alors je suis perdu ! Tu crois que...? Qu'est-ce que ça veut dire ? C'est quoi, notre avenir ? Est-ce que c'est compromis ? Est-ce qu'on s'est promis l'un à l'autre trop vite ? Et comment je peux m'intégrer dans sa famille ? Pourquoi c'est si difficile ?
Wao essuie sa joue avec son bras. Le tissu de son
jinbei est mouillé de toutes parts, l'eau se mêlant au sel de ses larmes. Son écriture est tremblante. Des gouttes ont perlé en-dehors de son encrier, salissant son bureau. Il s'en aperçoit et, maladroitement, essuie l'encre avec son autre bras. Il pose alors sa plume et se prend les mains dans le visage. Il est désemparé. Plusieurs solutions s'offrent à lui, mais aucune ne lui convient. Il aimerait se téléporter loin, d'un seul coup, sauf qu'il est pris dans une cage. Où qu'il aille, des Alfars le reconnaîtront. S'il veut partir à Onikareni, il doit se rendre à l'ambassade. Et s'il veut sortir de la maison, il rencontrera des domestiques. Il est pris au piège comme une proie.
Thème [oui, je me fais un kiff.] Son regard s'arrête sur sa main, où ses cicatrices ont presque disparu. Et soudain, il repense au bal. *
La fleur !* Au cours de la soirée, la femme dont il ne connaissait toujours pas le nom lui a offert une rose miniature. Elle lui disait que l'objet aurait le pouvoir de l'emmener près d'elle, s'il avait besoin d'un refuge. Sur le moment, Wao s'était senti béni par ce cadeau tombé des cieux. Puis, la méfiance avait repris le dessus. Mais dans son désespoir, l'occasion lui paraît soudain trop belle. Le brun saute sur place. Il froisse la lettre à Chuan et la déchire en mille morceaux, s'acharnant sur le papier où il a couché tous ses malheurs. Non, personne ne doit savoir. Il doit garder la face.
Wao essaie de détacher son jinbei, mais le tissu résiste. Alors il le déchire, dans sa hâte, et ouvre son armoire à la volée. Il s'empare de son yukata le plus simple à enfiler et agrippe sa valise. Il y a entreposé tous ses objets les plus précieux, comme s'il s'attendait déjà à partir. Elle contient son matériel de peintre, son
xun, quelques lettres de ses amis, son argent de poche et ses bijoux. Enfin, il fouille sous son matelas, où il a caché la rose. Il soupire de soulagement quand il découvre qu'elle n'a pas changé de place. Son regard se porte alors sur la bague qu'Eöl lui a demandé de porter afin de le localiser à tout moment. Un autre sanglot secoue son torse alors qu'il la retire de son doigt. Quoiqu'il advienne, cette fuite ne permettra pas de retour en arrière. *
Je m'en fiche. Il avait qu'à être là. Je passerai pas un jour de plus dans cette maison de mort.*
Son regard se tourne vers sa dernière toile en date ; elle est recouverte d'un drap, Wao ne désirant pas qu'un domestique la découvre. La toile est à l'effigie de la rousse qui lui a offert la rose. Son cœur bondit alors qu'il imagine la réaction de l'inconnue face à sa dernière oeuvre. Il prend la toile sous le bras, sa valise entre les jambes, et fixe la rose. *
Hume son odeur pour revenir à moi*, se souvient-il. Il l'approche de son visage. Derrière sa porte, les domestiques commencent à se hâter pour mettre la maison en ordre avant que la matriarche ne se lève. L'idée de ne plus jamais revoir ses lèvres pincées et son regard ravit Wao. Un nouveau souffle de vie s'insuffle en lui. Il colle la rose à son nez et inspire doucement. De façon surprenante, ce n'est pas une odeur de fleur qui s'impose, mais celle d'une humidité sombre, un peu comme dans une église. Il laisse son odorat le prendre tout entier et disparaît de Drosera, laissant son passé à jamais derrière lui.
Mots: trop
FIN