Partenaire : aucun
Intrigue/Objectif : Complot. La situation est chaotique chez les Evershas. La Déesse-Totem Ava vieillie à un rythme surnaturelle et il d’avis populaire que son règne touche à sa fin. Seuls les plus puissants Augures peuvent mettre fin au débat, mais ils doivent eux-mêmes s’entendre sur les volontés de la déesse de la nature et de la lune. C’est dans ce climat d’incertitude que Typhon surmontera les épreuves qui feront de lui un des candidats à la succession d’Ava.

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Nouvelle lune — 1er partie

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Éclairé par une chandelle à la flamme vacillante, Typhon faisait rouler dans sa main plusieurs petites gemmes blanches sous le regard inquisiteur d’Échidna, son épouse. L’homme-serpent-tigre et la femme-serpent-chatte étaient enlacés l’un contre l’autre dans la cale du navire qui les menait à l’Antre des marais. Ils partageaient ainsi leur chaleur corporelle en cette nuit fraiche et humide à naviguer sur l’océan. En dépit de leur statut social, le couple était contraint dans cet espace isolé et sombre. Ils ne pouvaient ni sortir pour se dégourdir les « jambes, » une expression devenue désuète à la suite de la perte de leurs membres inférieurs, ni aider l’équipage à naviguer. Leurs corps étaient trop monstrueux depuis leurs transformations en Hesshas.

***

L’on choisissait rarement de devenir un Eversha Hesshas, un être difforme mélangeant des traits humains et animaux. Il s’agissait d’une affliction, l’arme la plus dissuasive du peuple des changeurs de forme. Une morsure non soignée à temps et l’on était condamné. Une journée, on était quelqu’un et du jour au lendemain, l’on ne l’était plus, condamné à errer sous les traits de monstres difformes. Une affliction à la fois similaire et différente affligeait Typhon et d’Échidna. D’ordinaire, un Eversha était immunisé à la mutation en Hesshas. Une puissante magie avait donc été nécessaire pour outrepasser cette résistance innée. Ce faisant, l’homme-serpent-tigre et la femme-serpent-chatte avaient la particularité d’être à la fois bénits et maudits par Phœbe, la déesse de la lune et de la nature.

Du jour au lendemain, le guerrier evergrim qui mena les Evershas à la victoire lors de la guerre contre les Vampires n’était plus qu’une bête de foire, contraint d’agir selon le bon vouloir de ses maîtres. Typhon gagnait ainsi en valeur pour la régente des changeurs de forme, la Déesse-Totem Ava, qui obtenait de lui un serviteur fidèle par ses origines evergrims, manipulable par son affliction et surtout, utile. Typhon lui était utile, car il était devenu un modèle pour les autres Hesshas, particulièrement ceux qui se remettaient tout juste du traumatisme de leur affliction. Considérant les répercussions positives, l’expérience d’Ava, menée par le Grand-Totem Rakel, son frère, avait été concluante à un détail près.

Suivant l’affliction de Typhon, ce dernier avait été nommé Grand-Totem, l’un des postes les plus prestigieux chez les changeurs de forme. Un mal nécessaire pour réussir à convaincre les Hesshas d’adopter les mœurs evershas, plutôt que de se retourner contre eux comme il arrivait si souvent. C’était un problème, car Typhon ne pouvait pas être admis au Rocher au Clair de Lune sans occasionner l’ire des Evergrims qui rejetaient les Hesshas de leur société. Il ne pouvait pas, non plus, obtenir sa juste part territoriale de l’Antre des marais sans contester la suprématie de Rakel qui y régnait sans partage.

La solution toute désignée était de conquérir un nouveau territoire pour étendre l’influence des Evershas tout en maintenant les acquis présents. Typhon s’était approprié une ile de l’archipel de Maggie, en devenant roi de Sylmoé, alors c’est le territoire qui lui fut confié par la Déesse-Totem Ava. Une fois la poussière retombée, toutefois, Ava craignait qu’avec la distance qui le séparait des siens, son nouveau représentant s’affranchît de l’autorité divine de la Déesse-Totem. L’absence de magie sur Sylmoé et l’absence de liens familiaux exploitable en territoire eversha ne permettait pas à Ava de garantir la servitude de son jeune Grand-Totem. Pour une souveraine qui avait un contrôle absolu sur son domaine, la confiance n’avait aucune valeur sans une force coercitive pour la soutenir.

Un remède contre l’infertilité, pour soigner une malédiction qui affligeait Échidna, fut remis à Typhon afin de l’attirer à l’Antre des marais et de le replonger au cœur des manigances d’Ava. Or, si la Déesse-Totem Ava voulait que son nouveau jouet fétiche produise une descendance nombreuse afin de les prendre en otage, Rakel avait d’autres projets pour Typhon et Échidna…

***

À la lueur de sa chandelle, Échidna fixait le contenu de la main de Typhon, comme si elle était hypnotisée. Il y eut un moment de silence brisé par le son des vagues et les craquements du navire, puis la femme-serpent-chatte prit l’une des petites pierres blanches de la main de l’homme-serpent-tigre. Mettant fin à l’effort de maintenir la partie humanoïde de son corps à la verticale, Échidna se laissa durement retomber au côté de Typhon et s’adossa à son tour contre la paroi arrière du bateau. Ce n’était pas une position particulièrement confortable, puisque les corps de serpent du couple exposaient ainsi leur côté ventral. Et avec l’espace restreint, le corps des Hesshas s’entremêlaient.

«  Alors, ça y est ? Questionna Échidna avec espoir. Si ça fonctionne, enfin on pourra fonder une famille.
— C’est ce qu’on m’a assuré, mais je ne sais pas si ça fonctionne vraiment, répondit Typhon avec pragmatisme. Il va falloir l’essayer.
— Ça fait quatre ans que j’attends ce moment. Si le remède fonctionne, je ne m’attends à rien de moins qu’une dynastie !
— Tu es certaine de vouloir faire ça maintenant ? Ne voudrais-tu pas d’abord retrouver ta forme humaine ? Je pense être près du but…  »

Échidna fit d’abord semblant de réfléchir, puis lécha la main de Typhon contenant les autres perles, les gobant toutes. Avant de devenir une puissante et imposante femme-monstre, Échidna fut frêle et physiquement désavantagé. Elle n’était alors ni jolie ni capable de tirer grand-chose de son physique. C’est avec la magie noire qu’elle compensait tous les aspects de sa vie, développant des capacités surnaturelles pour charmer et manipuler. Ce faisant, elle se condamnait à un cercle vicieux qui dégradait progressivement le peu d’atouts qui ne lui faisaient pas défaut. Inévitablement, tout lui éclata à la figure quand la magie échoua à surmonter les épreuves qui lui firent obstacles.

Si la venue de Typhon dans la vie d’Échidna lui permit de prendre du mieux, cette voie fut parsemée d’embuches. L’homme-serpent-tigre était en guère meilleure posture. Le besoin irrationnel d’indépendance et de liberté de Typhon avait fait de lui un vagabond solitaire. Sans son épouse, il aurait continué d’errer sans but ni ambition pour le guider. Ainsi, la manipulatrice se surprise à rechercher la confiance et le voyageur se surpris à désirer un foyer.

«  Voilà, comme ça, on saurait bien vite si ça fonctionne ! Et puis, pourquoi je voudrais redevenir humaine ? Je suis grande, je suis forte et je me trouve bien plus belle ! Pourquoi changer ?
— Eh, ton impatience te jouera des tours… Mais c’est la nouvelle lune et je sais qu’il te faut attendre la pleine lune. Ça me laisse deux bonnes semaines pour te redonner un cul humain !
— Tu fais ce que tu veux, mais je veux un bébé dans mon ventre ! Maintenant ouvre grand. Le problème vient de moi, mais ça ne m’empêchera pas de te faire gouter à ta propre médecine ! Si ça me redonne un utérus fonctionnel, peut-être que ça te redonnera une paire de couilles !  »

Typhon avala à son tour la perle restante. Il savait que l’infertilité d’Échidna était due à une malédiction de sa mère, une Sorcière, mais il ne savait pas si sa transformation en Hesshas avait altéré ses propres facultés reproductrices. Lui également aspirait à une descendance, alors Typhon comptait bien se servir des moyens à sa disposition pour arriver au résultat escompté. C’était d’ailleurs la principale raison du voyage vers l’Antre des marais. C’est justement parce que le séjour de Typhon et d’Échidna à l’Antre des marais se faisant avec la bénédiction de la Déesse-Totem Ava que le couple pouvait se permettre de baisser quelque peu leur garde.

***

Le voyage vers l’Antre des marais tirait à sa fin, mais l’équipage gardait leurs passagers dans l’ignorance. Les Evershas qui dirigeaient le navire faisaient partie de la meute de Typhon, mais ils œuvraient presque tous à son insu. Malgré la directive explicite de laisser Typhon et Échidna jeuner lorsque le portail magique pour l’Antre des marais serait en vue, le couple fut tout de même gavé de poissons. Leurs corps monstrueux avaient d’immenses besoins, mais des périodes d’abstinences ciblées augmentaient le nombre d’heures d’activités journalières aux moments opportuns sans avoir un effet néfaste sur leur santé. Par exemple, le jour où les Hesshas et leur meute seraient accueillis par les représentants du Grand Totem de l’Antre des marais.

Long de six mètres et pesant 350 kilos, Typhon était physiquement plus imposant qu’Échidna, longue de 5 m 50 et lourde de 300 kilos. Avec une telle stature, le couple devait chacun dévorer un minimum de 15 kilos de viande quotidiennement faute de quoi, leur corps dépérissait rapidement. Quelques jours de carence suffisaient à leur faire perdre la raison. Or, les imposants Hesshas pouvaient engloutir près de la moitié de leur poids en un unique repas, leur permettant de tenir de plus longues périodes sans manger, au prix de leur mobilité. Il leur fallait donc constamment jongler avec un appétit insatiable, des dépenses énergétiques faramineuses et la nécessité d’adopter un comportement civilisé. Alors quand Typhon et Échidna pouvaient se délaisser des civilités, le couple en profitait autant que possible. Par exemple, lors d’un voyage en mer.

En temps normal, Typhon avait des dons de voyance. Il aurait facilement pu prévoir la mutinerie qui se produisait à son insu. Malheureusement, l’homme-serpent-tigre avait besoin de la lune pour lire l’avenir, avec des visions plus précises lorsque l’astre lunaire était plein et une incapacité à se servir de ce pouvoir lorsqu’elle était absente du ciel. Pressé par Échidna, et lui-même impatient, Typhon n’avait pas insister pour attendre le moment idéal du le cycle lunaire lorsqu’il prit la mer avec son épouse. Au moment du départ, la lune en était alors au dernier croissant, où les visions seraient imprécises pendant deux semaines. Le voyage n’aurait pas dû durer plus de quelques jours, mais il y avait un risque non négligeable de se retrouver en mer lors de la nouvelle lune si la navigation s’éternisait.

Le couple savait qu’il prenait un risque, mais la bénédiction de la Déesse-Totem Ava avait endormi leur méfiance. Échidna souhaita donc un départ immédiat pour les terres evershas. Le couple aurait préféré le Rocher au Clair de Lune, la terre natale de Typhon, mais c’est l’Antre des marais qui fut offert, la terre natale d’Échidna. Cette décision démontrait du peu d’estime que portait la Déesse-Totem envers Typhon, mais la parole d’Ava, c’était la parole de Phœbe.

Naitre au Rocher au Clair de Lune, la terre sacrée des Evershas était ce qui faisait d’un changeur de forme un Eversha. Naitre dans une autre contrée, c’était naitre comme simple changeur de forme, dit Bélua. Typhon était déçu de cette tournure d’événement, mais il ne pouvait aller à l’encontre de la volonté de la représentante de la déesse de la lune et de la nature. Échidna était elle aussi déçue, mais pas au point de repousser ses ambitions familiales. Et en dépit du risque, elle pressa Typhon d’arriver à l’Antre des marais pour la nouvelle lune, laissant ainsi au couple le temps nécessaire pour se construire un nid adéquat pour la grossesse promise.

1832 mots

Nouvelle lune — 2e partie

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Typhon se réveilla avec Échidna qui somnolait toujours la tête contre sa poitrine. Une journée de navigation de plus s’ajoutait au voyage qui prenait plus de temps que prévu. C’était suspect, mais pas encore au point de motiver les Hesshas à exiger des comptes du capitaine du bateau. En temps normal, le voyage entre l’ile de Sylmoé et l’Antre des marais se faisait en entre trois et cinq jours. Or, le présent voyage durait depuis déjà sept jours et voilà que s’amorçait le huitième.

Somme toute, les deux Hesshas n’avaient pas à se plaindre de ce délai. La pêche était bonne et les poissons étaient donnés au couple par douzaines. Typhon, toutefois, avait toujours des inquiétudes lorsqu’il y avait des complications durant la période entres le dernier et le premier croissant de lune. Or, le voilà coincé en mer, au beau milieu de nulle part et ce pendant la nouvelle lune. Sylmoé ne permettait pas l’usage de la magie et bien que le bateau se trouvait maintenant hors de l’influence de l’archipel de Maggie, la partie sombre du cycle lunaire ne laissait aucune possibilité pour Typhon de se servir de ses dons de voyance. L’homme-serpent-tigre se réconforta en estimant que le portail magique ne pouvait plus être loin.

L’Antre des Marais et l’ile de Sylmoé étaient deux régions très éloignées l’une de l’autre, mais un portail magique avait été mis en place par le Grand-Totem Rakel. Le dirigeant de l’Antre des marais avait ainsi facilité grandement les déplacements résultants. Depuis, des Evershas aux Totems volants pouvaient atteindre Sylmoé pour apporter les nouvelles à Typhon, puis repartir pour l’Antre des marais en quelques jours. Un navire de taille modeste pouvait également rapidement accomplir le périple et éviter la majorité des dangers de l’océan, mais pas tous. Les caprices de la météo, comme pour le voyage actuel, pouvaient survenir à n’importe quel moment. Ça aurait été une raison de plus pour Typhon de convaincre Échidna de ralentir ses ardeurs, mais l’opportunité avait été manqué. Il n’y avait nul autre choix que de faire confiance à l’expertise du capitaine pour que le couple atteigne sa destination sains et saufs.

***

Typhon caressait les cheveux de son épouse qui ronronnait à moitié éveillé quand un bruit métallique attira l’attention de l’homme-serpent-tigre. Le capitaine soulevait le couvercle du tube portevoix pour s’adresser au Grand-Totem. C’était la façon de communiquer la plus efficace entre la cabine du capitaine et la cale. La trappe d’accès du pont à la cale étant volumineuse pour pouvoir permettre aux Hesshas surdimensionnés de s’y faufiler, il était difficile de l’ouvrir en plein voyage. Entre l’ouverture qui restreignait grandement les mouvements de l’équipage et la nécessité de plusieurs hommes pour ouvrir et fermer la trappe, mieux valait la laisser close jusqu’à l’accostage. Deux grillages de bois massif agissaient comme des puits de lumières et d’aération pour la cale, mais ils étaient étroits pour éviter que trop d’eau s’infiltre à la cale.

«  Bonjour capitaine, déclara Typhon dans le portevoix pour confirmer qu’il était bien éveillé. Le voyage perdure, de mauvaises nouvelles ?
—Toutes mes excuses, Grand-Totem. Nous avons perdu trois jours avec le calme plat, pendant lesquels le courant nous a fait dévier de notre itinéraire. Je crains bien qu’il nous faille encore deux jours pour atteindre le portail.
— Je vois. Avez-vous besoin de mon aide ? Je peux me servir de mes pouvoirs pour déterminer le cap à suivre.
—En tout respect, chef, nous nous naviguons dans les basfonds. Suivre aveuglément un cap risquerait de nous faire échouer. Mais dans notre malheur, Phœbe nous sourit, car il y a des bancs de poissons à proximité. Je vous suggère un festin pour mieux patienter.
— À la bonne heure ! Je vous fais confiance, capitaine, amenez-nous à bon port.  »

Typhon et Échidna acceptèrent avec joie l’offre du capitaine. Dotés de trois estomacs, l’homme-serpent-tigre et la femme-serpent-chatte pouvaient passer des heures à manger sans arrêt. Le temps que le deuxième estomac se remplisse, le premier avait eu le temps de se vider, et ainsi de suite. Cela dit, il était rare que le couple réussisse à se repaitre au point de remplir leurs trois estomacs en même temps. Il fallait une énorme quantité de nourriture pour accomplir cet exploit, mais plus important encore, cela limitait leurs capacités motrices, à l’instar des serpents. Mais pour l’heure, à quoi bon des capacités motrices dans un espace aussi étroit ? Typhon et Échidna se gavèrent sans hésiter, passant la journée à s’empiffrer, faire la sieste et puis s’empiffrer de plus belle.

En soirée, la cale du navire s’était garnie d’arêtes et de reste de poisson. Les insatiables Hesshas avaient pratiquement doublé de volume, mais continuaient tout de même de dévorer un poisson après l’autre dans un concert de ronronnements. Le soleil couchant annonçait la fin du festin, alors que l’équipage préparait le navire pour la nuit. Avec la quantité de poissons pêchés, une petite voix troublait la conscience de Typhon. Son appétit rassasié, la logique prenait à nouveau place dans l’esprit torturé de l’Hesshas. Pêcher demandait des bras, des bras qui ne s’affairaient pas à manœuvrer le navire dans une étendue d’eau trop traître pour rattraper le retard causé par la dérive du bateau. Quelque chose n’allait pas, mais il était difficile de réfléchir à moitié assoupi par un copieux repas.

***

Typhon reprit conscience au contact d’un liquide s’écoulant contre son corps de serpent. L’obscurité dans la cale démontrait que le soleil avait disparu de l’horizon et empêchait l’homme-serpent-tigre de trouver la source du liquide. Selon toute vraisemblance, il s’agissait d’Échidna qui lui urinait dessus. Les Hesshas étaient trop monstrueux pour permettre l’utilisation de latrines et ils étaient trop volumineux, surtout gavés de la sorte, pour pouvoir dédier un espace de l’étroite cale qu’ils occupaient dans son entièreté. Résultat, une litière de pierres arrondies se remplissait progressivement d’un mélange de reste de nourriture, d’eau de mer et de déjections. Une partie pouvait occasionnellement être évacuée par-dessus bord, mais dans l’ensemble, Typhon et Échidna devaient attendre la fin du voyage afin de retrouver la propreté.

Cet état des choses était dégradant, pour sûr, mais il y avait des limites à ce qui pouvait être fait pour civiliser des monstres, surtout à bord d’un bateau. Et avec leur système digestif hyperactif, la plomberie corporelle était fortement sollicitée. L’homme-serpent-tigre s’apprêtait donc à se soulager à son tour, quand la femme-serpent-chatte se plaignit. Dès lors, Typhon compris qu’ils étaient dans le pétrin.

«  S’il te plaît, dit moi que c’est toi qui me pisses dessus, remarqua Échidna en cherchant une chandelle et l’allume-feu pour s’éclairer.
— Je croyais que c’était toi… répliqua Typhon en passant la main sur le fond de la cale pour constater qu’une grande quantité de liquide débordait des pierres. Merde, le navire prend l’eau…
— Mais… Qu’est-ce qu’ils foutent là-haut ? Le capitaine à parler de basfonds, on a percuté quelque chose ?
— Non, nous l’aurions forcément ressenti… et entendu. Des pirates ?
— En pleine nuit ? Improbable. Ma main au feu que c’est Rakel. Bénédiction d’Ava mon cul !  »

Le navire qui conduisait Typhon et Échidna jusqu’à l’Antre des marais se remplissait d’eau de mer. En pleine noirceur il n’était pas possible de déterminer la source de l’infiltration. Gigantesques monstres hesshas, l’homme-serpent-tigre et la femme-serpent-chatte pouvaient aisément atteindre la trappe d’accès au pont. Toutefois, leur récent festin avait gonflé leur corps de sorte que cette issue serait impraticable pendant de nombreuses heures, voire des jours. Et contrairement aux serpents, leurs corps monstrueux étaient incapables de régurgiter un repas qui avait atteint le deuxième estomac, encore moins le troisième. En d’autres termes, le bateau coulait et entrainait avec lui Typhon et Échidna.

«  Eh oh ! La cale se remplit d’eau de mer ! Quelqu’un m’entend !?! s’époumona Typhon dans le tube portevoix qui reliait la cale aux quartiers du capitaine. Pas de réponse du pont. Tu as trouvé la brèche Échidna ?
— Non… fait chier ! Répliqua Échidna le souffle court avec sa petite chandelle qui fournissait trop peu de lumière pour être d’un quelconque secourt. Putain, je me suis trop laissé aller. Je suis toute ballonnée. Et toi ?
— Pareil. Je peux arracher la trappe de ses gonds, mais je ne passerai pas dans l’ouverture.
— L’eau s’infiltre trop rapidement. Ça pu le sabotage.  »

La situation dans lequel Typhon et Échidna s’étaient retrouvés était bien trop compliqué, bien trop spécifique et bien trop précise pour être un accident. Les Evershas qui composaient l’équipage du navire avaient été choisis personnellement par Typhon. Et pour plus de sécurité, Échidna avait choisi les membres de la meute les plus dignes de confiance pour accompagner le couple lors de leur voyage. Le reste de la meute, ceux jugés le plus à risque de se retourner contre leur chef si les circonstances le permettaient avaient été laissés à Sylmoé pour veiller sur l’ile en l’absence de Typhon. Pour se retrouver dans ce mauvais pas, Typhon et Échidna devaient considérer qu’ils étaient désormais seuls. S’ils y avaient eu des alliés fidèles, ceux-ci avaient certainement été tués, ou jetés par-dessus bord.

«  Plus le choix, il faut prendre en compte que Rakel veut notre peau. Et même si ce n’est pas lui, c’est lui !
— Tu chercheras des coupables une fois qu’on sera sorti d’affaire. Il y a trop d’ouvertures entre la cale et le pont, alors aucune chance qu’une poche d’air se forme et aide le bateau à flotter. On va couler et rapidement.
— Alors, qu’est-ce que tu attends ? Défonce la coque et on sort ! Ça va te bousiller les mains, mais tu pourras te régénérer en consommant mon énergie vitale. Avec ce festin, j’ai de l’énergie à revendre. Autant que sa serve !
— Mais pour aller où ? Si c’est bien Rakel qui nous a foutu dans ce merdier, je te pari qu’il a déjà refermé le portail magique. C’est lui qui l’a mis en place pour faciliter les déplacements entre l’Antre des marais et Sylmoé.
— Bordel ! Plus besoin de nous espionner si on crève… Téléportation ?
— C’est Rakel qui m’a donné ces boucles d’oreilles magiques. Il doit y avoir des assassins à chacun des foyers auxquels on peut se téléporter… et je ne suis pas en état de les affronter. La seule option qu’il me reste est de passer par le monde des Portes… un pouvoir que j’ai juré de ne plus jamais utiliser.  »

Échidna s’apprêtait à moquer son mâle, mais elle s’arrêta en constatant que Typhon était sérieux. La femme-serpent-chatte se surprise à enlacer l’homme-serpent-tigre en un câlin serpentin. L’eau continuait de monter autour du couple, mais c’était un problème secondaire. Typhon n’avait certainement pas peur pour lui, c’était un guerrier, il avait confronté la mort trop souvent pour ça. Il avait peur pour Échidna, son épouse, peur pour ce qui pouvait rester de sa meute, peur pour sa progéniture à venir. Un Eversha pouvait subir mille-et-un tourments, mais nul n’était pire que la solitude. Maintenant qu’il avait, une fois de plus, perdu la quasi-totalité de sa meute, Typhon n’avait plus qu’Échidna. S’il la perdait, alors il serait de nouveau seul.

Typhon avait déjà vécu en solitaire. Il avait quitté sa meute avant l’âge et avait vécu plusieurs années comme un vulgaire vagabond. C’était alors un fardeau tolérable pour un jeune homme qui faisait ses premiers pas dans le monde des adultes. Or, les années passèrent et l’homme-serpent-tigre était devenu chef de meute. Il s’était marié et, l’espérait-il, fonderait sous peu une famille. Se retrouver seul, maintenant, serait une épreuve presque insurmontable. Certes, il était devenu plus fort qu’il l’avait été auparavant, mais pas de là à prétendre pouvoir faire partie des puissants de ce monde. Le câlin devint réciproque et une lumière vive engloba les Hesshas alors qu’ils étaient transportés au monde des Portes…

1970 mots

Croissant de lune — 1er partie

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Comme Typhon l’avait craint, utiliser le monde des Portes pour échapper au naufrage de son navire le plongea dans un nouveau péril tout en l’éloignant des territoires evershas. Le monde des Portes, comme son nom l’indiquait, était un espace où se trouvent d’innombrables portes. Il y avait là une infinité de portes, permettant d’atteindre une infinité d’endroits différents. Or, ces portes menaient toutes à des dangers plus ou moins mortels. En d’autres termes, Typhon et Échidna avaient échangé les périls d’un naufrage pour des périls inconnus. Et en dépit de son pouvoir de localisation, la porte choisie ne mena pas l’homme-serpent-tigre et la femme-serpent-chatte à l’Antre des marais, mais à l’Antre des damnés…

***

Typhon se tenait aussi droit que son corps monstrueux le lui permettait, avec Échidna, en position basse, qui couvrait ses arrières. Leurs crocs et leurs griffes dégoulinaient encore du sang qui avait été versé, alors que trois Démons gémissaient sur le sol aride et couvert de cendres. Interrompus dans leur élan, une douzaine d’autres combattants attendaient, incertains de ce qui venait de se passer. Les deux gigantesques monstres étaient apparus dans une colonne lumineuse, au beau milieu d’un combat entre deux seigneurs locaux.

Une voix familière attira l’attention de Typhon et fit soupirer Échidna, qui reconnut à son tour le raclement de gorge caractéristique de Gal’ulm le Gourmand. Il s’agissait d’un influent Démon de rang intermédiaire qui était également le maître cuisinier de l’homme-serpent-tigre. C’était la première fois que le seigneur Démon apercevait les Hesshas dans leur forme maudite, ce qui l’avait lui aussi fait hésiter. Les doutes dissipés, Gal’ulm se permis un air de supériorité sur son adversaire démoniaque. Percevant qu’il avait perdu l’avantage, le deuxième seigneur Démon choisi de battre en retraire. Les quatre Démons qui accompagnaient Gal’ulm se permirent de récupérer les armes et les possessions des victimes du combat, pendant que leur seigneur accueillait les Evershas.

«  Typhon, mon chaton ! déclara Gal’ulm avec entrain. Et dame Échidna, k’uhm, vous tombez à pic.
— Maître Gal’ulm, j’espère que nous n’interrompons rien d’important, répondit Typhon en cherchant à faire une toilette rapide pour nettoyer le sang qui lui dégoulinait du visage. Hum… Celui-là va se transformer si on ne l’achève pas. C’est un des tiens ?
— Oh, oh, oh ! Bien sûr que non, k’uhm, mes serviteurs ont bien assez de jugeote pour éviter les combats perdus d’avance. Mais passons. Alors, k’uhm, que me vaut l’honneur de votre présence ? Vous avez changé depuis la dernière fois, mais je vois que vous êtes toujours aussi bien nourri !
— En fait… eh… je souhaite obtenir votre bénédiction pour devenir maître cuisinier ! Je ne peux pas rester éternellement dans votre ombre, maître. J’aurais bien voulu vous prévenir… mais… mon navire a… dévié de sa course et il a fallu improviser.
— Oh, oh, oh, k’uhm… Dans ce cas, vous avez certainement besoin d’un endroit où vous reposer. Il me serait inconcevable de vous priver de la légendaire hospitalité de Gal’ulm le Gourmand ! Mais ne nous attardons pas en ce lieu, k’uhm, poursuivons cette conversation dans ma demeure avec un cru approprié de ma réserve.
— Et sinon, ça vous ennuie si on emmène le survivant avec nous ? demanda alors Échidna en léchant le sang de sa patte. Nous avons perdu nos, hum, “serviteurs,” lors de notre voyage. Tant qu’à le laisser pour mort, aussi bien s’en servir.  »

La présence d’un visage familier avait permis à Typhon de retrouver une partie de sa confiance perdue, mais il était toujours ébranlé. Certes, Gal’ulm ne lui était pas hostile, mais ça ne signifiait pas que les Evershas étaient en sécurités pour autant. Le pouvoir des Portes n’avait jamais sorti Typhon d’un pétrin sans le pousser dans un péril encore plus grand. Alors considérant cette propriété de cette magie qui avait permis à Typhon d’échapper au naufrage de son navire, il se retrouvait plus que probablement en pleine guerre démoniaque.

Tout Démon qu’il était, Gal’ulm était d’abord et avant tout un cuisinier. Ses serviteurs étaient donc ses apprentis et ses assistants. L’influence de ce dernier tenait de sa richesse, de ses pactes et de son réseau de contacts auprès de diverses personnalités mondaines d’un grand nombre de peuples. Qu’avait-il donc pu lui arriver pour qu’il se retrouve en désavantage numérique sur le champ de bataille ?

***

Gal’ulm fit appel à ses contacts afin que ses hôtes soient transportés dans un majestueux chariot magique. Le seigneur Démon tenait à ce que les lourds et volumineux Hesshas n’aient pas à subir les affres de voyager dans l’Antre des damnés. Mais surtout, il tenait à ce que ça se sache qu’il recevait des invités de marque. Le maître cuisinier insistait pour repousser toute conversation sérieuse à l’intimité de son repère, ne tolérant que des discussions superficielles pour se divertir entre-temps. Des rafraichissements et des amuse-gueules furent offerts, de l’ombre fut projetée sur le couple et les blessures de leur prisonnier furent traitées.

Bien plus dans son élément à séduire et à combler les désirs de ses invités que sur le champ de bataille, Gal’ulm eut tôt fait d’avoir deux Evershas dociles et somnolents à bord de son chariot. Maître contesté de son domaine, Gal’ulm gagnait un répit. Car si la réputation de Typhon ne suffisait à convaincre ses rivaux de se tenir tranquilles, son apparence avait de quoi semer le doute dans l’esprit de n’importe quel combattant avisé. Qui plus est, leur prisonnier se transformait peu à peu en Eversha Hesshas, offrant aux seigneurs démoniaques rivaux un aperçu des pouvoirs des alliés de Gal’ulm.

Au cours du voyage, le Démon mordu compléta sa métamorphose. Il perdit sa forme humaine alors que ses capacités démoniaques lui firent défaut. Ses traits démoniaques se mêlèrent à des traits d’animaux divers. Le bas de son corps muta pour prendre la forme d’un lion, alors que le haut du corps demeura similaire à la forme démoniaque d’origine, mais ses ailes mutèrent en une multitude de serpents. Typhon se serait attendu à ce que la violente mutation précipite le Démon à moitié mort vers une folie frénétique, mais c’était sous-estimé la volonté démoniaque qui n’en était pas à son premier traumatisme.

Le vilain tout récemment transformé en Eversha fut certainement tenté de laisser libre cours à la rage primordiale qui avait envahi son esprit. L’envie de se jeter à la gorge de la première victime en vue et d’y défouler toute la hargne accumulée depuis son enfance était puissante, presque insurmontable. Or, il y avait une autre émotion primaire plus forte encore que la colère, et c’était la peur. À peine la soif de sang du nouvel Hesshas se manifesta-t-elle, qu’elle se heurta à celle de ses ainés. Et contrairement à l’instinct démoniaque, perfide et malveillant, l’instinct eversha était honnête et cruel. Il suffit donc d’un instant pour que la réalité s’impose.

La puissante respiration du couple de Hesshas surdimensionnés révélait leurs immenses crocs. Leurs poitrines se soulevaient et s’affaissaient, attirant l’attention sur de volumineux ventres à l’appétit indéniablement féroce. Vis-à-vis ces monstres, le nouvel Hesshas ne faisait pas le poids. Même avec son corps de lion et des muscles renforcés, un seul faux mouvement et il finirait dévoré jusqu’à l’os. Entre la soumission et la mort, la soumission fut choisie. Le démon-lion s’inclina et offrit son corps aux volontés de ses ainés. Sitôt sa clarté d’esprit démontrée, le nouvel Hesshas fut agrippé et tiré entre l’homme-serpent-tigre et la femme-serpent-chatte, partageant ainsi leur intimité et leur chaleur corporelle.

Le contact physique était un aspect important de la vie en meute des Evershas. Certes, les changeurs de forme étaient farouchement indépendants, mais pas dénués du sentiment d’appartenance pour autant. La proximité physique, surtout des nouveaux membres, facilitait l’intégration et contribuait à mieux comprendre l’état d’esprit des membres, anciens et nouveaux. Le sort du potentiel nouveau membre de sa meute déterminé, Typhon et Échidna adoptèrent une posture souple et détendue qui se voulait accueillante. Le chef de meute reporta ensuite son attention vers son maître cuisinier.

«  Maître Gal’ulm, je m’avoue perplexe envoya Typhon à l’intention de son mentor. Ça ne vous fait rien de voir l’un des vôtres se transformer de la sorte ?
— Pas le moins du monde, mon chaton ! répondit Gal’ulm sans hésitation. Il y a bien pires châtiments, k’uhm, qui attendent un Démon pour l’échec et la défaite. Surtout sous les yeux de son supérieur. Si je ne m’abuse, k’uhm, torture pour ne pas s’être battu jusqu’à la mort, puis sacrifice à l’Œil pour avoir perdu le combat.
— Pas de pitié chez pour les faibles, hein ? remarqua Échidna qui caressait le nouvel Hesshas pour l’aider à se détendre. Ses émotions sont stables pour l’instant. Je dirais même qu’il est résigné… non serein.
— Oh, oh, oh, k’uhm ! Je peux sentir sa faiblesse et sa couardise d’ici. Sans vouloir vous offenser, k’uhm, je vous le laisse volontiers !
— Génial… Nous voilà à regarnir les rangs de la meute avec les moins que rien des autres races.
— Les forts dominent les faibles, ainsi le veut Phœbe, mais chaque être vivant a sa place. S’il passe le rite de servitude, nous lui trouverons une utilité.
— Rite de servitude ? Voilà qui est intéressant, k’uhm !
— Un cycle lunaire de servitude volontaire pour s’intégrer à la meute et prouver son allégeance sous l’œil de Phœbe. Pendant un mois, il sera libre de servir, ou non, de rester, ou de partir, de s’intégrer, ou de s’isoler.  »

Gal’ulm se garda de critiquer le rituel de son protégé. Pour un Démon, il était inconcevable de ne pas exiger des preuves de confiance, des contreparties et, dans la mesure du possible, des contrats signés en bonne et due forme. Or, c’était là tout l’inverse de la culture eversha, qui prônait les libertés individuelles par-dessus tout. Le seigneur Démon a pu tout de même apprécier la torture morale que ce rite de servitude imposait à la fois sur ceux qui s’y soumettaient que ceux qui l’appliquaient. Pour le peuple démoniaque, toutefois, ce rite était littéralement un jeu d’enfant.

Un échange de regards suffit à confirmer à Gal’ulm que son ex-confrère était venu à la même conclusion. Comme le disait l’adage, Démon un jour, Démon toujours. Une vulgaire transformation en monstre bestial n’allait pas effacer des années de conditionnement et la propension à la malveillance caractéristique du peuple démoniaque. Le démon-lion agissait comme tout bon Démon agirait en sa situation. Il infligeait autant de mal que possible avec les moyens qui étaient à sa disposition. Et ce fut là une erreur fatale.

La transformation avait altéré les facultés du nouvel Hesshas, qui ne put adéquatement dissimuler sa nature véritable. Les Evershas avaient tous un instinct animal et Typhon en avait un tout particulièrement affiné. Sans échanger un seul mot, l’homme-serpent-tigre et la femme-serpent-chatte comprirent les intentions du démon-lion. Il fut dès lors dévoré vivant.

1814 mots

Croissant de lune — 2e partie

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Gal’ulm le Gourmand manqua d’éclater de rire à la réaction, démesurée, de Typhon, son apprenti. Le mental de l’homme-serpent-tigre n’était pas la lame la plus affutée du coin, mais sa stupidité lui servait de forteresse. L’expérience, la torture et le bon vieil orgueil avaient donné au Grand Totem Eversha une volonté d’acier. Les attaques mentales, telle la tentation du diable, avaient du mal à percer cette défense, au grand déplaisir du maître cuisinier. Mais vil et rusé Démon qu’il était, Gal’ulm était à l’affut des moindres recoins sombres de l’esprit de ses hôtes. Il ne pouvait pas, sciemment, ignorer la faille béante que représentaient le doute, les remords et l’apitoiement.

Typhon et Échidna dévorèrent celui qui aurait pu les aider dans leur quête, quelle qu’elle soit. Outre le divertissement, Gal’ulm pensait tirer un grand profit de l’horreur qu’il venait d’infliger à son apprenti. Non pas que le couple allait ressentir des remords exploitables pour leur acte, toutefois. Les Evershas de Totems prédateurs étaient insensibles à ce genre de chose. L’objectif de Gal’ulm était bien plus terre à terre. Le Démon n’était pas indifférent de l’état démesuré des appétits de Typhon et de son épouse. Il tirait une grande fierté de faire de ses hôtes de corpulents gloutons. Or, il avait été trop… efficace, sur les deux Evershas. Maintenant qu’ils avaient été transformés en énormes monstres, le Démon n’avait tout simplement pas un stock suffisant pour la tâche.

Le précédent repas des Hesshas était bien en évidence grâce au corps serpentin qui était le leur. La centaine de kilos de plus qu’ils ingérèrent durant le voyage à dévorer le démon-lion était tout autant de nourriture que Gal’ulm n’aurait pas à sortir de sa réserve. Évidemment, le cuisinier démoniaque ne comptait donner aucun répit à ses hôtes, mais il devenait désormais réaliste de pousser son apprenti à l’excès. Tout puissant pouvait être le guerrier, tout prévenant pouvait être le sage, une panse trop remplie apportait la complaisance. Et dans l’état des choses, Gal’ulm voulait Typhon aussi complaisant que possible pour le convaincre de signer un pacte démoniaque.

***

Dès qu’ils furent arrivés à sa demeure, Gal’ulm ordonna à se serviteurs de préparer un bain pour ses invités. Après avoir dévorer des centaines de poissons la veille et un monstre mi-démon, mi-lion aujourd’hui, Typhon et Échidna pouvaient à peine se déplacer par leurs propres moyens. C’est uniquement via la magie que les Démons réussirent à transporter les Evershas gavés, pour les immerger dans l’eau de la piscine intérieure du seigneur des lieux.

Malgré l’aridité de l’Antre des damnés, ce bassin était l’arme secrète de Gal’ulm pour inciter ses invités à la gourmandise. Pour le Gourmand, tous les moyens étaient bons pour pousser ses invités à l’outrance. Mélanger les moyens mécaniques et naturels aux méthodes magiques et aux malédictions était le secret pour venir à bout des plus disciplinés. Aujourd’hui, toutefois, ce bassin était transformé en baignoire, car c’était la seule chose assez volumineuse pour accueillir les corps monstrueux de Typhon et Échidna. Et encore, ils y étaient à l’étroit avec leur ventre bien rempli.

Ses hôtes sous les soins des succubes, Gal’ulm se concentra sur la suite du plan qu’il venait d’improviser. Il avait été chanceux jusqu’à maintenant, mais à un moment, il fallait qu’un véritable intellect se penche sur la question et peaufine l’idée originale. Cet intellect, c’était Roself, le maître-serviteur de Gal’ulm. Malgré sa servitude apparente, Roself était supérieur à Gal’ulm en presque tout. Seul le charisme lui faisait défaut, et c’est pourquoi un pacte avait permis à Gal’ulm d’en faire son bien le plus précieux.

«  Roself ! Tu ne devineras jamais, k’uhm, sur qui je suis tombé sur le champ de bataille, annonça fièrement Gal’ulm au maître-serviteur. Un indice ?
— Des invités aussi grands, et couverts de sang, ne passent pas aisément inaperçus. Surtout quand vous jubilez dans nos pensées des heures avant votre arrivée au domaine. Typhon et Échidna, pour répondre à votre question.
— Mais quel rabat-joie, k’uhm ! N’empêche que grâce à ce coup de chance, Némésis s’en est retourné la queue entre les jambes avec trois mercenaires en moins. Et le plus beau, k’uhm, je n’ai perdu aucun serviteur !
— Fort bien. Je prends note que la hargne de Némésis à votre égard va encore augmenter. Et pour couronner notre malheur, notre alliance avec les seigneurs voisins s’est rompue. Une autre succession qui ne s’est pas déroulée en votre faveur.
— K’uhm… À ce rythme, tous les Suḷḷu de l’Antre des damnés seront morts ou lié au Monarque démoniaque. C’est bel et bien la fin d’une époque, k’uhm !
— Loin de moi l’idée de vous dire quoi faire, seigneur, mais votre mort m’indisposerait. Pourriez-vous considéré l’idée de ravaler votre fierté et de vous lier ?
— Aucune chance, k’uhm ! J’ai payé très cher mon droit de devenir Nāyi. Je ne gâcherai pas la moitié de mon existence, k’uhm.
— Un déménagement s’impose dans ce cas.
— Pour une fois, j’ai de l’avance sur toi, Roself, k’uhm ! Assure-toi que nos invités ne manquent de rien. K’uhm… Je dois préparer le pacte le plus ambitieux du siècle !
— Un peu de modestie, mon seigneur. C’est le pacte d’une décennie, tout au plus. »

Laissant Gal’ulm à ses préparatifs, Roself s’en alla à la rencontre de ses serviteurs en attente de directives. S’occuper de monstres géants n’allait pas être facile. Il fallait convertir le plus grand espace possible en chambre, trouver des fournitures adéquates et repenser entièrement la toilette extérieur.

***

Les serviteurs démoniaques de Gal’ulm faisaient de leur mieux pour s’occuper des invités de leur seigneur et les aider à se détendre, mais la différence de taille était très contraignante. C’était à peine s’ils pouvaient aider les Hesshas à se nettoyer. C’est donc Échidna qui massait les épaules de son mâle pour qui le stress le poussait au bord de l’effondrement. En plein cœur de l’Antre des damnés et privé de ses capacités de divination, Typhon était une cible facile. Ici, l’homme-serpent-tigre n’avait tout simplement aucun refuge. Contrée voisine à l’Antre des marais, l’Antre des damnés était à la portée des assassins du Grand Totem Rakel et des mercenaires démoniques. Et si Gal’ulm était une figure familière, Typhon n’avait pas d’autres contacts chez les Démons. Il pouvait très bien être leur cible, que ce soit pour leurs intérêts personnels ou pour ceux de Rakel…

«  Tu vois, il n’est pas si terrible ton pouvoir, annonça Échidna. Nous sommes chez un… ami… collègue… quelqu’un qui ne veut pas te tuer à vue ?
— Un Démon qui va m’extorquer un pacte, répliqua Typhon avec une pointe d’amusement. Le commentaire d’Échidna avait fait naitre une idée dans son esprit qui chassa les doutes qui le tracassaient. Bon suffit, vient ici, c’est à mon tour de m’occuper de toi.
— Hein !?! Déjà fini de déprimer ? C’est que j’avais tout un discourt de préparer, moi ! Oh…
— Oui. Tu masses comme si tu voulais me broyer le dos. C’est comme ça qu’il faut faire pour apaiser les tensions… Maintenant, c’est très simple. Je manipule Gal’ulm à mon avantage. Puis, je m’en vais buter Rakel hors de l’Antre des marais. Ensuite, je force Ava à reconnaître la légitimité de mon geste. Et enfin, tu donnes naissance à des triplets.
— Bah, tu vois ! Fastoche. Pas de raison de s’inquiéter !
— Mais avant, il te faut un vrai cul.
— Et moi qui tu croyais jusqu’à maintenant… Parce qu’il est si facile pour un Hesshas de redevenir normal, hein !?! Non. C’est juste… impossible !
— Alors, tu ne verras pas d’inconvénient à me jurer d’apprendre à masser si j’y arrive ? Parce que ça n’arrivera jamais, n’est-ce pas ?
— Humph ! Tu n’es pas censé être déprimé toi ? Rah… C’est bon, Gal’ulm doit bien avoir une masseuse à son service qui réussira à me faire comprendre comment faire.  »

***

Gal’ulm, en compagnie de Typhon et d’Échidna, prirent place dans la salle de réception du domaine démoniaque. C’était l’un des rares endroits de la demeure à pouvoir accueillir les immenses Hesshas et qui n’avait pas déjà été réaménager en logement pour monstres. Avec leurs copieux repas et les collations que ne cessait d’offrir le maître cuisinier, l’homme-serpent-tigre et la femme-serpent-chatte avaient perdu le gros de leur souplesse serpentine. Leurs corps massifs étaient gonflés, mais Typhon comme Échidna ne semblaient pas avoir atteint les limites de leur appétit monstrueux. Ils engloutissaient sans aucun mal l’imposant festin auquel il avait été convié, ajoutant une bosse de plus à la partie serpentine de leur corps.

«  Mais n’y a-t-il aucune limite à votre appétit ?!? s’exclama Gal’ulm à la réalisation que ses efforts avaient été infructueux. K’uhm… Comment pouvez-vous ne pas être repus ?
— Mais nous sommes repus, répliqua Échidna exposant son ventre pour qu’il s’appuie sur la table. C’est qu’avec la tentation démoniaque, ça ne dure qu’un bref instant !
— Oh, oh, oh, k’uhm ! Vous ne pouvez pas m’en vouloir d’user des atouts qui sont les miens pour faciliter les négociations, n’est-ce pas ?
— Maître Gal’ulm, je crois qu’il est temps de parler franchement, annonça Typhon en profitant de la distraction d’Échidna pour s’approcher du Démon. Je ne suis pas à la recherche de votre reconnaissance. Nous avons… dévié de notre itinéraire et nous sommes retrouvés mêlés à votre querelle. Et au dernier décompte, vous m’en deviez une, maître.
— Pourtant, k’uhm, il me semble vous avoir déjà… amplement… dédommager… Vous vous apprêtez à me dévorer, n’est-ce pas ? Ils grandissent si vite mes chatons, k’uhm ! Très bien, jouons cartes sur table. Mon domaine est menacé, k’uhm, je devrai partir et refaire ma vie.
— Je veux retrouver une forme humaine, botter le cul de mon rival et fonder une famille au Rocher au Clair de Lune. Tu vas nous y aider, si tu veux ton pacte.
— Voilà qui me semble tout à fait raisonnable, k’uhm ! Mais pour les grosses promesses, il faut de gros retours sur l’investissement. Je t’offre la forme humaine et mon aide, k’uhm, et vous m’offrez l’asile ainsi que la protection de votre meute.
— Et pour moi ?
— Pour vous, dame Échidna, k’uhm, vous recevrez ces services du maître-serviteur Roself. Et une douzaine de Démons de plus ne sera certainement pas de refus pour, et je cite, k’uhm, botter le cul de votre rival. Voilà mon prix : un pacte qui comblera les désirs mentionnés et assurera ma protection, celle de mon maître-serviteur, et celle de mes fidèles serviteurs. Et n’ayez crainte, nous nous ferons passer pour des membres de votre meute, k’uhm, le temps que le danger pour ma personne soit passé.
— Mais vous êtes des Démons, vous ne passerez jamais pour des Evershas !
— Oh, oh, oh, k’uhm ! Des oreilles de chat et des yeux colorés seront amplement suffisants.
— N’empêche qu’il a raison. Les Evergrims ne portent aucune attention aux Wynmeris. Et puis, nous avons besoin d’une meute qui ne nous trahira pas à nouveau au profit de Rakel. Et pour ça, je ne connais aucun Eversha pour qui la loyauté a plus d’importance qu’un Démon en a pour son pacte.
— Malheureusement…
— Merveilleux ! Mais qu’attendons-nous, k’uhm, célébrons cette alliance comme il se doit avec un festin ! Oh, oh, oh, k’uhm ! Vous ne croyez tout de même pas que vous m’aviez pris au dépourvu, n’est-ce pas ?  »

Typhon et Échidna gémirent de découragement en voyant la table se regarnir sous le malin sourire de Gal’ulm. Le Démon n’avait visiblement aucune intention de laisser passer la bravade des Hesshas. Aussi voraces fussent-ils, l’appétit des monstres avait sa limite et le maître cuisinier ne laissait personne quitter sa table sans faire l’expérience de l’excès.

1949 mots

Quartier de lune — 1er partie

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Une semaine s’était écoulée depuis le naufrage du navire qui aurait dû transporter Typhon et Échidna de Sylmoé à l’Antre des marais. Le couple était toujours coincé à l’Antre des damnés en compagnie de Gal’ulm le Gourmand, lui-même aux prises avec des rivaux qui exigeait sa tête. Car malgré l’alliance entre l’homme-serpent-tigre et le cuisinier démoniaque, le domaine de Gal’ulm était cerné de troupes démoniaques. Un vent de changement soufflait sur les cendres des damnés et des seigneurs libres tels Gal’ulm étaient remplacés les uns après les autres. La venue de Typhon avait permis à son mentor de gagner du temps, mais ses adversaires avaient eux-mêmes profité du répit pour bloquer les téléportations entrantes et sortantes du domaine du Gourmand.

Résultats, Gal’ulm ne pouvait plus compter sur une aide extérieure, ses serviteurs restants étaient des non-combattants et il avait tant gavé ses invités qu’ils étaient indisposés par leur digestion. Bien qu’il eût obtenu de Typhon des pactes garantissant sa sécurité et celle de ses serviteurs, Gal’ulm ne pouvait s’empêcher de craindre que son apprenti ne se montre pas à la hauteur de la tâche. Il s’agissait d’un sentiment renforcé par une immobilité que le Démon avait lui-même provoqué simplement pour le plaisir de le faire. Ce fut, après réflexion, un choix peu judicieux. Et ce n’était pas non plus comme si les deux mastodontes avaient arrêté de manger. Au contraire, malgré leur condition, ils épuisaient les réserves du maître cuisinier si vite qu’il faudrait sous peu des sacrifices vivants pour satisfaire leurs appétits.

Passant le gros de leurs journées à s’empiffrer et à dormir, Gal’ulm pouvait comprendre l’insistance de son « chef de meute » à développer au plus tôt une forme humaine pour lui et son épouse. Leur forme monstrueuse était trop massive, ses besoins trop élevés et leur magie mal adaptée pour pallier leurs lacunes. Alors avec seulement quelques heures d’activités productives par jour, les Hesshas étaient forcés d’accomplir plusieurs tâches, certaines disgracieuses, en même temps. C’est pourquoi Typhon convoqua ses nouveaux serviteurs lors de sa toilette matinale.

«  Typhon, mon chaton s’annonça Gal’ulm visiblement indisposé par la situation. Ne pourrions-nous pas, k’uhm, trouver un meilleur moment ? Je n’ai nulle intention de me défiler, mais… K’uhm !
— Plus le temps, répondit Typhon en bâillant et en s’étirant. J’ai entre trois et quatre heures par jour où je suis apte à discuter. Et ces heures ne sont pas continues. Tant que j’étais ton invité, j’ai suivi tes règles, mais ça nous a coûté une semaine. Maintenant, vous faites partie de ma meute.
— Du nerf, Gal’ulm, renchérie Roself en prenant un malin plaisir à insister sur l’absence d’honorifique pour s’adresser à son partenaire. Les Evershas n’ont pas de vie privée, alors cesse de geindre. Peut-être préférerais-tu nettoyer derrière avec les autres ?
— Non, non, k’uhm… Poursuivez, mon chaton.
— Les Evershas ont normalement un Totem qui leur permet de passer d’une forme à une autre. L’exception est le Hesshas, comme moi, dont les formes se mélangent pour donner lieu à une créature grotesque.  »

Typhon expliqua même s’il avait déjà développé un pouvoir lui permettant de transformer un Hesshas en humain, l’homme-serpent-tigre n’avait pas encore réussi à s’en servir sur lui-même. Le Grand Totem était contraint de vivre dans un environnement qui était dépourvu de magie. Ce faisant, il n’a jamais pu mettre en pratique ses connaissances théoriques. Et maintenant que la sécurité de Gal’ulm lui incombait, Typhon ne pouvait pas se permettre de s’affaiblir d’expériences incertaines de la sorte.

L’homme-serpent-tigre avait d’abord considéré la création d’un artéfact magique, mais ça ne ferait qu’ajouter des limitations supplémentaires que ses rivaux ne manqueraient pas d’exploiter. Qui plus est, la magie démoniaque avait de forte chance d’en faire un objet maudit. À terme, Typhon espérait développer une magie suffisamment puissante pour se donner un nouveau Totem, mais les événements se précipitaient. Il fallait une forme humaine immédiate avec le moins de contraintes possible et c’était là que Gal’ulm et ses sbires intervenaient.

«  Je vais vous transmettre mon pouvoir. Il permet de purifier un Bélua afin qu’il se rapproche de la forme que Phœbe nous a si gracieusement offerte. La purification se veut permanente, mais elle nécessite une énorme puissance magique en ce qui concerne les Hesshas. Cette puissance qui nous dépasse, alors les effets seront certainement temporaires. Vous devrez donc continuellement nous purifier, moi et Échidna, afin que nous maintenions la capacité de prendre une forme humaine.   »

***

Après presque une année complète à vivre sous les traits d’un monstre, Typhon fut surpris de la faiblesse du corps humain qui lui était à nouveau accessible. Or, ce corps n’était pas le sien. Du moins, ce n’était pas le corps qu’il avait connu précédent sa transformation en Hesshas. Il en allait de même pour Échidna. Le couple avait obtenu une forme plutôt chétive qui avait tout à envier de leurs puissants corps d’autrefois. Il était plutôt petit, mesurant 1 mètre 65 et elle l’était tout autant, avec 1 mètre 55. Tous deux avaient une musculature fine, rappelant davantage le magicien sédentaire que l’eversha nomade. En bref, ils étaient petits, faibles et avec guère plus que la peau sur les os, tout le contraire de leur véritable apparence.

«  K’uhm… Avons-nous fait erreur ? Se questionna Gal’ulm à l’intention de Roself qui était tout aussi perplexe. Vous ne ressemblez guère à ce que vous étiez avant.
— S’il y a erreur, ça ne vient pas de nous. Nous avons suivi les instructions à la lettre. Même Gal’ulm.
— Ça ne me surprend guère, avoua Échidna, toujours hypnotisé par sa nouvelle forme. Ce que nous étions n’existe plus. J’imagine que c’est une apparence créée de toute pièce.
— J’en doute, enchéri Typhon dont le regard passait de son corps à celui de son épouse. Nos yeux et nos cheveux n’ont pas changé de couleur. C’est peut-être ce à quoi nous aurions ressemblé sans l’influence de notre Totem…
— Quoi qu’il en soit, je vais considérer cette part du pacte complété. Maintenant, k’uhm, je m’attends à recevoir la mienne ! Je vous prie de me sortir de l’Antre des damnés au plus tôt !  »

Ce fut difficile pour Typhon et Échidna de reprendre leur forme originale après avoir refait l’expérience de la forme humaine. L’homme-serpent-tigre et la femme-serpent-chatte s’étaient fait croire que leur forme monstrueuse avant au moins autant d’avantages que de désavantages, mais c’était faux. Elle se démarquait dans un seul environnement et c’était celui du combat. Et comme combat il y aurait, c’était la forme à privilégier.

Pour sortir Gal’ulm et sa troupe vivante de l’Antre des damnés, Typhon et Échidna devaient d’abord percer le blocus qui cernait le domaine du Gourmand. Ils devraient ensuite vaincre leurs adversaires, et enfin, atteindre l’Antre des marais avant que d’autres Démons ne s’intéressent aux fugitifs. Pour ce faire, Typhon comptait utiliser l’un des artéfacts en sa possession, un Koalkaz. Il s’agissait d’un jeu de société magique qui avait la propriété de plonger ses participants à l’intérieur du plateau de jeu pour la durée de la partie. Puisque le jeu se trouvait physiquement à l’intérieur des limites du domaine du Gourmand, l’anti-téléportation n’interférait pas avec les propriétés de l’artéfact. Grâce à ce jeu magique, tous les Démons au service de Typhon allaient disparaître, ne laissant que les deux monstrueux Hesshas pour confronter les Démons aux trousses de Gal’ulm.

«  Vous êtes sûr que vous pouvez y arriver, K’uhm, mes chatons ? Mes rivaux ne mobiliseront pas certainement pas l’ensemble de leurs forces pour vous, mais ils ne vous laisseront aucun répit pour autant.
— Je suis persuadé que nos adversaires sont bien au fait de la transformation que peut imposer notre morsure. Je suis persuadé qu’ils chercheront à nous garder en respect plutôt qu’à nous tuer. Du moins, le temps qu’ils passeront à chercher où vous vous trouvez. Quand vous réapparaîtrez, nous serons derrière leurs lignes et ils auront perdu l’avantage du terrain. Nous pourrons alors lancer notre propre attaque.
— Puis-je me permettre la suggestion de simplement fuir ? Lorsque vous aurez franchi le blocus avec le Koalkaz en votre possession, nous serions libres de nous téléporter où il nous plairait. Puisque vous avez vous-même un pouvoir de téléportation, il serait aisé de quitter l’Antre des damnés sans effusion de sang… de notre sang, j’entends bien. Il est de votre devoir de nous protéger, après tout.
— Parce que vous êtes des Evershas maintenant. Vous voulez faire partie de notre meute, vous vous comporter comme tel ! Alors à partir de maintenant, je ne veux voir que des tronches de Wynmeris.
— Je partage l’opinion de dame… d’Échidna, k’uhm. Nous ne fuyons pas la queue entre les jambes. Nous déménageons, k’uhm, chez nos voisins. Allons du nerf, Roself !
— Nous avons accepté de vous héberger et de vous protéger tel des membres de ma meute, point à la ligne. Il n’est ni question de vous servir, ni de garantir votre sécurité. Considère ceci comme mon premier, et dernier avertissement, Roself. Je suis le chef de cette meute, c’est moi qui ai autorité sur chacun de vous. Insinue une fois de plus le contraire et je te transforme en Hesshas. Ça ne te plait pas ? Alors annule ton pacte et hors de ma vue !
— Fort bien. Toutes mes excuses, Typhon… Arg ! Comment diable suis-je sensé faire amende honorable sans faire usage des honorifiques ! Et pourquoi diantre n’avons-nous pas exclu la transformation en Hesshas du pacte ! Rah… »

S’il était typique des pactes démoniaques d’inclure le plus grand nombre de détails possibles, et autant de petits caractères, Gal’ulm et Roself avaient été contraints de signer un accord moins avantageux qu’il aurait pu l’être. Entre le couple monstrueux qui engloutissait les réserves limitées du maître cuisinier à un rythme effréné et les rivaux démoniaques ayant fait une alliance pour assiéger le domaine du Gourmand, le temps manqua. Il était désormais minuit moins une et Gal’ulm et sa suite devaient faire avec les moyens à leur disposition pour survivre et rebâtir leur fortune. Ce n’était pas la première fois que le duo démoniaque tombait de leur piédestal et ça ne serait certainement pas la dernière s’ils survivaient à cette mésaventure.

***

Gal’ulm, Roself et les onze Démons serviteurs avaient commencé une partie de Koalkaz. Typhon et Échidna, pour leur part, dévoraient les dernières réserves de nourriture du domaine du Gourmand afin de se préparer pour le combat. Bien au fait de l’épuisement immédiat de la nourriture, les Démons qui défendaient le blocus se préparaient à l’affrontement. De par la prévoyance de Roself et l’ingéniosité de Gal’ulm, le plan de Typhon ne semblait pas avoir été ébruité. Les stratèges démoniaques auraient tout de même tôt fait de comprendre les actions de leurs adversaires et d’agir en conséquence.

Pour Typhon, la victoire nécessitait l’anéantissement de ses adversaires démoniaques. Faillir à cet objectif serait une preuve de faiblesse, ce qui encouragerait les Démons à se regrouper et à attaquer de nouveau. Au contraire, il fallait démontrer une force insurmontable afin que le peuple maléfique détourner son attention de Gal’ulm, pour se concentrer sur une cible plus accessible. Et ce n’était là que la première étape, car ensuite, Typhon devrait affronter son propre rival, Rakel, qui représentait un bien plus grand défi qu’une poigné de Démons de rangs intermédiaires et leurs sbires.

1857 mots

Quartier de lune — 2e partie

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Après avoir englouti la dizaine de kilos de viande séché qui restait dans la réserve, Typhon remis à Échidna le Koalkaz, le jeu de société magique contenant les Démons désormais à son service. Malgré sa panse bien remplie, la femme-serpent-chatte se plaignit que l’homme-serpent-tigre l’avait encore laissé sur sa faim. Elle ne reçut aucune excuse alors que Typhon s’étirait en vue du combat à venir. La semaine passée au domaine du Gourmand avait permis au deux Hesshas de satisfaire leur appétit et d’atteindre un poids considérable. Résultat, le couple bien nourri totalisait presque une tonne de muscle et de graisse.

Ce poids surhumain n’étaient pas là les seuls avantages des Hesshas. Il y avait également leur capacité à se battre ensemble. Échidna, grâce à ses pouvoirs mentaux, pouvait anticiper les mouvements de Typhon et ainsi agir en parfaite coordination avec son mâle, tout en assaillant l’esprit de leurs adversaires. Typhon, grâce à sa magie de combat, décuplait ses capacités physiques et pouvait encaisser les pires châtiments sans broncher pour protéger son épouse. D’autant plus que son sixième sens lui permettait lui aussi de réagir aux mouvements de sa femelle. En d’autres mots, affronter Typhon et Échidna, c’était comme affronter une hydre à deux têtes.

Prêts à l’affrontement, Typhon et Échidna patientèrent jusqu’à la disparition de l’horizon du soleil pour permettre à la lune d’éclairer les combattants evershas. L’astre lunaire, associé à Phœbe, ne conférait aucun avantage aux monstrueux Hesshas, mais il donnait une motivation supplémentaire. La croyance populaire voulait que la lune permît à la déesse des Evershas d’observer ses enfants. C’était donc le moment idéal pour démontrer sa valeur à l’astre nocturne…

***

Sous le couvert du ciel éclairé du premier quartier de lune, Typhon et Échidna se faufilèrent parmi les ombres. Il aurait été plus discret d’utiliser la nouvelle forme humaine qu’ils venaient d’acquérir plutôt que celle de monstres géants. Malheureusement, les Démons étaient de redoutables adversaires qui n’auraient pas manqué d’exploiter la faiblesse de cette forme. Contre l’engeance maléfique, le combat était inévitable. La stratégie de Typhon était donc fort simple. Diviser les forces ennemies, puis les éliminer petit à petit.


Selon Roself, les rivaux de Gal’ulm ne risqueraient pas une attaque d’envergure à la première opportunité, de peur que Gal’ulm en profite pour s’éclipser en douce. Cette hypothèse prévoyait que les Hesshas combattraient au plus la moitié des forces de leurs adversaires. Or, lesdits adversaires se comptaient par dizaines de Démons, chacun avec bon nombre d’esclaves. Avec son épouse et 13 Démons de son côté, Typhon devait considérer qu’il se battrait à 10 contre 1. Le plan de l’homme-serpent-tigre était donc de fractionner les forces ennemies dans des embuscades successives et de progressivement réduire leur nombre.

Grâce au pacte qui le liait à Typhon, Gal’ulm savait exactement où son protégé se trouvait et quand il atteindrait des lieux prédéterminés. En cachant les 13 Démons dans le Koalkaz qui se trouvait en possession d’Échidna, les Hesshas avaient espoir que l’effet de surprise de subitement passer de deux à quinze leur accorde plusieurs petites victoires. Si tout allait bien, ça leur permettant de graduellement équilibrer les forces au cours de la nuit. Si seulement Typhon avait eu le loisir de médité sous la lueur de la lune et des étoiles, ses dons de voyance auraient pu le prévenir de l’erreur qu’il commettait… une fois de plus.

Les Démons laissèrent les deux Hesshas prendre une certaine distance du domaine du Gourmand sans réagir. Dès que les Evershas furent assez éloignés, toutefois, les Démons passèrent à l’attaque avec l’ensemble de leurs forces. Ils se répartirent entre les trois seigneurs démoniaques. Le premier tiers des troupes se précipita pour couper la retraite des monstres. Le second tiers chargea la position des Hesshas. Enfin, le troisième prit les devants pour bloquer l’avancement du couple. En quelques instants, le plan méticuleusement établi par Typhon, Échidna, Gal’ulm et Roself ne tenait plus.

***

En dépit de leur excellente vision nocturne, Typhon et Échidna ne comprirent que tardivement la précarité de leur position. Le mouvement des troupes ennemies fut vif et soudain, alors ce n’est qu’au dernier moment que Typhon remarqua les erreurs qu’il avait commises. Son plan reposait sur les informations fournies par un Démon ; des informations qui sous-entendaient la bonne foi de Roself ; des informations qui sous-entendaient que Gal’ulm n’avait pas de traître à son service. Il devint dès lors évident pour Typhon qu’on s’était joué de lui.

«  Échidna, débarrasse-toi du Koalkaz ! ordonna Typhon avec empressement. On a été trahi. Vite, on doit prendre de la hauteur !
— Putain ! On les a déjà dans le cul !  »

Le domaine du Gourmand était cerné de collines, où, typique de l’Antre des damnés, la cendre recouvrait de profonds précipices. La route suggérée par Gal’ulm contournait la partie dangereuse de son domaine, tout en donnant un maximum de couverture par le relief. C’était dans cette direction que les troupes ennemies poussaient les Hesshas s’il ne voulait pas affronter une armée entière. Sans connaître précisément l’emplacement des précipices, la seule possibilité logique était de se diriger vers les hauteurs rocheuses puis de défendre leur position.

Le traître avait bien joué ses cartes. Tant que les Démons restaient dans le Koalkaz, ils n’avaient rien à craindre de la bataille qui faisait rage. Et tant que Typhon n’atteindrait pas sa destination, il serait aisé de convaincre Gal’ulm que son protégé avait la situation sous contrôle jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Une fois Gal’ulm, Typhon et Échidna morts, les traîtres seraient certainement libérés de leurs pactes.

***

Typhon et Échidna se retrouvèrent isolés sur une petite colline, entourée d’au moins une cinquantaine de Démons sanguinaires et tout autant d’esclaves soumis à la volonté de leurs maîtres maléfiques. Les alliés des Hesshas, Gal’ulm et ses serviteurs, se trouvaient on ne sait où, dans le jeu magique qui les protégeaient le temps d’une partie. Pour l’heure, l’homme-serpent-tigre répondait aux exigences du pacte qu’il avait conclu avec le cuisinier démoniaque, mais il était lui-même en très fâcheuse posture. Car pour couronner le tout, Typhon se trouvait toujours dans la zone d’anti-téléportation, alors il ne pouvait se sortir de ce mauvais pas comme lors du naufrage.

«  Bordel, je t’avais dit que c’était une mauvaise idée d’utiliser le pouvoir des Portes !
— Primo, ton attitude défaitiste, tu te la fourres dans le cul, répliqua Échidna. Deuxio, tu rejureras de ne plus jamais t’en servir APRÈS qu’on soit sorti de ce merdier !  »

Échidna tentait, tant bien que mal de paraître brave et intrépide, mais il était évident qu’elle et son mâle était en très mauvaise posture. Elle avait beau réfléchir, le mieux qu’elle pouvait trouver, c’était d’en mordre le plus possible pour qu’au moins, sa mort engendre un maximum de Hesshas pour emmerder minimalement le peuple démoniaque. Bref, c’était un plan foireux et complètement inutile pour se sortir de ce pétrin. Alors que, pendant ce temps, les Démons prirent soins de bien cerner le couple Hesshas et de couvrir toutes les issues possibles.

«  Mais par le cul de Phœbe, comment ils font pour être aussi bien coordonné… Ils devraient avoir un mal fou avec les esclaves… Mais oui ! Échidna, je veux que tu les submerges d’espoir.
— Hein !?! Mais ça va les enhardir !
— M’en fou, ne discute pas et fait-le !!! Je suis le Grand Totem Typhon ! J’agis au nom de la Déesse-Totem Ava, l’avatar de Phœbe, déesse des Evershas ! Enfants de Phœbe, entendez mon appel ! Joignez-vous à moi et ensemble, nous contemplerons la splendeur du Rocher au Clair de Lune !  »

Alors que Typhon prononçait son petit discourt, Échidna mobilisait toute sa puissance mentale afin de répandre l’émotion de l’espoir auprès de ses ennemies. La femme-serpent-chatte ignorait quel plan foireux son mâle avait réussi à concocter, mais, n’ayant rien de mieux à proposer, elle obtempéra. L’émotion de l’espoir allait certainement renforcer les convictions des Démons et dissiper leurs doutes. Dans cet état d’esprit, ils allaient encore mieux se battre contre les monstrueux géants. Et comme de fait, la première vague d’assaillants, le tiers des forces démoniaques, se jeta contre la colline des Hesshas. Échidna se prépara au combat, mais du coin de l’œil, elle aperçut Typhon qui soulevait son corps afin d’adopter une posture élevé et tendis ensuite les bras vers la lune.

La femme-serpent-chatte conclut que son mâle avait perdu la tête… jusqu’à ce que l’impensable se produise. Les assaillants se transformèrent en une multitude d’animaux de toutes formes et de toutes tailles, puis prirent position autour des deux Hesshas.

«  Parfait !!! Échidna, concentre tes pouvoirs sur nos troupes. Dissipe leurs peurs, stimule leur bravoure et, si tu le peux, afflige nos ennemis du doute et de la peur !!!
— Avec plaisir !!!  »

Ainsi perdre la majorité de leurs esclaves troubla les Démons. Ceux qui se pensaient à l’abri en deuxième ou en troisième ligne, se retrouvèrent à devoir combattre en première ligne sans esclave pour prendre les coups à leur place. Pire, il n’y avait plus deux Evershas capables d’infliger la transformation en Hesshas, mais une trentaine ! En tant qu’esclaves, les Evershas étaient brutalement torturés jusqu’à ce qu’ils n’aient plus la volonté de se transformer, les privant ainsi de leur capacité de mordre. Mais maintenant revigorés par l’espoir qu’ils reçurent d’Échidna, ils outrepassèrent ce blocage mental et prirent cette unique chance d’être libres.

Avec les pouvoirs d’Échidna qui rongeaient la volonté de combattre des Démons, l’unité qui caractérisa jusqu’alors les forces démoniaques vola en éclats. Le combat fut bref, mais intense. Les Démons de plus hauts rangs s’enfuirent, alors que les Démons inférieurs périrent ou furent transformés en Hesshas.

«  Donc euh… Comment tu as su que c’était des Evershas ?
— Leurs déplacements. Les Evershas ont l’habitude de se déplacer en meutes, alors ils bougent en bloc. C’était un signe que Phœbe nous adressait !
— Je vois. À croire que tu es béni par la déesse…  »

***

Gal’ulm et ses serviteurs se téléportèrent jusqu’à Typhon lorsque l’homme-serpent-tigre atteint l’endroit convenu. Les Démons s’attendaient à devoir combattre d’autres Démons, ce pour quoi ils furent surpris d’être opposés à des animaux et encore plus que Typhon et Échidna ne soient pas dans leur camp. Après avoir été victime de nombreuses trahisons au cours de sa vie, l’homme-serpent-tigre n’avait plus de patience pour ce genre de chose. Si le pacte démoniaque qui liait les Démons aux Evershas donnait une grande latitude d’interprétation en faveur de Typhon, elle en donnait au moins tout autant aux Démons.

Alors après le fiasco qui avait failli causer la perte de Typhon et d’Échidna, l’homme-serpent-tigre décida qu’il ne tolérerait plus aucun Démon dans sa meute. Si Gal’ulm voulait sa protection, le seigneur Démon et sa suite devraient accepter de devenir des Hesshas. C’est à ce moment que l’on découvrit l’absence de Roself, dont le clone se dématérialisa sous un rire maléfique. Gal’ulm compris alors qu’il n’avait plus d’autre choix que d’acquiescer aux conditions de Typhon.

«  Mais, k’uhm, pourquoi ? murmura Gal’ulm en appliquant un pansement à la plaie qui saignait de son cou. Pourquoi m’abandonner maintenant, Roself…
— Ah merde ! s’exclama Échidna. C’était le gus qui me donnait ma forme humaine. Rah !!!
— On dirait que tu perds de ton utilité, Gal’ulm. Et comme tu ne seras plus Démon encore bien longtemps, tu n’auras plus aucune obligation de respecter notre pacte. annonça Typhon avec fermeté. Par chance, sous peu, tu seras Eversha. Peut-être mérites-tu d’intégrer légitimement ma meute ?
— K’uhm ! Moi, inutile !?! Balivernes. Gal’ulm le Gourmand devint Gal’ulm le Maudit... Mais il demeure tout aussi formidable, k’uhm ! Soumettez-moi au rite de servitude. Vous verrez, k’uhm, que vous ne pourrez plus vous passer de moi !
— Ça me va. Échidna ?
— Mouais… Gal’ulm est dans la merde jusqu’au cou. Il va crever sans nous.
— K’uhm, vous ne le regretterez pas.  »

1963 mots

Pleine lune

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Quitter l’Antre des damnés s’avérèrent assez facile une fois que Typhon et Échidna furent à la tête d’une meute composée d’une quarantaine d’Evershas. Après la victoire des changeurs de forme au domaine du Gourmand, et la transformation de Gal’ulm en un monstre Hesshas, les Démons choisirent de laisser leurs adversaires s’enfuir. Les seigneurs rivaux du maître cuisinier s’étaient déjà accaparé son domaine et la traîtrise de Roself avait permis de prendre le contrôle du réseau de contacts du Gourmand, lui ravissant du coup son influence sur le peuple démoniaque. Alors mis à part sa vie, Gal’ulm avait tout perdu. Le faire assassiner était tout simplement trop clément. Il était donc libre de vivre la vie maudite d’un moins que rien.

Le voyage mena les Evershas à leur destination, l’Antre des marais, peu avant la pleine lune. Laissant derrière eux le péril des Démons, Typhon se préparait maintenant à faire face à la fureur du Grand Totem Rakel, l’intendant des marais. Bien que le naufrage du navire transportant originalement le couple de Hesshas demeurât inexpliqué, l’intervention de Rakel était certaine. Et s’il n’avait eu aucune gêne à faire fi des directives de la Déesse-Totem Ava à l’égard de Typhon, il était peu probable que Rakel abandonne pour si peu. C’est donc prêt à se battre que la meute de Typhon s’enfonça dans les terres de plus en plus marécageuses bordant les deux Antres du continent Dévasté.

***

Sa nouvelle meute étant mal adaptée aux terres marécageuses de l’Antre des marais et épuisée de sa longue marche, Typhon guida les siens vers un espace sec au cœur des marais. La géographie en perpétuelle évolution de l’Antre faisait et défaisait constamment ce genre d’endroit. Ils étaient donc jalousement gardés par quiconque les découvrait. Ça ne découragea en rien l’avancée de Typhon et d’Échidna qui étaient prêt à en découdre pour prendre possession des lieux. C’était le jour de la pleine lune et le couple avait enfin atteint l’Antre des marais, où ils avaient la bénédiction d’Ava pour y fonder leur famille. Le corps d’Échidna étant en phase avec le cycle lunaire, les deux Hesshas avaient la ferme intention de mettre à l’épreuve le remède contre l’infertilité avec lequel ils se gavaient depuis quelques jours. Il faudrait donc une résistance farouche pour que les géants rebroussent chemin.

Grimpant jusqu’au sommet de la colline qui dominait les environs, Typhon et Échidna eurent la surprise de constater qu’ils étaient attendus par des alliés. Lolong, le bras droit de Typhon, était présent avec les rares Evershas de l’ancienne meute à ne pas avoir trahi le chef de meute au profit de Rakel. Avec eux se trouvaient des représentants de deux des Grandes Dynasties du Rocher au Clair de Lune, ainsi que des infrastructures modestes qui avaient été construites en attendant l’arrivée de Typhon.

«  Lolong ? Mais qu’est-ce que tu fous ici, le questionna Échidna. Tu n’as quand même pas baisé le cul de Rakel ! Non ?
— Ah non, pour ça aucune chance ! s’exclama Typhon avec un large sourire. Par Phœbe, ça fait du bien de voir un visage amical après cette galère !
— Typhon, Échidna, répondit Lolong, bienvenu chez vous ! Je vois que vous n’avez pas chômé. J’ai bien essayé de recruter pour remplacer les traîtres de la meute, mais j’ai le charisme d’une pierre. J’ai quand même trouvé ces deux-là… Enfin, c’est eux qui m’ont trouvé.
— Minute papillon ! Par le cul de Phœbe, comment as-tu fait pour nous devancer ? Tu es parti après nous… et Rakel à bousiller le portail pour Maggie !
— Si je peux me permettre, annonça le représentant de la Dynastie des Hewadel, ne portail n’a jamais été fermé ou altéré. Certes, le Grand Totem Rakel l’a mandaté, mais ce sont les Hewadel qui l’ont mis en place. Prévenir son fonctionnement n’est tout simplement pas à sa portée sans notre aide.
— Mais vous l’avez tout de même fortement dérouté, précisa le représentant de la Dynastie des Galashelm en riant. Le temps que Rakel vous trouve à l’Antre des damnés, vous aviez de nouveau une meute à votre actif et vous étiez en chemin vers l’Antre des marais. Nous nous sommes donc permis de négocier une trêve.
— Une trêve ? Avec Rakel !?!
— Si je peux me permettre, les discussions étaient déjà en cours lors de sa tentative d’assassinat à votre égard. Malheureusement, Rakel a devancé notre annonce pour tenter de nous priver de notre candidat. »

Les représentants informèrent alors Typhon et Échidna que les événements se précipitaient au Rocher au Clair de Lune. L’état de santé de la Déesse-Totem Ava se dégradait à un point tel qu’elle était devenue inapte à accomplir même les plus simples de ses fonctions. Ava souffrait d’un vieillissement surnaturel et ni remède ni prière n’y changeait quoi que ce soit. La régente avait tout fait pour cacher son état, mais le temps la rattrapait. Son corps était faible. Sa mémoire était défaillante. Même sa magie s’estompait. À ce rythme, la Déesse-Totem n’en avait plus pour longtemps. Les préparations à la succession d’Ava avaient donc déjà commencé. Les plus éminents Augures étaient appelés à la Cité de Dhitys et des candidats étaient choisis pour être mis à l’épreuve.

«  Je vois. Alors ça se présente très mal pour moi…
— Mais pourquoi la mort d’Ava… nous… impacterait… Bordel !
— Oui. Quand la Déesse-Totem sera remplacée, son remplaçant va se débarrasser des anciens Grands Totems.
— Si ça peut vous rassurer, Typhon est le candidat à la succession choisi par la Dynastie des Hewadel. Le commerce avec le monde extérieur décuplerait les capacités économiques du Rocher au Clair de Lune. Ce faisant, les liens de Typhon avec les Humains et les Réprouvés outrepassent notre répulsion pour les Hesshas.
— Voilà bien des années déjà que la Dynastie des Galashelm souhaite à ouvrir les frontières du Rocher au Clair de Lune. Votre succès diplomatique, qui a abouti à la mise en place d’une ambassade à Utopia, nous a grandement impressionnés. C’est une première depuis la réclusion imposée par l’actuelle Déesse-Totem. C’est pourquoi nous vous avons également choisi comme candidat.
— Je vois… Je…
— Ce n’est là qu’un appui. Bien des épreuves vous attendent, pour vous et votre meute. Des épreuves que vous devrez triompher de votre propre mérite.
— Raison de plus pour mettre un bébé dans mon ventre. Ce soir !
— Ça viendra. Alors, qui sont les autres candidats.
— Si ça peut vous aider, le Grand Totem Rakel, que vous connaissez bien, ainsi que la Grande Augure Léanda Shell. Il s’agit de la descendante de la défunte Reine Mélinda Shell, la précédente Déesse-Totem. Les Dynasties des Shell, des Galagrim et des Layfrea soutiennent Léandra. Rakel dispose du soutien de l’actuelle Déesse-Totem.
— Il y a également une douzaine d’autres candidats issus de puissantes meutes. Mais la moitié se désisteront certainement quand ils comprendront que les Galashelm et les Hewadel ont choisi leur candidat. »

Par le choix des candidats à la succession, Typhon a compris que les Grandes Dynasties souhaitaient soumettre à Phœbe trois avenirs pour le peuple Eversha. D’abord, la continuité avec Rakel, le retour aux sources avec Léandra et la nouveauté avec Typhon. C’était un pari audacieux des Galashelm et des Hewadel que de s’associer avec un Hesshas, mais l’homme-serpent-tigre pouvait voir que la décision n’avait pas été prise à la légère. La fidélité avait une grande valeur aux yeux des changeurs de forme. Il n’était donc pas surprenant qu’aucune dynastie ne soutienne Rakel. Sa sœur avait tout fait pour étouffer celles-ci. La majorité d’entre elles se rangeaient donc derrière l’héritière de la volonté de la précédente Déesse-Totem. Le soutien que Typhon recevait pouvait plus que certainement être attribué à de l’opportunisme.

***

Tout le long de la journée, la meute de Typhon s’activa pour parfaire les abris entamés par Lolong et ses loyalistes. Les changeurs de forme aux Totems les plus à l’aise dans les terres marécageuses partirent en quête de viande et d’aliments. Pendant ce temps, Gal’ulm le Maudit prépara le tout en vue du festin de la pleine lune. L’ex-Démon, devenu Eversha Hesshas depuis la morsure de Typhon, avait muté en une imposante créature serpentine à quatre bras et à deux queues. Il ne conservait de son ancienne forme démoniaque que les deux cornes qui ornaient sa tête. Il avait aussi la paire de petites ailes rachitiques noires caractéristiques des Démons, mais elles se situaient désormais sous les deux paires de bras, formant un torse qui rappelait celui d’un insecte. Mais malgré cette transformation, Gal’ulm ne perdit rien de ses habiletés ou encore son raclement de gorge si caractéristique.

«  Typhon, mon chaton, k’uhm ! s’exclama Gal’ulm en découvrant son chef momentanément libre de son attention. Attendons-nous des invités ? Il y a déjà bien assez, k’uhm, de viande pour satisfaire les appétits les plus voraces !
— Quoi, avec si peu, se moqua Typhon. Les Evershas mangent comme trois ! Et tu n’as pas intérêt à t’exclure. Tu fais partie de la meute maintenant. Ce soir, nous célébrons la pleine lune. Demain, nous partons pour le Rocher au Clair de Lune !  
— Fort bien ! Allez, vous autre, k’uhm, secoué vos bras, vos pattes et vos tentacules ! Ce soir, c’est ragout viande et champignons !  »

Contrairement à son confrère démoniaque qui subit la transformation en Hesshas il y a deux semaines, Gal’ulm se garda de porter de vils sentiments à l’égard de celui qui était désormais son chef de meute. D’abord, le vieux Démon en avait vu d’autres. Ensuite, et plus important encore, il était vivant et à l’abri des attaques de ses ex-rivaux. Cet état des choses maintenant actif dans tous les pactes en vigueur de Gal’ulm. Il ne pouvait certes pas en tirer profit, car il n’était présentement pas un Démon, mais ce n’était rien qu’un peu de magie et beaucoup d’huile de coude ne pouvaient régler. Après tout, l’un de ses pactes était celui qu’avait signé Typhon. L’homme-serpent-tigre pouvait penser avoir gagné, mais Gal’ulm savait qu’il obtiendrait un juste retour de service le moment venu.

Retournant à ses chaudrons, Gal’ulm calcula les portions supplémentaires nécessaires pour satisfaire les exigences de son chef, qu’il prit au mot. Il traiterait chaque Eversha présent comme trois gloutons affamés et le Maudit allait si parfaitement préparer son festin que nul ne résistera. Foi de Gal’ulm, rien ne sera gaspillé !

***

Alors que le festin de Gal’ulm en faisait saliver plus d’un, Typhon mis à l’épreuve la patience de sa nouvelle meute en présidant la cérémonie lunaire en l’honneur de la déesse de la lune et de la nature. Il s’agissait là d’une tradition que découvraient pour la première fois bon nombre des nouveaux membres de la meute, ou encore qu’ils n’eussent vécu que dans leurs souvenirs de jeunesse, précédant leur capture, puis leur mise en esclavage. Mais surtout, il s’agissait d’un moyen de réconforter les représentants des Grandes Dynasties, les convainquant qu’ils ne soutenaient pas un monstre hérétique.

Les dons de voyance de Typhon s’illustrèrent alors qu’il chercha les signes de Phœbe en compagnie de son épouse, prédisant des jours agréables pour la meute. La voie du Rocher au Clair de Lune leur était grande ouverte et si de nouvelles épreuves les attendaient au tournant, un avenir glorieux se dessinait à l’horizon. La cérémonie des signes se concluant sur une note positive, le festin fut offert et les célébrations lunaires commencèrent. Il n’en fallut pas plus pour qu’Échidna se jette contre son mâle et que les Hesshas enchaînent baisers, copulation et ragout. Il n’en fallut guère plus pour que toute la meute ne soit entrainée dans l’élan des chefs de meute…

1923 mots et fin du RP