À en perdre l'appétit

☙ Emeline - Strut

Comme à son habitude, Susannah arriva à l'heure précise à laquelle le service débutait à la cafétéria. Sans se gêner pour bousculer ses congénères, elle était sortie en premier de la salle de classe et n'avait attendu personne pour aller se restaurer. Ses camarades n'étaient pas vraiment ce qu'on pouvait appeler des amis et elle préférait déjeuner seule et dans un silence relatif étant donné le vacarme qui régnait en permanence dans la grande salle, le nez plongé dans un livre ou à griffonner ses pensées sur un carnet.

Des crampes délicieuses parcoururent son ventre lorsque son nez renifla les effluves prometteuses qui lui parvenaient. Purée. Ses yeux scintillèrent et elle accéléra le pas, sa sacoche battant contre sa hanche. Elle comptait sur le pouvoir des pommes de terre au beurre pour soigner ses contusions cérébrales après s'être échinée plusieurs heures à essayer de comprendre les nébuleuses relations économiques interraciales.

Son plateau en équilibre sur une main, elle déambula près des stands d'entrées et après avoir fait son choix - elle n'avait pas pu su se décider entre la tartine de houmous et la verrine d'avocat et avait pris les deux -, elle s'inséra dans la queue qui se formait pour obtenir l'objet de sa convoitise. Trop affamée, elle mordit dans un quignon de pain en patientant pour son tour, jetant un regard sur la salle pour essayer de repérer si sa place favorite était toujours libre.

La queue avança et elle fit glisser son plateau d'un air absent avant de se tourner pour réclamer sa pitance. « Beaucoup de purée, merci ! » Fit-elle gaiement avant de porter à nouveau son morceau de pain à sa bouche. Son regard remonta distraitement le long des bras anonymes et la bleue se statufia. Ses yeux s'arrondirent et elle inspira brusquement. Sa bouchée de pain passa de travers et elle s'étrangla dessus. Elle toussa pour dégager sa trachée, son poing frappant le haut de sa poitrine. Devenue cramoisie, les yeux larmoyants, elle récupéra son souffle et prit le temps de lancer un regard chargé de venin à Johannês. « Qu'est-ce que tu fais ici ? » Siffla la hargneuse sans réaliser la bêtise de sa question. Ne suffisait-il pas qu'il surgisse dans ses rêves ou lorsqu'elle avait les yeux fermés ? Pourquoi était-il partout ? En réalité, Susannah exagérait. C'est à peine s'ils avaient échangé un mot à Basphel, comme s'ils avaient passé un accord tacite pour s'éviter mutuellement. En ce qui la concernait, si elle apercevait son air renfrogné de loin, elle faisait demi-tour pour éviter d'alimenter son trouble en le confrontant sans raison valable. En revanche, cela ne l'avait pas empêchée de grapiller toutes sortes d'informations à son sujet, comme le nom de ses camarades de dortoir ou la méprisable réputation qu'il s'était forgée avec son caractère. Susannah rêvait du jour où les élèves plus âgés feraient enfin taire ce roquet. Il méritait de connaître sa place et elle fantasmait d'être assez forte pour être celle qui s'en chargerait.

Confondant la chaleur qui imprégnait ses joues et son ventre avec la haine qu'elle portait à ce type de vauriens, elle le toisa de haut, ou essaya car sa position le plaçait en hauteur par rapport à elle. Ses iris gris glissèrent sur la tenue réglementaire des serveurs et ses sourcils se haussèrent imperceptiblement. « Ils prennent vraiment n'importe qui ici. » Lâcha-t-elle, dédaigneuse.

À en perdre l'appétit

Musique

Læn n’aimait pas spécialement servir les autres. Il détestait ça, même. Ils avaient tous des têtes de cons. Certains semblaient plus intelligents que d’autres mais ce n’était pas forcément les plus agréables. Adriæn ne se lassait jamais de venir le voir. Il avait toujours des demandes très spécifiques. En d’autres termes, il faisait exprès d’être exigeant pour le faire chier. Ça ne marchait pas beaucoup puisque le faux Magicien lui faisait toujours payer, d’une manière ou d’une autre, ses grands airs de client pointilleux. Ce qu’il faisait endurer à son ami des océans, il ne pouvait en revanche pas le faire subir à d’autres, sous peine de se faire renvoyer. Il avait besoin de ce job pour conserver le hangar pour son bateau et, surtout, il aimait bien avoir de l’argent. Il prenait donc son mal en patience. Il s’était néanmoins inscrit à un cours de boxe, afin de pouvoir se vider de toute la tension qu’il accumulait. Ça ne lui ressemblait pas, de serrer les dents et de rester calme. Parfois, cependant, il était bien heureux qu’il y eût un meuble entre les autres et lui. En pratique, ça l’empêchait de se ruer sur eux. En théorie, il s’imaginait le faire dans sa tête. Comme il pouvait difficilement frapper ses camarades, il avait commencé à faire des saloperies. Il retenait la tête des connards et ajoutait des ingrédients spéciaux dans leur boisson ou leur plat lorsqu’il les revoyait. Il était passé maître dans l’art de cracher discrètement. Un café au goût molard, un ! Parfois, il envoyait un ingrédient par terre et le rajoutait dans l’assiette, ni vu ni connu. Ça lui faisait un peu passer ses envies assassines.

Il trempa la louche dans la purée, avant de lever les yeux vers celle qui lui avait demandé une double ration. Il s’immobilisa en la reconnaissant. C’était la première fois qu’il faisait le service du midi. Généralement, il était là pendant les intercours ou certains cours, lorsque lui n’en avait pas. Il ne l’avait donc jamais croisée ici. « … » Il ne l’avait pas revue depuis longtemps. Enfin… il la croisait de temps en temps, dans les couloirs. Lorsque ça se produisait, il changeait rapidement d’itinéraire ou faisait mine de ne pas la remarquer. Il l’avait d’abord reconnue à cause d’un rêve particulièrement troublant qu’il avait fait, un rêve qui l’avait réveillé au beau milieu de la nuit. Il avait éjaculé ce soir-là et c’était en partie la raison pour laquelle il ne désirait pas lui parler. Qu’il eût pu imaginer une fille existante de façon si précise le mettait mal à l’aise. Enfin, à force de la voir malgré lui, il avait fait le rapprochement avec un autre fait troublant de son enfance : cette gamine qui avait voulu l’embrasser. Il en avait parlé à Adriæn, qui n’avait montré aucune émotion particulière. Il s’était contenté de hausser les épaules, en articulant un « Peut-être, oui. » peu intéressé. Lui, ça le travaillait. Alors qu’il se retrouvât en face d’elle de façon impromptue le perturba. Il fronça les sourcils. « Je… sers de la purée ? » répondit-il, comme si elle était complètement conne. S’il avait eu un peu pitié en la voyant s’étouffer, le ton qu’elle avait employé pour lui parler avait eu tôt fait de le replonger dans ses souvenirs d’enfance. Cette fille était imbuvable. Il avait envie de la niquer… et pas comme dans le rêve, pensa-t-il, pour essayer de se justifier.

Alors qu’elle le toisait, il grimaça. C’était quoi son problème ? Elle l’agaçait à mort celle-là. « Ouais c’est sûr, surtout de vieilles morues égocentrées. » répondit-il, comme si elle avait parlé de Basphel de manière générale. Il chargea sa louche à la faire exploser et l’abattit sans vergogne dans l’assiette de Susannah, la purée éclaboussant la jeune fille et son tablier à lui. « Tiens, pour tes bourrelets. » déclara-t-il. Il sourit, moqueur, avant de faire un bisou dans le vide dans sa direction. Il la cachait bien mais la brûlure au niveau de son bas-ventre, elle, était bien réelle. C’était insupportable.  

À en perdre l'appétit

☙ Emeline - Strut

« Pardon ? » S'étrangla à nouveau Susannah, cette fois sur son insulte. Il fallait nettoyer cette bouche au savon pour la débarrasser de ces obscénités. Pour qui se prenait-il ? Elle sursauta en se recevant des projectiles de purée et l'orage gronda aussitôt dans ses prunelles. « Espèce de... » Elle en perdait sa répartie, étouffée par une rage qui ne saurait s'exprimer que par ses poings sur sa figure si tentante. L'imaginer devrait suffire, pour le moment. Ses ongles crissèrent sur son plateau et elle se pencha pour récupérer son assiette. Au passage, ses doigts s'agrippèrent comme des serpents sur ceux de Johannês et elle tira vers elle brusquement dans l'espoir de le déséquilibrer et le lâcha tout aussi vite, épouvantée par les rubans brûlants qui avaient ceinturé son bas-ventre à son contact. « Oh mais quelle maladroite. » Souffla-t-elle d'un ton sucré pas du tout désolé.

Déposant l'assiette sur son plateau, elle essuya une traînée de purée qui avait atterrit sur sa joue et porta son doigt jusqu'à ses lèvres pour le sucer, rendue songeuse par un déjà-vu un peu trop précis, les yeux rivés sur son plat. « Ah ! » Déclara-t-elle soudain en relevant le nez. « T'as oublié de me mettre une saucisse. » Sa main glissa sur son ventre. « Mais t'as raison. Il vaut mieux que je m'en passe. Les saucisses ne sont pas très bonnes ici en plus. » La vicieuse souriait, fière de ce qu'elle voyait germer sur le visage de son interlocuteur. « C'est bon, t'as fini ? Avance ! » Râla la fille derrière elle et Susannah se retourna d'un bloc, son amusement remplacé par un air féroce en un clin d'oeil. « Mêles-toi de ce qui te regarde ! » Aboya la bleue, agacée d'être coupée en plein divertissement. Elle se saisit de son plateau un peu brusquement, renversant de l'eau sur sa tartine de houmous, foudroya une dernière fois du regard la fille, puis Johannês juste parce que, et quitta le stand avec toute la dignité qu'elle put rassembler.

Une fois assise, l'Ondine regarda sombrement son plateau. Toute faim l'avait désertée, remplacée par un autre appétit, un auquel elle aurait souhaité se dérober de toutes ses forces. Les joues encore écarlates de leur altercation, elle jura à voix basse, s'attirant les regards surpris des élèves assis à la table à côté. Il ne perdait rien pour attendre ce sale bipède. Elle le haïssait comme elle haïssait les réactions aberrantes de son corps. Furieuse contre le monde entier, elle se leva finalement et alla rendre son plateau, incapable d'avaler quoi que ce soit.

Laen et Susannah:

À en perdre l'appétit

Musique

« Raa ! » gronda Læn, lorsqu’il sentit les griffes de la morue lui arracher la peau. Il la fusilla du regard, avec l’envie de plus en plus prégnante de faire le tour du meuble de cuisine pour venir lui arracher la tête. Il pourrait lui agripper les cheveux et les tirer en arrière. Quoi que. Il n’était pas certain qu’elle put monter le menton davantage, tellement elle essayait de le toiser. Ça devait bien l’agacer d’être minuscule. Il avait envie de la chopper et de la balancer dans la grande poubelle de la cuisine. Lorsqu’elle se retrouverait avec des épluchures de patates partout, peut-être qu’elle arrêterait de faire la fière. « C’est ça. » ronchonna-t-il. Elle était le même genre de maladroite que lui précédemment, à la différence qu’il ne l’avait pas touchée autrement qu’avec de la purée.

Le faux Magicien regarda le doigt de Susannah. Une sensation de déjà-vu lui étreignit le cœur et l’entrejambe. Il serra les dents. Il sentit son souffle se faire plus rude. Elle l’agaçait, au point que ses narines se dilatèrent légèrement pour laisser passer sa respiration tempétueuse. Il voulait la casser en deux et le fait que ce fût à la fois au sens propre comme au sens figuré n’avait rien de rassurant. Malgré ce qu’elle disait, il ne pouvait pas s’empêcher d’imaginer ses lèvres autour de ladite saucisse. Rien à voir avec la nourriture. Il resta là, silencieux, à la fixer sans trouver quoi dire. S’il n’y avait pas eu ce putain de meuble entre eux, il lui aurait réglé son compte. Néanmoins, les bacs remplis de purée faisaient la loi et il ne l’enfreignit pas. D’autant plus qu’il n’était pas bien sûr de ce qu’il aurait pu se passer entre eux. Il préférait cette fille loin de lui.

Il se tourna vers la personne suivante, avec des yeux noirs. « B’jour. » fit-il, avec agacement. Il passa le reste de son service à refaire la scène. Il aurait dû lui répondre. Quoi ? Plusieurs options tournaient dans sa tête. Les filles comme toi, ça ne mérite pas de saucisse, n’était pas sa réplique préférée. Celle qu’il aimait bien, c’était celle-ci : T’avais l’air d’aimer ça, les saucisses, la dernière fois. Néanmoins, elle lui rappelait le rêve et le corps de Susannah contre le sien, ses doigts qui s’agrippaient à elle et l’ondulation lascive de ses hanches. Il aimait bien ses bourrelets mais le fait qu’il les aimât n’avait rien de chaste. Les mouvements de son bassin contre le sien avaient eu une saveur particulière qu’un corps trop maigre n’aurait jamais produit. « Bordel. » souffla-t-il, tout en tentant de se changer les idées. L’élève, devant lui, le jugea. « Quoi ? » fit-il.

Le problème s’imposa à lui bien après le service. Ses neurones se connectèrent sur cette histoire de doigt et de saucisse. Lorsqu’ils étaient enfants, elle n’avait fait que vouloir l’embrasser. C’était encore innocent. Mais son comportement n’avait rien de chaste. Et si… Et si ce rêve avait des saveurs de réalité ? Il rit, nerveusement. Il enterra cette possibilité. Il valait mieux ne jamais l’envisager comme étant possible. Ses yeux se baissèrent sur ses doigts. Deux griffures rouges s’y trouvaient. Elle allait le payer.