[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]C'en était trop. Pen'Garleon ne trouvera jamais son bonheur entre ces murs trompeurs. Au fil des séjours, il avait enfin fini par comprendre pourquoi peu d'âmes vivaient au sein du manoir Deiddrenth ; puisque les ressources se raréfiaient, tout bonnement. Il avait l'impression de s'être retrouvé dans une chambre de dortoir, certes plutôt grande et aux allures de haute classe. Son père ne passait que peu de temps, juste pour se vanter de ses derniers actes ou de ceux de ses autres gosses. D'ailleurs, Brizania n'était pas restée longtemps non plus, ayant juste à cœur de rencontrer le petit nouveau de la dynastie et prendre la tangente avant que le géniteur l'attrapât au vol. Il soupira. Il n'avait que Maddie en guise de compagnie, et des peluches à l'effigie des jeunes Belegad, autant dire qu'il pouvait s'emmerder très vite. Il n'osait pas trop inviter les succubes ici, ni même de les recontacter aussi tôt d'ailleurs ; il se pourrait que Nordicadès lui jouera un mauvais tour. Il mangeait peu souvent ici, puisque le garde-manger n'était tenu qu'au compte-goutte, selon le gré de chacun. Hormis Neorim et Brizania, personne d'autre ne s'en servait. Quant au stock alchimique, tout avait été transféré dans le plus secret à Bouton d'Or ; le temps de se décider s'il y mettait une nouvelle fois un laboratoire à feu et à sang. Ce ne sera pas le premier mégot jeté dans les champs dorés des Réprouvés.
" Tu es mon meilleur ami ! "
Maddie pouvait être mignonne. Mais les peluches en forme de lapin de soixante centimètres ne faisaient pas parti de ses critères de beauté. Oh d'ailleurs, en parlant de Beauté, il fit crépiter ses quelques réserves magiques entre ses doigts et les passèrent sur son visage, jusqu'à remonter à la racine de ses cheveux, le chemin décrivant les étendues aériennes de ses mèches en pétard. Oui, c'était très bien comme ça. Cela l'avait toujours été ; beaucoup mieux que de ressembler trait pour trait au Monarque Démoniaque. Enfin, après minutieuse analyse, on pourrait tout autant le prendre pour un frère d'Aodh Baran. Difficile de s'émanciper des critères de haut seuil, lorsque ceux-ci s'avéraient déjà emprunter par un foutu imposteur.
" Ton meilleur ami a faim. Et puisque tu ne lui as rien dégoté d'intéressant dans cette baraque, il va aller lui-même faire des courses. Captant l'œillade de la peluche faussement inanimée, il lui tapota la tête, entre ses deux grandes oreilles. Ton meilleur ami ne t'en veut pas. "
Ainsi, le Démon ouvrit les portes d'Ānanda. Venir d'un royaume non lié risquait de lui attirer quelques ennuis s'il avait la langue trop pendue – comme avec son avatar virtuel lors des jeux de Kattale – fort heureusement, il était suffisamment vieux pour ne pas commettre ce genre d'erreur. Pas avec n'importe qui, en tout cas. Le diablotin évita tout accrochage visuel avec les autres Démons, préférant s'imprégner de l'ambiance tentatrice du royaume rien que par la marche. D'ordinaire, il se plairait bien ici, entre plaisirs de jeux et de la chair. Un autre jour, peut-être, s'y aventurera-t-il plus en profondeur. Il ne se sentait simplement pas assez fort pour s'octroyer ce genre de folie, sans doute encore pas assez proche de son nouveau peuple. Avoir un père de Kāma n'aidait pas non plus. Pen'Garleon allait devoir se démener pour faire connaître son nom, et son nom seul. Ensuite de quoi, ses ambitions prendront formes…
Le Mādiga s'arrêta quelques secondes face à la bâtisse. C'est drôlement coquet. Les Diables étaient ingénieux, un fin sourire prit naissance à cette constatation. A côté, il avait l'air d'un mafieux de Sceptelinôst venu taxer tout ce qui se trouverait entre ces charmants murs. A bien y regarder, ne serait-ce pas finalement le cas ? Il n'y avait qu'une seule façon de le savoir. Il passa devant l'enseigne du Gout de l'Idéal, intrigué de prime abord, avant de se rabattre sur l'autre commerce qui l'intéressait davantage. Il n'y avait pas de nom pour cette partie, ou alors avait-il mal vu, point encore habitué à ce cache-œil. Sans faire plus de cas, il pénétra à l'intérieur de la boucherie. La vue des différents produits soigneusement entreposés ouvrit de suite son appétit. Le choix se montrait assez généreux et envoûtant. Cela faisait presque un mois que le Deiddrenth n'avait pas goûté à de la viande de qualité… Une main dans la poche, l'autre porter à sa barbe pour chasser ce fin filet de bave, le Démon avisa sa consœur derrière le comptoir.
" Bonjour. Que choisir, que choisir… Un instinct primaire ressurgit de ses entrailles. Je voudrais du saucisson. " Il soutint de l'œil la jeune brune. Son premier contact démoniaque en dehors du cercle familial.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Quelques minutes plus tôt, elle était carrément en train de dissocier. Elle ignorait depuis combien de temps, mais en toute logique, ce devait être depuis autant de temps qu'un client n'avait pas foutu les pieds dans cette putain de boutique. Et pour qu'elle soit partie à ce point dans la lune, ça voulait dire que cette journée était nulle à chier pour les affaires. Quelle merde. Ellie venait de s'en rendre compte, qu'elle était en pleine possession du corps et que les autres s'étaient barrées elle ne savait où, juste parce que la réalité était trop ennuyeuse. La jeune femme souffla, mais cela ressembla davantage à un grognement. La boucherie était déserte, monstrueusement silencieuse. C'était pareil du côté de la boulangerie. Elle n'avait pas besoin de lever son cul de son tabouret pour le savoir. Combien de temps cela allait-il encore durer ? Elle ne savait même pas à quand en était la journée. Le matin ? L’après-midi ? En tous cas il faisait jour, c’était déjà ça. La clochette de la porte d’entrée retentit soudain. La tête d’Ellie quitta la paume qui la soutenait jusqu’ici et elle se redressa un peu. Et un péquenaud, un. C'était pas trop tôt.
-Bonjour.
Avec un peu de chance, il l'aiderait à se barrer et à donner le flambeau à une autre personnalité. Kitoe vendait mieux qu'elle, la vue d’un client avait de quoi la stimuler. Les acheteurs rendaient l’hôte de bonne humeur, elle leur souriait et leur souhaitait la bienvenue avec un air joyeux. Parfois, Ellie parvenait à l'imiter, mais aujourd'hui ça lui passait au-dessus. La Démone se leva nonchalamment de son siège et s’empara machinalement d’un couteau de boucherie.
-Du saucisson, hein...
Ses pupilles se posèrent sur le large étalage qui la séparait du client, comme si c’était lui qui venait de lui présenter une came douteuse. Elle n’avait jamais voulu de cette foutue boutique.
-Va falloir être plus précis.
Elle pointa son couteau vers celui le plus à sa gauche. Elle les connaissait par cœur. Elles les connaissaient toutes par cœur. A force de rester coincé ici, c’était devenu de mémoire commune.
-Celui-là est au porc. Nature. Puis elle les énuméra un à un. Fumé ; fines herbes ; noisettes ; poivre ; ici c'est mouton avec les mêmes assortiments, sauf les noisettes, à la place c'est des figues ; là c'est boeuf, pareil sauf le fumé ; le plus foncé ici c'est du taureau, et là... Elle hésita. Ça lui arrivait. Boeuf aussi.
Elle avait beau être impliquée là-dedans depuis le début, ça la dégoûtait. Ce qui ne l’empêchait pas de cautionner.
-Faites votre choix.
Elle croisa les bras. Son couteau était toujours flanqué dans son poing et elle scrutait l'homme. Ça l'étonnait à chaque fois de voir trainer des bandits dans une échoppe avec une devanture aussi cul-cul. Ellie se demandait ce qui attirait des gens pareils à passer sachant, elle en était presque sûre, que c'était la première fois que celui-là foutait les pieds ici. C'était encore mieux quand le concerné prenait l'apparence d'une personnalité connue. Enfin non, ce n'était pas une personnalité connue, mais il lui ressemblait un peu tout de même. La jeune femme n'avait pas vu tout de suite à cause de son cache-œil, mais maintenant qu’elle prenait attention, elle était à peu près sûre d'elle. Malheureusement, le déguisement était loin d'être parfait. Parce qu'il ne l'impressionnait pas et qu'elle pouvait presque admettre qu'il sentait bon. A moins que ce fut un frère. Mais elle était presque sûre que schlinguer aurait dû faire partie de la génétique. Non, elle était certaine que ce mec était juste une copie foireuse. Quelque part, elle n'allait pas se plaindre. Loin d'elle l'envie de se mourir asphyxier par une violente fragrance de merde. Tout comme elle n'avait pas envie de se confronter au personnage. Elle ne pouvait pas non-plus le juger pour son choix plastique : leur système faisait face à un problème similaire. Jude était même pire : non seulement c'était un Ange qu'il avait pour modèle, mais en plus il y croyait. Si cela avait été possible, elle aurait tué ce détraqué dès la première minute où elle avait appris son existence.
-Vous êtes nouveau dans le coin ?
Elle avait posé la question comme un prétexte pour détendre l'atmosphère qu'elle plombait elle-même de par son attitude trop sérieuse. Mais malheureusement, ce n’était peut-être pas la meilleure. Indifférente, elle déposa la commande emballée dans un sac de toile sur le comptoir, puis ancra ses pupilles dans les siennes.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Du saucisson. Quelle idée à la con. Pour un peu, le Deiddrenth croirait presque n'avoir jamais chuté en Kāma et être resté un putain de Bipolaire. Était-ce l'Ange qui revenait à la charge pour lui rappeler ses sales origines ? Non, il était vraiment mort. C'était juste un instinct primaire : il pourrait manger n'importe quoi ici, mais il ne rechignait pas à du saucisson pour une histoire d'égo. Ce serait débile, comme si un Sorcier blanchi tournait le dos au champagne. La bouffe n'avait rien à voir avec les dissonances de ses créateurs : elle resterait toujours alléchante, qu'importe entre quelles mains elle se retrouverait. Cela dit, le Démon partait de ce postulat-ci alors qu'il ignorait la qualité de cet établissement. De même, cette femme ne lui disait rien de spécial. Enfin, s'il connaissait ne serait-ce que quelques noms démoniaques, il serait déjà bien plus avancé. Mis à part Aria Taiji, et éventuellement les associées de Norcadès, il ne saurait remettre certaines identités. Lui-même n'était qu'un sans-nom, au visage si reconnaissable.
D'une nonchalance absolue, Pen'Garleon suivit la pointe du couteau, les produits défilant au fil de la lame et de son appétit de plus en plus insatiable. Si cela ne tenait qu'à lui, il prendrait tout. Mais dilapider son argent pour un si petit caprice ne servirait à rien, d'autant plus qu'une bonne partie avait flambé avec sa baraque de Sceptelinôst. Enfin, il ignorait si la fameuse demeure avait vraiment cramé, mais il espérait bien que ce serait le cas ; aux dernières nouvelles, il était courant pour les résidences de la cité portuaire de se retrouver en proie aux flammes et à la folie. Lorsque la vendeuse lui laissa le choix, il se rapprocha davantage des saucissons ; non pas pour les observer plus en détails, mais plutôt pour échapper au regard pesant de cette femme. Elle l'épiait, il le sentait, et c'était peut-être bien dû à sa seule gueule. Malgré tout, il était tout autant un parfait inconnu. Elle avait le droit de se poser des questions. Lui tourner le dos ne semblait pas son geste le plus judicieux, mais en fin de compte, qu'est-ce qu'il en avait à foutre ? Ce ne serait juste pas la première fois qu'on lui plante un couteau dans le dos.
" Taureau. " Cela lui donnerait l'impression de dévorer du Réprouvé, il en riait d'avance.
Parfait, son choix était fait. Même avec sa réflexion morbide, Pen'Garleon n'esquissa pas l'ombre d'un sourire, patientant juste que la Démone lui préparât son achat. Il l'épia faire, les épaules détendues. Il paierait, prendre son saucisson et le boufferait sur le chemin. Un bon petit bout de journée, en somme. Ceci était le plan initial, ce qu'il avait prévu. Toutefois, les surprises arrivaient tout le temps, souvent les plus indésirables. Il releva son attention sur le faciès de la brune. Le borgne s'était surtout attardé sur son couteau – qu'elle tenait toujours en main – sans prendre la peine d'imprimer son visage dans son esprit ; il eut bien tort, car cette Démone s'avérait séduisante. Point trop difficile pour des engeances du vice, certes, néanmoins elle lui tapait dans l'œil ; le seul visible. En fait, elle lui rappelait le Spectre de la Dame, même Sceptelinôst. Cette attitude, ce côté taciturne, ces formes remarquables.
" Oui. Il plissa des yeux. Fraîchement nouveau. Tandis qu'elle était affairée, il balaya le magasin de son iris bleuté. C'est le premier établissement que je visite en Enfer. Rien qu'avant d'entrer, je m'attendais à quelque chose de plus… nunuche. " Non pas qu'il critiquait la devanture, simplement elle ne se ratait pas.
D'ailleurs, elle aussi tranchait avec l'ambiance générale. Le Choucas ne parvenait à lui coller l'étiquette de bouchère, ou du moins pas dans ce sens-là. Il était quelqu'un de très observateur, sachant dénicher des détails dans les mimiques et le reflet des regards.
" Vous n'avez pas l'air dans votre peau. Émit-il soudainement en lui faisant face, il semblait se perdre. Hmm. J'aime beaucoup vos cheveux. " Ils étaient si lisses, il aimerait bien passer sa main dedans pour voir l'effet que cela lui procurerait.
Décidemment, personne ne réchappait à son passé. Le voilà à se rappeler qu'il était barbier auparavant, d'où son obsession pour les cheveux. La dernière fois qu'il avait coiffé une si belle chevelure, ce fut avec la Dame Rouge. Sinon, les crasseux du port s'étaient entassés sur son siège, ceux qui daignaient ne pas négliger leur apparence ou par esprit pratique. C'était pénible, bien que ça le nourrissait au final. Il fit tomber son regard sur le sac, un très bref rire finit enfin par lui échapper.
" Ouais. Plus je le regarde, plus je me dis que ça ne me suffira pas. Je dois avoir une sacrée faim. Songeur, le Démon se gratta la barbe. Voyons… Il avait du choix, le souci étant qu'il pourrait s'empiffrer n'importe quoi. Il eut alors une alternative en tête : Que proposez-vous de mieux ? Il laissa planer quelques secondes. Votre produit phare, par exemple ? "
Un rictus étira le coin de sa lèvre. Nunuche était pourtant le terme. En matière de devanture, ce gars avait choisi l’établissement le moins représentatif de l’Enfer pour commencer sa vie. Ellie n'avait jamais aimé les goûts esthétiques de Kitoe. Ça l'agaçait qu'une femme qu'elle savait capable d’intérêt et de maturité puisse de rabaisser à cette excentricité ridicule. Mais avec le temps, elle s'y était faite, à tel point qu'elle n'y faisait même plus attention. Chaque Démon avait un travers plus ou moins inacceptable. Entendre des gens partager le même avis qu'elle, néanmoins, lui faisait plaisir.
-Je vois. Après avoir récupéré la monnaie, elle recula pour s'adosser au mur derrière elle, toujours les bras croisés. Dans ce cas, bienvenue je suppose.
Elle savait ô combien ce n'était pas simple de commencer sa vie ici. Toutefois, l'inconnu était plus costaud que lorsque Kitoe s'était réincarnée : la jeune femme n’avait été à ce moment-là qu’une brindille écervelée et instable. Si elle n’était pas morte, c’était grâce à Ellie et un peu à Kraa. Toute seule, Kitoe n’aurait pas tenu cinq minutes dehors. Il n’y avait donc aucun doute sur le fait qu’il galèrerait moins qu'elles à l'époque.
-Vous êtes quoi à la base ?
Certains n’aimaient pas dire, de peur que cela n’altère leur vraie image de vrai Vil. Ellie n’était pas de cet avis, puisque s’ils étaient là c’était qu’ils le méritaient. Au contraire, ceux qui naissaient en Enfer n’avaient jamais connu l’extérieur auparavant. Ils se mettaient à exister avant même d’avoir fait quelque chose de mal et c’était donc à eux de faire leurs preuves. La question n’était cependant pas si anodine, car elle témoignait de l’ouverture à la discussion de la brune, ce qui était rare. Malheureusement, une seule maladresse suffisait à retourner en arrière. La mine de la femme s'assombrit.
-Et vous n'avez pas l'air d'un roi. C’est pas pour autant que… Elle s’interrompit, claqua sa langue contre son palais, puis grogna. Oubliez.
Juste parce qu'il fallait être un minimum poli avec les clients, il avait aussi échappé à un "Ta gueule" des plus secs et à un bon coup de pied au cul. Il pouvait toutefois parfaitement deviner l'intention rien qu'à son expression. Ça, Ellie ne considérait pas ça comme interdit. On disait que les clients étaient rois, mais selon elle, ils lui devaient le respect en premier. Bien évidemment qu'elle n'avait pas l’air dans sa peau : elle n'était ni dans son corps, ni dans sa fonction. Si ça n'avait tenu qu'à elle, elle serait déjà loin de cette foutue baraque, loin de l'Enfer, et travaillerait comme mercenaire pour des sommes faramineuses. Faramineuses, parce qu'elle était compétente et elle le savait. On ne lui laissait juste pas l'occasion de démontrer son potentiel. Pas comme elle le souhaiterait. Elle voulait vivre seule, là où personne ne la ferait chier. Ainsi, elle pourrait bouger, voyager. Elle serait libre.
-Merci.
Elle prenait le compliment, mais il l'avait énervée. C'était la première fois qu'on lui en faisait part de cette façon et ça ne lui plaisait pas. La Démone ignorait ce qu'il avait voulu enclencher en lui disant cela, mais ça venait juste de foutre le bordel dans ses pensées. Et de la fermer à la discussion. Et l’encrer encore plus dans la réalité, ce qui voulait dire qu’Ellie serait son interlocutrice pendant plus longtemps que ce qu’elle aurait voulu : elle ne pouvait se permettre de lui laisser une faille dans laquelle s'engouffrer. Il ne la tourmenterait pas.
-Hm. Un produit phare ? Elle leva les yeux au ciel, désigna du menton ce qui était suspendu au plafond. Les jambonneaux. Pareil, y'en a différents types mais je vous conseille celui-là. Un peu plus cher, mais c’est le meilleur.
Celui qu'elle montrait était légèrement plus rose que les autres. Elle ne se souvenait pas de son nom, mais elle se savait que c'était un homme. Un Déchu. Parce qu'il l'avait vexée, Ellie voulait faire bouffer le pire à ce client de mes deux. Il lui en dirait des nouvelles.
-Vous voulez que je vous le décroche ?
... Pour mieux l'accrocher lui dessus. Elle allait le suspendre par le cou et le regarder se vider de son sang.
-On a aussi du pain pour accompagner, de l'autre côté. A la boulangerie.
Ellie fronça les sourcils. Elle ne savait pas pourquoi elle lui proposait.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]" Réprouvé. De Sceptelinôst. Il ne servait plus à rien de se cacher, il doutait qu'Aodh chercherait un potentiel usurpateur jusque dans ses propres rangs. Puis, Pen'Garleon se foutait d'entretenir un quelconque secret. Il était fait comme il le paraissait, c'était tout. C'est récemment, au juste, que j'ai appris que mon père était un pur Démon. Donc… Il se tut deux secondes, poursuivant sur le même ton nonchalant. L'Ange qui persistait encore en moi ne m'était plus d'aucune utilité. "
Maintenant que le diable y songeait, ce ne devait pas être si rare de croiser d'anciens compatriotes en Enfer. Lorsque les égarés ne faisaient aucunement confiance à la Dilon, ils pouvaient trouver une alternative dans les cercles infernaux ; plus rarement sous la bienveillance des Anges, étant donné la situation compliquée de ces derniers. Surtout lorsque l'un des géniteurs s'avérait être un Démon. Il ne pensa pas à cette possibilité bien plus longtemps, histoire de ne pas étendre le moindre blanc qui pourrait se créer entre eux. Simplement, l'ancien Réprouvé finissait par se convaincre que croiser une connaissance, ici, réduirait en miettes sa fameuse alternative. Au pire, cela lui fera un précieux défouloir pour dérouiller ces nouveaux muscles.
Le Deiddrenth passa outre la réplique de la bouchère, son roulement de yeux et son simili d'haussement d'épaules en témoignant. Forcément, en Enfer, il serait bien plus remarquable qu'ailleurs. En ces terres, n'importe qui parviendrait à se mettre dans le crâne le visage de leur souverain. Était-il le seul à lui ressembler, cependant ? Il n'en savait rien et ne souhaitait pas vraiment le découvrir. Elle avait raison : il n'avait rien d'un roi, il n'en voulait pas plus le statut. Malgré tout, ce n'était pas une couronne qui allait le protéger de sa lame ; un bon bouclier serait plus efficace en ce but. Cela dit, Pen'Garleon ignorait ce qui la mettait autant dans cet état. Puisqu'il demeura sur la défensive, le temps alloué laissa à la brune de répondre favorablement à son compliment. Donc, ce n'était pas ça mais la réplique précédente. Avait-il mis le doigt sur un tabou ? Ne pas être dans sa peau, il connaissait si bien cet état. Peut-être était-elle comme lui. Son intérêt s'en retrouva décuplé ; il ne repartirait peut-être pas d'ici qu'avec de la viande.
En tout cas, puisque l'affaire sera bientôt conclue, le mafieux sans gang ne consolida point davantage sa garde. Au contraire, il restait à l'affût de ses dires et gestes, mais conservait cette attitude décontractait ; insouciant, sûrement, n'étant qu'un fichu Mādiga de bas-étage. Son regard remonta en cascade sur le jambonneau qu'elle lui proposait. Alors qu'il en étudia les traits et caractéristiques, il s'attendit à recevoir une floppée de mots-clés pour lui mettre l'eau à la bouche. Il ne reçut que l'adjectif "meilleur" qui, seul, ne portait pas autant de prestance qu'à l'accoutumée. Son œil retomba sur elle et son faciès un chouïa aigri. Il attendit encore et ne reçut rien d'autre qu'une seconde proposition d'achat. Décidément, cela ne l'allait plus du tout.
" En quoi est-ce le meilleur ? " Se demanda bien-t-il en se grattant la joue hirsute.
Jusqu'ici, la Démone s'était plutôt montrée transparente avec lui, notamment sur la nature des produits pour lui faire miroiter le panel de choix et, bien sûr, lui soutirer un maximum de sous de sa bourse. Une relation somme toute parfaitement commerciale et juste. Mais pour cette fois, il serait ridicule d'omettre cette touche de méfiance qui ternissait le tableau. Pen'Garleon se montra réceptif à sa réponse, cependant, ce n'était pas suffisant.
" … "
L'ambiance se montrait soudainement étrange. Il se trouvait chez une Démone après tout, mais lui-même étant un produit du Vice, il ressentait son instinct lui dicter la raison. Dans une vie d'antan, il aurait chipé le premier prétexte pour saisir la tangente. Dans le pire des cas, il aurait dû serrer les poings. Néanmoins, depuis quelques jours, il n'était plus ce genre d'homme. Ce fut pourquoi il lui sourit. Il était un Démon, il était un joueur, un parieur. Cette configuration ne lui paraissait pas si mal et instillait une pincée d'engouement.
" Très bien, je vous l'achète, ce jambonneau. Il allongea déjà une somme plus conséquente sur le comptoir, avant qu'elle n'eût esquisser le moindre mouvement, en guise de sa bonne foi. Et je vous suis. "
Un bon pain en guise d'accompagnement ne serait pas de refus, certes. Ce ne serait, vraiment, pas de refus… Il fronça à son tour les sourcils, aussi venimeux que sa nouvelle connaissance, lorsqu'il fallut initier le passage à la boulangerie.
" Si ça vous démange tant, vous pouvez garder le couteau. "
Heureusement, il n'était pas venu désarmer. Cela ne lui ressemblerait absolument pas.
En quoi c'était le meilleur ? Il lui en posait des questions. Ellie leva les yeux au ciel, faisant passer ça pour un coup d'œil qu'elle jetait au morceau de viande suspendu. Elle se retînt davantage pour ne pas lui répondre en poussant un soupir.
-Parce que l'animal a été plus travaillé que n'importe quel autre. Il a vécu dans les meilleures conditions d'élevage. Or, plus un animal est heureux, plus sa viande est tendre. C'était l'avantage de chasser autour d'Avalon. Le bœuf de Qobëh, vous connaissez ?
C'était effectivement une production de niche dans la région de Maübee. Han Von Qobëh était le créateur de ce mode de production et la viande se vendait très cher. Ellie toisa son client, comme si cette confrontation des regards suffirait à le convaincre. Elle n'avait aucune envie de s'étendre davantage sur cette description, consciente qu'elle était bancale. S'il avait effectivement s'agit d'une viande d'exception, elle ne l'aurait pas omis dès lors qu'elle la lui avait conseillée. Et elle serait aussi beaucoup plus onéreuse. Néanmoins, un demi-sourire étira ses lèvres.
-Très bien.
Convaincu ou pas, il avait accepté. Le résultat était tout ce qui comptait. Elle ne craignait pas les représailles. Ceux qui criaient à l’arnaque terminaient ici-même, mais de l'autre côté de la vitrine. Comme par réflexe, la Vile le toisa. D’ailleurs, cet homme ferait une jolie pièce. Néanmoins, elle se demandait ce que son implication au sein des pires magouilles réprouvées avait laissé comme goût à sa chair. Sans s'avancer davantage sur la question, Ellie empocha l'argent et tira un tabouret sur lequel monter pour décrocher la pièce. Kitoe pensait à sa place, ce qui ne l'aidait pas à paraître "bien dans sa peau". Pour une stupide question de fierté, elle ne voulait surtout pas que ce connard ne se rende compte de leur multiplicité. Ou du moins de son comportement différent. Elle qui avait eu envie qu'une autre identité prenne le relais un peu plus tôt, c'était le comble.
-C'est par ici. Elle l'invita à la suivre, avant qu'elle ne prononce une phrase qu'elle n'avait même pas pensé. Ça sera peut-être un peu plus "nunuche" de ce côté, comme vous dites.
Pour plus de praticité, elle le fit passer par la cuisine qui séparait les deux boutiques, plutôt que de lui faire travers la cour dehors. En théorie, elle n'avait pas le droit de faire ça – elle entendait d'ailleurs gronder dans sa tête. Mais compte-tenu qu'il n'y avait rien de compromettant, elle pouvait faire une exception. Elle n'aimait pas ce gars, mais mine de rien c'était un bon client.
-Vous ne devriez pas... S'était empressée de prononcer sa bouche avant qu'Ellie ne la retienne. ... faire attention au désordre.
Idiote de Kitoe, pensa-t-elle. Qu'est-ce que tu fais là ? Tu ne sais pas gérer ce client, répliquait l'autre. Oui, c'est sûr que lui annoncer qu'il n'a rien à foutre ici est une bonne manière de gérer ce client. Kitoe était d'une incohérence exaspérante... Ellie serrait fort le manche de son couteau pour rester encrée dans la réalité. Soudain elle se figea, puis se retourna.
-Je ne comptais pas le lâcher. Rétorqua-t-elle. D’abord glacée, elle finit par laisser échapper un air qui ressemblait à de la moquerie. A moins que ce ne fut de la provocation.
Elle était sérieuse, ceci-dit. C'était nécessaire. Arrivant près de la vitrine, elle lui indiqua d'approcher. Comme pour les saucissons, la diversité des pains était conséquente. Entre les formes – baguettes, miches, petits pains, fleurs, torsades – et les compositions – à différentes farines, aux noix, aux figues, aux "lardons"... – le bougre n'avait que l'embarras du choix. Parfois, Ellie se demandait comment Kitoe pouvait produire une telle quantité à elle toute seule, tout en gérant un trouble aussi ingérable que le leur. Elles avaient beau être deux grâce à leur Reflet et ne pas produire beaucoup de chaque produit, cela représentait tout de même un travail colossal. Parce qu'au-delà des pains classiques, il y avait les pâtisseries : son client pouvait se permettre de prendre un ou plusieurs desserts. La jeune femme ne les lui proposa pas, mais ils étaient suffisamment mis en valeur pour qu'il se penche sur la question si l'envie lui prenait. Ellie se demanda soudain s'il existait des boulangeries à Sceptelinôst. Elle serra les dents pour se concentrer et chasser cette pensée parasite. Elle n'avait pas l'intention de lui poser la question, même si ça la mordait de plus en plus. Malheureusement, elle n'avait jamais mis les pieds dans cette ville pour en avoir le cœur net.
-Il vous faudra encore autre chose ?
Elle avait envie qu'il se barre maintenant. Qu'il la laisse tranquille et qu'elle se stabilise. Kitoe prenait de plus en plus de place. Cette dernière le trouvait plutôt sympathique malgré son côté un peu brutal. Elle sentait qu'on pouvait plaisanter avec lui et elle aimait ça. Elle espérait qu'il deviendrait un client régulier, malgré cette première rencontre un peu froide à son goût.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]La Démone s'était plus ou moins prêtée au jeu. C'était une première. Ce détail n'échappa point à Pen'Garleon, qui se garda bien d'esquisser un pas plus en avant vers cette valse acérée. En mettant en lumière la présence du couteau, les deux protagonistes érigeaient d'instinct une sorte de barrière afin de se mettre sur leurs gardes. Lui-même se montrait comme aisément attaquable, mais si son raisonnement tenait, la brune devait se douter qu'il ne se laissait pas faire aussi facilement. Qu'il fût armé, sur la défensive, ou encore en possession de sorts dissuasifs, le Démon cherchait à faire comprendre à son homonyme que ce couteau ne suffirait probablement pas. Cela étant, elle avait du répondant, malgré son côté taciturne. Il se demandait si cette part psychologique faisait parti de ses gènes ou si elle s'était construite de la sorte ; il aurait dû lui renvoyer la question sur ses origines, même si… non, finalement, laisser couler fut plus judicieux. Il était le novice ici, d'autant plus sur le territoire de la charcutière doublée de boulangère, et la Démone était à présent bien au courant de tout cela. En la suivant de la sorte, cela ressemblait sûrement à de la folie, mais elle l'intriguait tant. Lui-même Vil, il ne considérait pas que ce mysticisme se résumât à la nature démoniaque de cette femme ; il persistait autre chose qu'il ne parvenait à dissocier. Ce fameux tabou sur la peau. Il songeait trop, il réfléchissait tant que passer de l'autre côté, il ne se rappelait même pas la configuration de la cuisine, encore moins du soi-disant désordre. Sans parler de ces détails, si minimes qui pourraient l'éclairer…
Cette femme lui plombait la tête, c'en était une évidence. De nouveau séparés par le comptoir et la vitrine, un voile de crispation figeait les traits de son visage. Il pouvait paraître impassible, détaché comme à son habitude, mais l'évolution de la situation commençait à l'importuner. Il lui était de plus en plus pénible de se rapprocher de la sortie, alors qu'il serait justement plus sage de la franchir une bonne fois pour toute. Pen'Garleon pourrait encaisser ceci comme une défaite, un gâchis. Intolérable. D'un autre côté, les apparats du défi le séduisaient. N'importe quel spectateur extérieure – même cette Démone – s'attendrait à ce qu'il payât et qu'il s'en allât. Ainsi, comment tordre cette finalité ? Quels subterfuges pourrait-il utiliser pour prolonger son séjour chez cette nunuche ? C'était aussi intéressant qu'excitant. Plus il conservait cette place, plus il se rapprochera de son graal. Il en était, en fin de compte, beaucoup trop persuadé.
" Une baguette suffira. " Classique et rarement décevante.
Arriva alors cette fatidique question, posée d'une seconde fois de trop. "Autre chose"… Oh, le Choucas en avait tant à réclamer, de ces "autres choses". Mais encore combien ? À quel seuil s'élevaient ses chances et son obstination ? Son unique œil se plissa. Il avait noté la tournure de son interrogation ; l'embarras de la Démone se montrait de plus en plus palpable. Son homologue pouvait déjà creuser par-là, afin de renforcer un peu plus son emprise. Décidément, il plongeait corps et âme dans ce jeu dont il semblait être le seul à visualiser… Un peu comme cette réalité virtuelle à Kattale.
" Ouais. Il s'accouda au comptoir, comme s'il s'installait à un bar. J'aimerais bien manger avec vous. "
Une pause volontairement tissée afin d'étudier sa réaction. Ce ne devait pas être tous les jours qu'un client chercherait à la tenter de la sorte. Enfin, le Mādiga n'en savait trop rien, toutefois cela ne coûtait rien d'essayer.
" Ainsi, je peux en toute légitimité réclamer votre nom et me présenter : Pen'Garleon Deiddrenth. Il mima comme s'il portait un chapeau et qu'il s'en débarrassait le temps de lui montrer son vrai visage. Vous avez faim ? " Une once de provocation s'immisça dans son intonation, alors qu'il tendait le saucisson juste sous le nez de la Démone.
Aussitôt, le mafieux reprit ses brutales habitudes et tapa un croc dans la charcuterie comme si ce n'était que de la vulgaire bectance. Cependant, la qualité de la viande sut ravir ses papilles et désordonner ses idées le temps d'un instant. Un soupir de contentement franchit ses lèvres, une lueur satisfaite apparut – fugace – dans son regard. Il venait alors de regretter son geste, parce que c'était vraiment bon et que cela faisait déjà quelques temps qu'il n'avait point autant apprécié le goût de la chair…
" Damnation : plus je m'en imprègne, moins je rends honneur à cette pièce. Je devrais m'y prendre avec plus de classe et de délicatesse. De ce fait… Son regard dévia sur le couteau en main de la Démone. Permettez. " Il tendit la main vers l'objet de sa convoitise.
Ce geste n'était absolument pas anodin, il était calculé de sorte à la déstabiliser. Elle ne devrait vraiment pas s'attendre à ce qu'il fût aussi fonceur, étant donné sa position. Néanmoins, cela ne s'arrêtait pas là : Pen'Garleon chercherait vraiment à lui chiper cette lame, d'une part pour renverser le rapport de forces et d'autre part pour évaluer la dextérité de la brunette, qui ne le laissera sûrement pas faire compte tenu du profil qu'il en avait tiré. Même si son intention première restait de s'en servir pour couper le saucisson. Pour être aussi proche de ce tranchant, elle possédait sûrement quelques tours pour s'en sortir, mais lui-même n'était pas en reste côté désarmement. Il ignorait juste encore dans quel état il allait finir. Une nouvelle fois, tout n'était qu'un prétexte pour jouer.
La Démone avait une qualité mais deux gros défauts. En premier lieu, de par sa multiplicité, elle était difficile à cerner. Cependant, ses failles étaient si nombreuses qu'il était facile pour n'importe qui d'en trouver une par hasard. Dans un second temps, trouver l'une de ses failles pouvait la faire phaser un long moment. Il suffisait d'une phrase, d'un mot, d'une situation ou d'une attitude particulière pour qu'elle bascule, des fois plus que d'autres. Cette fluctuation rendait l'ampleur de ses problèmes aléatoires selon la période, ce qui, au-delà du handicap, relevait alors de l'une de ses qualités : elle était difficile à cerner.
Kitoe en était donc au moment où elle phasait. Un véritable pantin en face de son client, qui aurait tôt fait de la cambrioler ou de lui faire du mal si elle ne revenait pas vite à elle. Ainsi, elle resta complètement impassible, que ce fut lors de sa présentation, de l'ingurgitation de son saucisson ou bien face à sa main tendue vers le couteau qu'elle tenait encore fermement comme si sa vie en dépendait. Bien entendu, elle lui avait donné la baguette qu'il avait demandé. Mais la suite... Ellie s'était juste déconnectée. La question avait été une sorte de coup de grâce psychologique qui lui avait cependant permis – enfin – de partir. Du soulagement ou au contraire, de l'inquiétude ? Ellie espérait que Kitoe ne leur ferait pas se taper la honte, voilà tout.
La Démone éclata de rire. Cela aurait été similaire si une statue avait pris vie devant lui : c’était aussi soudain qu'inattendu. Kitoe riait si fort qu'elle se tenait le ventre. Elle n'arrivait plus à respirer et bientôt, elle dut se tenir au comptoir pour ne pas tomber par terre. Manger avec elle ! Ce n'était pas la première fois qu'elle se faisait draguer et elle avait déjà préparé des repas pour des types bizarres qui s'étaient introduits chez elle plus ou moins par effraction. Mais d'habitude, ça n'était pas aussi soudain. Kitoe était très tentée de répondre par l’affirmative, mais son vif changement d'humeur avait toutes les chances de faire fuir l'homme avant qu'ils ne passent au plat de résistance. Ça lui rappellerait sûrement à quel point elle était un extraterrestre au milieu de cette foule de gens normaux et ça la ferait pleurer. Ce n'était toutefois pas cette prévision qui la faisait se sécher les yeux à cet instant, mais bien parce qu'elle riait toujours. Elle dut souffler de grands coups pour enfin se calmer.
-J'ai toujours faim. Finit-elle par répondre d'une voix aiguë, comme si elle recevait les informations en retard et en plus, dans le désordre. Puis, elle déposa le couteau entre eux deux, sur le comptoir. Tiens. Avant de glisser un énorme couteau à pain dans sa ceinture.
Il coupait moins bien que le premier, conçu pour la viande, mais les dents promettaient des blessures sales, douloureuses et qui cicatriseraient mal. Les bras croisés, elle l'invita d'un signe de tête à repasser dans la cuisine.
-Tu veux manger quoi ? Elle lui tourna le dos le temps de rentrer dans ladite pièce. Ah mais non j'suis bête, t'as déjà à manger. Mais je peux préparer quelque chose quand-même, faut que je mange moi aussi.
Elle balaya la cuisine du regard à la recherche d’inspiration, mais elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle voulait. Avec une moue songeuse, elle finit par reporter son attention sur les victuailles que son client – dont elle avait déjà oublié le nom – venait de lui acheter.
-Je sais ! Je vais prendre du saucisson moi aussi !
Lorsqu'elle revint à lui, ce fut avec l’un des fameux bâtons de charcuterie. A l’aide de celui-ci, elle se pointait elle-même. Elle avait l'air plutôt fière et contente d'être avec lui maintenant. Après tout, il avait eu le mérite de ne pas entrer par effraction et de demander poliment sa compagnie. Ce qui était rare de nos jours.
-Kitoe. Contente que ça vous plaise. Comme souvent, elle alternait maladroitement entre le tutoiement et le vouvoiement avec les inconnus. Ils en font pas du bon chez les Réprouvés ? Parait qu'ils en mangent tout le temps.
Elle n'y était pas encore allée pour vérifier par elle-même, mais un stage de charcuterie au sein de ce peuple hautement communautaire, chaleureux et ouvert d'esprit devait être très formateur. D'ailleurs, peut-être que cet homme connaissait des gens ? Toute occasion était bonne à prendre lorsqu'il s'agissait de se faire un réseau.
-Venez, on va s’installer dans le salon.
Ce serait tout de même plus confortable pour déguster.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Du rire, un danger. Aussitôt l'éclat tonné, Pen'Garleon initia ce qu'il pensait ne jamais avoir à faire : se raviser. Fuir était une preuve de faiblesse, un manque clair de courage et de risque. Malgré tout, son instinct avait été plus fort ; pas celui du Démon, plutôt de la personne en elle-même, son essence primaire. Il faisait face à une anomalie sur pattes qui lui ferait presque – vraiment ? – croire qu'il avait affaire à une autre bouchère, comme soudainement. Les cartes étaient rabattues, les fameux rapports de force plus nébuleux que jamais. On ne plongeait clairement pas sa main dans une jarre d'araignées sans s'y préparer. Alors oui, il avait bel et bien figé son geste et un brin reculer ses doigts malgré lui. Par l'Œil, qui était-elle ? Pourquoi le rendait-elle si fébrile, tant décontenancé par ses agissements ? Toutes les Démones qu'il avait croisées jusqu'alors ne lui procurait pas autant d'incertitudes. Il ne se sentait pas plus en danger qu'avec Norcadès par exemple, toutefois cette bouchère doublée de boulangère – à noter qu'il aurait pas mal à apprendre dans ses cuisines – l'intriguait tant. Cela le rendant encore plus vorace, son seul œil visible se raccrochait à elle tel un harpon. Qui es-tu ? Elle le rendait fou.
" Merci. " C'était la moindre des choses pour avoir réclamé ce couteau, cet instrument propre à la maîtresse des lieux.
Alors qu'il coupa de point trop fines parts, le Démon lui offrit toute son attention. Il n'avait pas besoin de jauger son propre saucisson pour se servir, pour un Réprouvé c'était un geste automatique qu'on pouvait réaliser les yeux bandés. Un peu comme pisser debout. Du moins, c'était ce que disait son père adoptif de l'époque. Néanmoins, de la part d'un médiocre barbier, Pen'Garleon n'avait décemment plus aucun conseil à retenir. Il n'était plus de ce monde pour lu en asséner de toute manière ; des conseils ou des coups. Ainsi, le Mādiga étudia tout du long cette fameuse anomalie. Sa voix soudainement changeante, son comportement imprévisible, cette jovialité tranchant avec sa carapace de taciturne. Il avait été un adepte du déguisement auparavant – et l'était en réalité toujours – ainsi au fait des règles du jeu, il lui suffisait de s'adapter. Telle une nouvelle et bonne rencontre.
" Eh bien, si… tu veux – lui, il s'était décidé sur le tutoiement – j'en mangeais tous les jours. Cette habitude semblait encore lui coller à la peau. Il n'y a rien de déconnant : l'eau des Réprouvés, c'est la bière. "
Dans ses filets, Pen'Garleon cessait de se débattre et la suivit dès la première invitation. Il ne se sentait plus autant méfiant que tantôt, il avait encore de la ressource. En quelques pas soutenus, il traversa la cuisine avec elle et découvrit cette face cachée de la façade. Encore tout près de la porte du salon, il l'observa brièvement et remarqua une autre cuisine, plus personnelle. Un escalier qui montait à l'étage – un autre descendait depuis les cuisines, sûrement le garde-manger – et il nota enfin cette porte de sortie à l'arrière.
" C'est… inattendu. Il s'aventura davantage dans la pièce, l'étiquette du client ayant disparu de ses épaules. Mais plus confortable. Il croqua dans le saucisson, se remémorant son nom : Kitoe. La prochaine fois, je me rappellerai de cuisiner pour toi. Je ne garantirai pas que ce sera bon, mes seuls clients, si je puis dire, furent des laquais de Bouton d'Or. Il leva l'œil au ciel, un souvenir de retour. Cela dit, il y avait la Coupe des Nations chez les Déchus qui était dédiée à la gastronomie. On m'y a envoyé, moi, de tous les Réprouvés des quatre régions. Ce devait être un signe avant-coureur. Une fois l'information assimilée, il lui prodigua le dénouement. Ne me porte pas trop d'espoir : je n'ai fait que regarder le podium, pas le fouler. "
Ce jour-là, le borgne n'eût pas vocation à gagner les honneurs. C'était simplement amusant, de se retrouver sous les apparats d'un champion. Puis, il y avait son ex-femme parmi les concurrents, ce qui laissait une bonne idée sur ce qu'il avait pu enfourner. Avalon ne dérogeait pas à son titre de Cité des Plaisirs.
" Derrière ton comptoir, tu ne maniais pas le couteau comme une bouchère. Il exhiba la fameuse lame qu'il lui avait prêté, réitérant le doigté qu'Ellie usait. Ces mouvements, ce sont ceux d'une tueuse aguerrie. J'en sais quelque chose. Un Démon tuait forcément, l'appel du sang était inhérent sous le regard de l'Œil. Pour autant, chacun avait sa manière, un savoir-faire bancal ou une expertise avérée. Est-ce que je me trompe ? " De sa part, ce ne serait pas étonnant : il sentait qu'elle pouvait encore le surprendre.
Le Deiddrenth ignorait si, par cette déduction, il arpentait un sentier de ronces. Il était juste curieux de la réaction de cette Kitoe. Malgré tout, vicié jusqu'à l'os, son esprit focalisait toujours sa ligne de mire sur la faim véritable.
" Attends. Il se figea volontairement. On a un souci. Théâtral, il laissa planer le doute, jusqu'au dessin de son sourire goguenard. Tu as pensé à ton dessert ? " Le sien était tout désigné et il n'avait fichtrement pas besoin de le lui confier de vive voix : les regards suffisaient.
-Je bois assez peu d'alcool, j'avoue. Je n’ai pas de bière, mais j'ai du vin dans ma cave. T'en veux ?
Par défaut, elle ne s'y connaissait pas très bien – les cuvées, les châteaux, les cépages… la seule chose qui l’intéressait était leur association avec ses viandes – mais elle était certaine qu'elle trouverait une bouteille qui saurait accompagner leur charcuterie à la perfection. S'installant à la table à manger, Kitoe coupa quelques tranches de son propre saucisson. Un geste de la main balaya les modestes propos de son invité.
-Je ne suis pas difficile.
Ce qui était vrai. Elle était même une très bonne vivante. Même si elle essayait personnellement d'exceller en cuisine, les plats les plus rustiques lui allaient aussi bien. Elle exprima sa surprise.
-C'est déjà bien, moi aussi j'aurais aimé y participer à cette épreuve. Le candidat qui nous représentait était minable. Je l'ai rencontré d'ailleurs.
Ce qui était assez ironique, c'était que ce dernier était entré chez elle par effraction peu de temps après. Si elle avait d’abord été furieuse et particulièrement méfiante, elle avait fini par l'inviter à manger chez elle, lui aussi. Cependant, la Vile espérait que ça ne se terminerait pas de la même façon avec Peine’truc. Si elle devait lui accorder une chose pour le moment, c’était que son égo n’était pas aussi démesuré. Ce qui était beaucoup plus agréable.
-Eh ben c'était un vrai connard.
Elle lui aurait bien proposé d’aller le tuer, mais elle ignorait où… comment s’appelait-il déjà ? Seb de son surnom de faux nom. Bref... Elle ignorait où il se trouvait. A tous les coups, il était déjà mort et ce serait bien fait pour lui. Après tout, un si long silence pour grande gueule pareille qui avait promis de la revoir un jour, ce n’était pas bon signe.
Le seul fait de se souvenir de l’énergumène avait suffi à assombrir la mine de la jeune femme. Il l'avait fait passer par tous les états à l'époque. Une ordure. Mais c'était ce qu'on attendait d'un Démon. D'ailleurs, maintenant qu'elle y pensait, il lui avait donné un sachet de drogue. Kitoe l'avait entreposé dans un coin et n'y avait pas retouché depuis. Peut-être devrait-elle faire quelques expériences avec un jour. Elle avait commencé à toucher à ces substances pour soutenir les Vampires durant leur guerre contre les Evershas – qui l'avait au passage positionnée dans ce camp à cause de ce même connard, c'était dire... – et cela avait donné des résultats intéressants, pour ne pas dire prometteurs.
La Démone enfourna plusieurs tranches de saucisson.
-Hm non, c'est pas faux. Elle avait la bouche pleine, mais elle se dépêcha d'avaler pour continuer. Mais les Démons qui ne tuent pas, c'est plutôt rare.
Ce n'était pas la première fois qu'on lui faisait ce genre de remarque. A chaque fois, elle réagissait différemment, car elle associait directement ses homicides à son régime alimentaire controversé. Les habitants de l'Enfer avaient heureusement pour coutume de perpétrer les pires horreurs, ce qui l'épargnait généralement de scandales trop tonitruants. Tout dépendait du ressenti qu'elle avait avec la personne. Si Ellie avait encore été là, elle aurait sous-entendu quelques menaces pour l'éloigner d'elles et pour avoir l'air aussi effrayante qu'une tueuse de série – ce qui était plus ou moins son rôle dans le système. Kitoe était plus détachée. Oui, elle tuait. L'inverse aurait été louche, non ?
-Toi aussi tu tues. Rétorqua-t-elle. Enfin, t'es pas devenu un Démon pour rien.
Elle posa son menton dans sa main. Ses yeux, rivés vers un coin du plafond, se plissèrent légèrement. Elle était prise dans une intense réflexion.
-A moins que tu fasses partie de ceux qui torturent ? Ou qui violent ?
Elle était vraiment curieuse de savoir maintenant. L'expérience des autres étaient toujours bonne à prendre. L'inspiration était partout, cela valait aussi lorsqu'il s'agissait de répandre le Mal. Kitoe abattit le plat de sa main contre la table, faisant plus de bruit qu'attendu. Elle se redressa vivement. Ses yeux grands ouverts brillaient comme si elle venait d'être frappée par l'illumination.
-Le dessert ! Bien sûr !
Elle décocha un sourire complice au Démon. Celui-ci avait l'air amusé, et ça l'amusait à son tour. Leurs regards suffisaient ; elle avait compris. Kitoe aimait bien cet homme. Elle quitta sa chaise d'un bond.
-Je reviens tout de suite. Gloussa-t-elle en disparaissant dans la cuisine.
Elle avait envie de tester de nouvelles choses dernièrement. Des choses ambitieuses que tout le monde ne se tentait pas à faire. Elle était un peu nerveuse de proposer cela à un parfait inconnu – en plus, elle ne connaissait pas les goûts des Réprouvés en la matière – mais au moins avec un avis aussi extérieur, elle serait fixée. Quand la Vile revînt dans la pièce de vie, ce fut avec un plat dans les mains.
-C'est mon premier pavlova, je sais pas si tu connais. Elle déposa la pâtisserie à côté de lui pour lui montrer. A l'extérieur c'est de la meringue, dedans c'est de la crème chantilly et ensuite, tu mets des fruits par-dessus. J'ai mis des fraises, des kiwis, des framboises... Comme ça, il y a un peu de tout : du croquant à l'extérieur, puis du fondant, et enfin du juteux...
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Il objecta à son offre, balançant sa main à la négative.
" Ça ira pour le moment. Réservons la boisson pour une occasion spéciale. " En partant du principe qu'il y en aura une, mais Pen'Garleon était un sacré optimiste quant à ses desseins.
Au fond, au-delà de toutes ambitions, le Démon commençait à s'attacher à cette Démone. Elle était imprévisible et talentueuse, elle possédait sa propre emprise sur une partie pas moins modeste des Enfers, elle était plus expérimentée que lui en la matière… Et de surcroît, elle l'amusait. Oui, il se disait que ce ne serait pas si mal de la côtoyer plus souvent. Faire de même avec sa proche famille démoniaque ne lui plaisait guère, surtout si c'était pour satisfaire les désirs patriarcaux de Neorim Deiddrenth. Avec cette idée de vin, il se promettait à lui-même de retourner faire des achats au Goût de l'Idéal. L'aspect nunuche, finalement, le décontenançait moins.
Religieusement sage, le borgne l'observa mentionner ce fameux Diable qui avait représenté les siens durant cette fameuse Guerre du Goût. Étant donné la tête que Kitoe tirait, ce candidat n'avait pas l'air de l'avoir enchanté. De son côté, il ne se souvenait pas de toutes les têtes à Avalon. Il y avait son filleul Priam et sa compagne de l'époque, et c'était bien tout ce qu'il lui importait. C'était au moins amusant. Avalon était vraiment une cité amusante… Pour la peine, il s'enfila une bonne portion de saucisson.
" On ne peut pas faire partie des trois à la fois ? " Sourit-il, mystérieux.
Il lui semblait bien qu'un Démon pouvait posséder plusieurs casquettes, selon son adéquation avec les Péchés. Contrairement aux Déchus, par exemple, qui ne se cantonnaient qu'à un unique Vice. Malgré tout, il se doutait bien que ce n'était pas à la portée de tous de jouer sur plusieurs fronts. Être puissant sur un terrain ou tout juste moyen sur plusieurs, telle était la question.
" Disons que, pour résumer… je suis un Démon qui expérimente. Il aimerait bien lui faire découvrir un somptueux laboratoire, cela lui donnait une nouvelle raison de s'y coltiner. Torturer, violer, j'ai aussi fait ça durant ma déchéance. Mais de ce que je me souviens, c'était plus par esprit de vengeance. Le Réprouvé d'antan voulait faire payer les siens et ça a donné… [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] Moi. "
Issu de Kāma, il serait sûrement destiné sur la voie de la Luxure. Ceci n'était pourtant pas inscrit dans le marbre : rien ne disait qu'il fréquenterait à nouveau l'Asmodée, peut-être préférait-elle sa Bipolarité perdue, et rien ne le pousserait à suivre les préceptes des Deiddrenth. Il était libre et c'était une drôle de manière de visualiser le concept. Tuer, torturer, violer… Non, cela ne lui ressemblait tellement pas. Ces finalités ne l'intéressaient pas, c'était le fait d'ancrer ces actes dans une plus grande expérience qui le faisait embrasser les Vices. Avec une telle vision théâtrale, son rôle s'avérait bien plus attrayant.
" Pour ton cas, je remarquais surtout ton habileté. Un doigté des plus prestes, aussi utile pour une bouchère que pour une assassine. " Son ton était sincère, après tout cette Démone avait réussi à le rendre parano avec cette histoire de couteau.
Kitoe était rentrée dans son jeu. Et à son tour, Pen'Garleon se sentait prêt à en faire de même. Parce que ce coup-là de se ramener avec un véritable dessert entre les mains, avec cette présentation aussi passionnée qu'ironique, le Mādiga aurait bien pu finir par rire aux éclats. Elle l'amusait tellement que ce ne serait que respectueux de sa part de poursuivre la démarche. Accoudé à la table, il se pencha en avant pour étudier le fameux pavlova. Outre l'exercice entre ces deux-là, le procédé de naissance de ce dessert-ci l'intriguait.
" Merveilleux, de nombreux aspects pour un si beau gâteau. Il releva le regard sur elle. Tu aurais fait sensation à la Coupe, les Déchus raffolent du sucré. Ça me rappelle que j'avais fait un parmentier de cabillaud à la crème de choux. Tu sais comment je l'ai présenté au jury ? Il laissa planer un silence, susurrant alors l'incroyable révélation : L'Aodh Baran, parce qu'il avait l'air horrible. "
En se redressant, sur son visage se lisait son envie d'agrémenter cette plaisanterie d'un franc éclat emplie de fierté. Il ne prenait aucun risque à discréditer leur Souverain en place, pour la simple raison que les Démons de leur acabit se contrefichaient royalement de sa tronche. Surtout lui, l'Original de ce sosie raté. Malgré toutes ses tares, Pen'Garleon admettait que le Réprouvé avait eu ses bons côtés. Grâce à sa renaissance, il avait pris soin de conserver toutes ces pépites.
" Les desserts, ce doit être le point noir de mes connaissances culinaires. Il lui tendit la paume, comme s'il l'invitait à danser. Tu me montrerais ? Comment on obtient à la fois du croquant et du juteux ? Une lueur traversa son iris. Il doit y avoir des gestes techniques que seule une Démone comme toi est à même de reproduire. Il se massa la barbiche, foncièrement racoleur. Je serai curieux de les imiter et d'étudier le résultat final… Dans un geste absolument pas discret, il fit glisser sa main en direction de la sienne sur la table, avant de se raviser au dernier moment pour s'emparer de l'une des cuillères à disposition. Après avoir déguster ton œuvre. "
Il voulait vraiment goûter, assouvir toutes ses faims, le tout à la fois.
Kitoe ricana. Il marquait un point, elle n'aurait pas dû catégoriser leurs crimes de la sorte.
-Oh si, on peut faire partie des trois. Plus t'en fais, mieux c'est.
Chacun avait tendance à se garder une spécialité. Pour sa part, Kitoe n'était pas très branchée viol, même si elle était tout à fait capable de propager de tels actes. Elle préférait de très loin les blessures physiques, celles où elle écorchait la chair et broyait des os. Même lorsqu'elle s'adonnait à de la torture psychologique, il y avait souvent une dimension physique, comme le massacre d'une victime sous les yeux d’un proche ou des actes forcés de cannibalisme.
-Oh. Je vois. Elle voyait même très bien. J'aime bien expérimenter aussi.
Elle lui sourit. Souvent, ceux qui expérimentaient et se définissaient comme tels étaient considérés comme les plus fous d'entre eux, là où les autres ne se contentaient que de perpétrer des massacres brutaux, sans réfléchir une seule seconde à la manière dont ils pourraient pimenter leurs actes. Il s'agissait également des plus ouverts d'esprit, ceux pour qui l'innovation ne faisait pas peur. Ses propos lui donnaient une bonne raison de sympathiser avec lui. Néanmoins, elle était curieuse de savoir à quel point il était prêt à expérimenter.
Kitoe laissa courir un silence. Elle ne lui donnait pas tort sur sa capacité à tuer. Elle était flattée qu'il remarque, même plus : qu'il fasse l'éloge de sa technique. Et dire qu'il en avait vu si peu. Lui montrerait-elle un jour ? Son cœur et sa bonne humeur lui disaient que oui. La raison et l'habitude des mauvaises expériences lui préconisaient d'attendre encore. La Démone était coincée entre les deux possibilités. Pour le moment, attendre était la meilleure option. Toutefois, rien ne disait combien de temps elle pourrait tenir. Lorsque sa passion la dévorait, elle ne pouvait plus la retenir.
-J'ai atterri ici en tuant. Finit-elle par admettre.
Par vengeance et par psychose au départ, puis parce qu'elle avait drôlement pris goût à cette folie meurtrière. Détruire lui donnait un sentiment de pouvoir comme rien d'autre ne pouvait le lui donner. Kitoe avait beaucoup tué, de plein de manières différentes, armée ou à mains nues et sous tous les états d'esprit qu'elle se connaissait. Elle avait manqué de crever presque autant de fois. Mais à force, elle avait fini par connaitre les gestes qui lui permettaient d'échapper à la Mort. Le plus important d’entre eux s'appelait la Chance de Bâtard, mais elle estimait que si cette force intervenait régulièrement dans sa vie, c'était qu'elle était sur la bonne voie.
-En tous cas merci, ça fait plaisir d'être remarqué à sa juste valeur. Souvent, les gens ne font pas attention aux détails.
Elle s'incluait dans les gens ne faisant pas attention aux détails. Kitoe avait une forte tendance à ne pas être très concentrée lorsqu'il ne s'agissait pas de tuer ou de faire des gâteaux. D'ailleurs, elle avait déjà oublié qu'elle l'avait plus ou moins menacé au couteau un peu plus tôt. Pour sa défense, c'était de la faute d'Ellie. Kitoe le laissa contempler son dessert.
-Evidemment que j'aurais fait sensation ! C'est pour ça que j'aurais bien aimé participer et que je ne comprends pas pourquoi je n'ai pas été choisie. Je connais les Déchus. Ils auraient adoré.
Les Aetheri avaient une drôle de façon de fonctionner, mais elle était persuadée que l'autre abruti avait été sélectionné exprès pour qu'ils perdent. Ce qui n’était vraiment pas cool, c'est que ce genre de choses n'aidait pas à arranger leur image. Or, les Démons avaient perpétuellement besoin de renvoyer une bonne image. C'était l'essence même de leurs affaires. Kitoe rit. Elle appréciait l'humour de l'ancien Réprouvé. A vrai dire, il était si différent de l'image qu'elle se faisait d'Aodh qu'elle avait failli oublier qu’il ressemblait à celui-ci.
-Donc tu es cuisinier ?
Elle adorait rencontrer de nouveaux confrères dans le domaine de l'alimentaire. C'était à chaque fois très enrichissant, et ça élargissait les relations commerciales autant que les inspirations culinaires.
-Bien sûr, je peux t'apprendre !
Elle adorait aussi quand on la comprenait. C'était tellement libérateur. Pen'Garleon n'avait de cesse d'augmenter son capital amitié. Kitoe était tellement enthousiasmée par cette rencontre qu'elle s'était mise à sautiller sur place.
-Le secret, c'est l'équilibre entre les fruits et la meringue. Il faut des fruits mûrs à point et cuire la meringue juste comme il faut. Ça se joue au jour pour l'un et à la minute pour l'autre, alors il faut prendre tout ça très au sérieux. Concernant les gestes, je pense que tout le monde peut le faire. Il faut juste mettre la bonne dose de sucre et avoir une certaine poigne pour battre les œufs en neige facilement.
Elle adorait parler de ses passions. Cependant, c’était là qu’elle avait tendance à tout prendre au premier degré. Elle entendait bien le ton particulier de l’homme, mais ça ne lui traversait pas l'esprit.
-Tu veux qu'on fasse un autre pavlova ensemble ? Il me reste quelques ingrédients dans la cuisine alors ça ne devrait pas poser de problèmes. Avec tes bras, tu pourras monter les œufs en neige facilement. Et la crème aussi, on n'oublie pas la chantilly !
Les mires glissèrent en même temps que la main de l'homme, jusqu'à celle-ci. Un éclair traversa ses pupilles et son sourire s'estompa.
-Oh. Oh !
Elle venait de comprendre ses allusions. Elle venait de comprendre qu'elle était à côté de la plaque. Kitoe cacha sa bouche derrière sa main et émit un rire. C'était nerveux.
-Pardon. Je n’avais pas… bref. Elle balaya son embarras d'un geste de la main, puis saisit à son tour une cuillère. D'accord, faisons cela. Bon appétit.
Après avoir servi les parts, Kitoe fit ce qu'elle n'avait pas pu faire dès le début de leur rencontre : l'examiner de la tête aux pieds et estimer sa valeur bouchère. Un rictus satisfait lui échappa. Puis elle fronça les sourcils.
-Tu me feras penser à fermer les boutiques. Ca serait dommage d'être dérangé pendant ce... cours particulier.
Ce qui était con à elle-même parler avec des sous-entendus pareils, c'était que la Démone n’était plus sûre de rien et se perdait toute seule : allait-il se tenter à des avances plus concrètes ; l'avait-elle convaincu de rester sur les pavlovas ; ou à défaut, serait-il son dessert à elle, au vu de sa jolie constitution ? Tout ce qu'elle avait retenu, c'était que les desserts étaient son gros point noir, mais elle ne savait pas encore lequel.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Ils paraissaient semblables, par l'expérience vécue. Kitoe avait tué, Enfer. Il avait tué, Enfer. Seulement, les rouages de ces Terres n'appréciaient pas forcément la tournure de certains meurtres. Il pouvait y avoir des dommages collatéraux, aussi bien matériels que physiques, et surtout psychiques. On pouvait tuer en violant, on pouvait tuer en dansant, on pouvait tuer en riant. L'acte en lui-même ne représentait qu'une si minime partie de l'œuvre. À cause de la culpabilité de sa moitié Angélique, Pen'Garleon n'avait jamais pu entrevoir une telle beauté dans le sang. Les Réprouvés tuaient par pure massacre, aussi insipide que leur propre existence. En tant qu'artistes des lames, le Démon parvenait à se focaliser sur la même longueur d'onde que son homologue. Il respirait bien plus six pieds sous terre, entre les lacs de lave et les smogs de poussières, qu'à la surface où l'hypocrisie et le morne se côtoyaient main dans la main. En ce sens, il adorerait l'écouter conter sa déchéance – et renaissance – mais cela pourra attendre une autre occasion. Peut-être bien dans une poignée d'heures à peine.
" Effectivement. Abonda-t-il concernant son métier, plus officieux qu'autre chose. C'est une reconversion plutôt récente, je dois t'avouer. À la base, je suis alchimiste, et dignitaire mais ceci n'est qu'un détail à Sceptelinôst. Depuis ma plus tendre enfance, je me suis enfilé d'innombrables toxines dont certaines te sont sûrement familières. J'aime bien étudier les réactions, les possibilités… et surtout les résultats. Autant allier l'agréable à l'utile avec le besoin le plus primaire de l'Homme, n'est-ce pas ? Il tendit les bras, impérieux. Et voilà comment j'en suis arrivé à porter un tablier, paré à offrir plutôt qu'à m'accaparer. Il leva l'index, afin de capter davantage son attention sur un point : Je n'ai pour autant pas mis mes talents innés de côté. Un jour ou l'autre, je finirai bien par concocter des plats qui ne serviront pas à nourrir autrui… mais à les dévorer. Ce serait comme un processus inversé, le prédateur qui devient la proie. "
Le Deiddrenth aurait pu continuer sur sa lancée afin de peaufiner son but, néanmoins il se trouvait bien trop passionné sous le regard de Kitoe. C'était elle l'experte dans cette pièce, il ne pouvait guère rien lui apprendre. Faire preuve d'un trop plein d'ambition, de surcroît, lui serait préjudiciable. Pour l'heure, il préférait largement se cantonner à des objectifs plus à portée de sa main de diablotin ; à commencer par elle.
Avec une sincère concentration, il acquiesça à chaque étape de ses explications. La théorie ne servait bien entendu que de support à l'esprit pratique, malgré tout Pen'Garleon prenait un certain plaisir à l'écouter lui dévoiler les secrets de cet intriguant dessert. Kitoe ne se contentait pas simplement de lui lister une succession d'instructions sans âme, et en cela elle glanait une certaine faveur à ses yeux. En vérité, il aurait dû s'en douter, car on ne tenait pas une affaire aux tréfonds des cercles infernaux sans être soi-même terriblement infaillible. Se tenir au sein de son propre territoire devait également la galvaniser pour faire preuve d'autant de jovialité. En tout pour tout, le Mādiga appréciait de plus en plus s'immiscer dans le jeu. Il se contenta d'un signe espiègle face à la prise de conscience de la Démone, nul besoin d'en dire davantage tant qu'elle avait compris. Maintenant, il ne manquait plus qu'à se jauger mutuellement.
" Il n'est pas trop tard pour faire sensation. Il leva la cuillère en sa direction, comme une dague. Permets-moi de prendre la place du jury en attendant qu'on te convoque aux fourneaux de la Coupe. "
Sans plus attendre, il fut le premier à se jeter sur le pavlova. Il lui manquait encore le réflexe d'étudier les différentes couches du dessert, comme un professionnel avisé ou un apprenti aguerri, mais Kitoe lui donnait vraiment trop faim. L'engeance de Kāma ressentait le besoin de contenir cette pulsion du Vice pour ne pas mettre en déroute leur comique valse. Ce serait si con de tout foutre en l'air à ce stade-ci, et il n'était plus Réprouvé pour faire preuve d'une telle bêtise. La fraîcheur de la bouchée s'apparenta à un électrochoc, il ressentait son feu intérieur se tasser et épargner son vil esprit quelques minutes de son impatience. La libération passée, ses papilles se chargèrent alors de lui transmettre un rapport gustatif, et à ses dents et sa langue d'étudier les différentes formes qui bataillaient dans sa bouche. Il n'y avait point besoin de se borner davantage, le résultat était sans appel.
" Eh bien, ce qui est certain, c'est que tu m'aurais ravi. Aussitôt, il esquissa une nouvelle cuillerée et s'accorda avec la Démone sur un franc : Bon appétit. "
Cette dégustation lui paraissait étrange dans un sens, c'était comme si Pen'Garleon se confrontait à son premier vrai dessert depuis longtemps. Il pensait à sa déchéance, sûrement, mais en tentant de se remémorer sa vie Bipolaire, il ne lui venait aucun tel plat. Il faisait sensation, c'était un fait. Qu'il fût bon ou écœurant, la finalité demeurerait foncièrement la même. Le Démon se sentait revigorée, comme si ses nouvelles attaches aux Péchés lui apparaissaient moins lourdes. Un jour ou l'autre, il faudra bien qu'il s'élevât encore plus pour survivre. Il fallait croire que cette surprenante Diablesse lui offrait une première opportunité sur un plateau d'argent.
" Tu me l'as très bien vendu, sur tous les plans. Il constatait lui-même son assiette vide. Je me sens… indigne. Je ne peux en toute décence pas te priver de satisfaction en retour. "
Sa propre dégustation n'était pas prévue, elle fut au moins bien généreuse de lui en donner une part. Son expérience lui avait suggéré qu'il y aurait pu avoir du poison là-dedans, mais il n'avait décelé aucune substance dangereuse. À moins qu'elle ne fût très forte pour le berner sur le goût, et cela, il ne pourrait pas le découvrir par lui-même. Au pire, le Deiddrenth avait bien précisé être du type expérimentateur. En attendant, il avait des œufs en neige à monter.
" Tu travailles seule ici ? Je peux t'assister pour quelques temps, ou juste pour ce pavlova si tu préfères. Il se leva, craqua quelques cervicales et lui fit face. Sache que j'assimile vite… – il se pencha un brin en sa direction – et bien. "
Une suspension. Le borgne songeait à cette singularité, à sa capacité à le surprendre quasiment tout le temps. Cela pouvait paraître déconcertant pour un comédien de son ampleur, mais le défi le rendait d'autant plus avide. C'était vraiment une faim insatiable et brutale.
" Et si tu fermais les portes, pendant que je m'imprègne de ta cuisine ? " De ses installations, de ses trésors, et de sa maîtresse toute-puissante.
Le Démon avait beau être jeune, Kitoe avait conscience qu'une véritable pépite était venue jusqu'à elle en ce jour. Et dire qu’Ellie avait failli de mettre à la porte… La jeune femme ne savait pas encore si c'était de l'or ou un autre minerai mais une chose était certaine : il méritait d'être exploité d'une manière ou d'une autre. Un cuisinier doublé d'un alchimiste... cela sonnait comme la combinaison parfaite, la promesse d’une connaissance absolue sur tous les mélanges et les phénomènes culinaires, et elle trouvait cela fantastique. Elle allait en tirer du potentiel. Du profit. C'était donc décidé : elle ne devait plus le lâcher, quoi qu'il en coûte, quoi qu'il advienne.
-Il faudra que tu m'en dises plus sur les prédateurs qui deviennent proies.
Elle n'y avait jamais pensé et ça semblait être à même de la transcender. Elle adorait ça, ce genre de concept à la fois ignoble et tellement innovant que l’on ne pouvait que le décrire par un "Waouh" ahuri.
-Merci.
Elle était toujours très fière quand on complimentait ses créations. Il avait de la chance elle supposait : comme il s'agissait de son premier essai, elle avait utilisé la recette originale. Mais lorsqu'elle maitriserait parfaitement ce dessert, quelques ingrédients seraient voués à changer. Pas sûr que le goût soit tout à fait le même, surtout au départ. Quand on rajoutait de l'humain, tout était une question de dosage, en particulier dans de tels desserts. Lorsque de la pâte à tarte, à biscuit ou à gâteau était en jeu, le camouflage était relativement facile, par exemple via des assaisonnements. Mais des produits aussi complexes que des blancs d’œuf ou de la crème, c’était travailler sur une échelle quasi-moléculaire, car la texture finale était primordiale et une anomalie au goût se sentait directement.
-Arrête de te mettre la pression comme ça. On est tous indignes de toute façon et on s’en fout.
Ils étaient entre Démons, mais elle avait un bon cœur aujourd'hui.
-Non, je ne suis pas seule. Disons qu'on est deux. Evidemment, la réalité était un peu plus complexe, et elle ne parlait pas ici de ses différents partenaires commerciaux. Toki n'est pas là aujourd'hui. Elle est partie pour refaire les stocks. On se rend directement sur place pour choisir les meilleurs produits. Ici, ce n'est que du bas de gamme.
Le bas de gamme, c'était les esclaves évidemment. Le Réprouvé avait bien choisi son jour pour venir rendre sa petite visite. Kitoe n’aimait pas présenter son Reflet et expliquer leur situation. Elle devait déjà porter seule le fardeau de plusieurs identités ; les doubler rendait les choses encore plus infernales.
-Tu peux m'assister si tu veux, ça ne me dérange pas. Au contraire, je vais pouvoir voir de quoi tu es capable.
Elle lui conseillait d'en profiter. Parfois, lorsqu'on s'immisçait de trop dans son activité, elle avait tendance à rapidement changer d'humeur et d'avis. Elle adorait partager son travail et en même temps, ça la rendait assez nerveuse. Ca pouvait déraper si vite.
-J'y vais de ce pas.
Les deux échoppes fermées, Kitoe retrouva son... potentiel futur collaborateur dans la cuisine. Elle était un peu stressée à l’idée qu’il fouille dans ses affaires, bien qu’il n’y eût rien de compromettant ici. Cette partie-là de son activité de trouvait dans la cave.
-Comment se passe ton imprégnation ?
Au passage, elle ne put s'empêcher de prendre un nouveau couteau dans son service. Ce n'était pas pour le menacer, c'était juste... comme instinctif. Le fait d'avoir fermé lui donnait probablement l'impression de l'avoir mis en cage, pris au piège comme elle aurait pu le faire avec l'une de ses nombreuses victimes. Pourtant ça n’était pas son intention. Kitoe avait sincèrement pensé tout ce qu'elle lui avait dit et maintenant... elle sentait une autre part d'elle s'éveiller. La jeune femme posa une main sur son avant-bras.
-Tu préfères monter quoi en neige ? La crème ou bien les œufs ? La meringue est plus facile à faire que la chantilly si tu veux mon avis.
A voir s'il prenait cela comme une question d'égo. La Démone passa derrière lui et sa main glissa contre son dos. Ses dents mordillèrent sa lèvre inférieure : bonne constitution. Elle s'éloigna pour lui présenter tous les ingrédients nécessaires à la réalisation du dessert. Elle ne remarqua qu’à ce moment-là qu'elle s'était armée.
-Le couteau, c'est pour couper les fruits.
Elle s'en sépara. C'était un couteau de boucherie. Évidemment que ce n'était pas pour couper les fruits, mais elle se voyait mal lui dire qu'elle avait eu le réflexe de songer à le couper en morceaux pour le bouffer.
-J'ai des kiwis et des fraises, mais on peut changer et mettre des fruits rouges par exemple. Ou des fruits exotiques.
Il devait lui rester un ananas et une mangue quelque part.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]La manière d'introduire cette soi-disant "Toki" lui apparut étrange. Kitoe aurait pu tout bonnement se contenter de préciser qu'il y a bien une seconde Démone, sans fioriture. Mais ses choix de mots, c'était comme s'il manquait des éléments primordiaux… Penpen fit en sorte d'éviter de se noyer dans une trop profonde perplexité. Il se prenait peut-être trop la tête, après tout le comportement de Kitoe n'était pas ce qu'il avait rencontré de plus banal. Était-ce une once d'instinct qui le rendait si méfiant ? Quoi qu'il en soit, elle n'avait guère de raison de lui mentir sur l'absence de Toki. Ils étaient donc bien seuls, et à présent livrés à eux-mêmes depuis que le déclic du verrouillage s'était fait entendre jusqu'ici. Une bonne idée ou un arrêt de mort imminent, cela n'avait aucune fichue importance en l'état : Pen'Garleon prenait son pied. Revêtir la toque de chef d'une boulangerie au beau milieu des Enfers, c'était une expérience si grisante qu'il acceptait avec une joie inconsidérée tous les risques. Plus que de s'improviser pâtissier des plus novices, le Démon observait avec une attention toute particulière l'évolution sociale avec la Saraṇi. Allait-elle le suivre dans cette parade nuptiale, dans cette délirante aventure ? Allait-elle abuser de son emprise sur le lieu pour renverser toute la cadence ? Devra-t-il finir par lutter et se contenter de la violer pour épancher sa faim ? Les possibilités se multipliaient dans la caboche du Démon, qui se rappela aussitôt qu'il devrait se concentrer tout entier sur l'imprégnation de son environnement. Plus que de faciliter sa potentielle intégration, ce court instant lui offrait l'opportunité de dresser ses sorties, ses points d'intérêt. Techniquement, Kitoe ne revêtait plus la casquette professionnelle maintenant qu'elle avait fermé la boutique, ce qui voulait dire qu'avec une certaine satisfaction, Pen'Garleon se retrouvait à côtoyer la Démone dans sa plus véridique authenticité.
" Tu es largement plus équipée que ma piteuse cuisine de Sceptelinôst. " C'était même trop beau pour être vrai.
Kitoe s'était montrée vive, Penpen aurait préféré un peu plus de temps pour vraiment étudier toute la pièce. Hélas, il se contentera des quelques ustensiles repérés pour leur escapade culinaire. Aussi loin que remontait sa mémoire, il ne se souvenait pas d'avoir cuisiné aux côtés de quelqu'un d'autre… Un fragment de migraine le démangea dans un coin de son crâne, comme s'il omettait un fait. Enfin, il secoua la tête et préféra s'en retourner vers sa nouvelle camarade ; s'il avait oublié, c'était que ça ne devait pas être important.
" Comment es-tu parvenue à acquérir tout ça ? Tu as récolté les fonds à la sueur de ton front pour acheter le terrain ou tu as buté l'ancien propriétaire ? " Les deux techniques se valaient, aucune n'était à dénigrer pour des Vicieux, d'autant plus de la part d'un ancien Réprouvé.
Le Deiddrenth notait bien que Kitoe se montrait soudainement plus tactile, à croire que ses tentatives de séduction avaient porté ses fruits. Ou alors – ce qui était plus probable – elle se montrait plus à l'aise avec son vis-à-vis puisqu'elle contrôlait toute leur valse maintenant. Malgré tout, Pen'Garleon ne se laissa point déstabiliser et montrait déjà des signes de motivation en rassemblant les bols et ingrédients qui serviront à sa tâche.
" Autant ne pas trop tenter notre Diable alors. Affirma-t-il en s'emparant des œufs. Tu peux me monter la crème ou me laisser faire, c'est toi la cheffe. " Il tâtonnait, cherchant à savoir si elle lui accordait un certain seuil de confiance pour cette recette ou si elle préférait ajouter sa propre touche pour s'assurer d'un résultat adéquat. Un double sens ? Toujours.
Son choix porté sur la meringue n'était pas anodin : séparer le blanc des œufs requérait un certain doigté que ses confrères Bipolaires ne possédaient pas. En exécutant ce geste avec précision et habileté, Pen'Garleon montrait à Kitoe que ses paroles portaient une dose de véracité. Sans cafouiller, il réunit les blancs dans un bol et ajouta une pincée de sel, avant d'entamer l'étape cruciale : le battage. Il souffla du nez, comme s'il allait charger un taureau la tête la première, et usa de sa force héritée des Zaahin pour non pas briser les os de ses ennemis, mais juste monter des œufs en neige. Parcimonieux, il rajouta par deux fois le sucre et la texture finale lui semblait plutôt satisfaisante. Le four était encore opérationnel et il en profita bien évidemment pour laisser ce joli cercle prendre un bon coup de chaud pendant au moins une heure.
Pendant ce temps, il s'approcha de la Démone et, sans sommation, glissa sa main sur sa hanche pour l'attirer contre la sienne. Il ne se montrait pas vorace – pour le moment – il appréciait avec simplicité leur alchimie. De son autre main, il était allé chercher le fameux couteau pour les fruits, une idée bien précise en tête maintenant que Kitoe lui avait exhibé ses réserves.
" Et si on tentait un pavlova à la mangue… et au citron vert ? Avec l'acidité comme exhausteur de goût, leurs papilles pourraient être ravies. On expérimente. " Rappela-t-il avec une lueur défiante dans l'œil, un sourire narquois.
Sur le coup, il fut tenté de raffermir son emprise sur sa hanche mais… une toute idée lui était venue. Sans la lâcher, il déposa le couteau sur le plan de travail et le fit glisser jusqu'à la main de la Démone, sans pour autant le lui donner entièrement ; au contraire, quelques-unes de ses phalanges cherchaient à inviter la Saraṇi à saisir le manche avec lui. Dans la continuité, il s'était un chouïa décalé de sorte à se retrouver derrière elle, son menton dépassant de peu son oreille. Cherchait-il à l'emprisonner ou à la provoquer ? Dans tous les cas, Pen'Garleon étudierait ses réactions avec intérêt.
